Enfin une clairière dans la pensée française de notre temps ! Pour rendre intelligible notre époque, on dispose fort heureusement d’ouvrages tels ceux de Jean Claude Michéa ou bien encore de Bernard Vasseur [1] qui, parmi d’autres, débroussaillent si bien ce terreau qui compose aujourd’hui notre société voire notre civilisation. Mais force est de constater qu’avec L’individu qui vient après le libéralisme, le philosophe Robert-Dany Dufour fait œuvre globale. Ainsi donne-t-il, par exemple, à comprendre pourquoi les peuples européens se tournent aujourd’hui lentement mais sûrement vers l’extrême droite et, concomitamment, comment les gauches sont idéologiquement siphonnées par le Marché.
Le propos de son dernier livre consiste en un déchiffrement de l’histoire de la culture dans laquelle s’origine la civilisation occidentale. Et pour lui, la postmodernité dans laquelle nous évoluons depuis plus de trente ans n’est pas dominée par l’individualisme, mais bel et bien par l’égoïsme grégaire tout droit sorti des leçons dispensées par le père du libéralisme, Adam Smith. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher » enseignait le philosophe de Glasgow, « du marchand de bière, du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils portent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ». De la sorte, de plus en plus nombreux sont nos contemporains qui, livrés à leurs pulsions, littéralement guidés, aliénés par le Marché, vivent dans « nos démocraties de marché » aux antipodes de la philosophie des Lumières et de l’idée de dignité formulée par Kant : « Tout ou bien à un prix ou bien une dignité – on peut remplacer ce qui a un prix par un équivalent : en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité. » Si, en dépit de véritables et heureuses libérations, les idées héritées des Lumières sont aujourd’hui battues en brèche et que gagnent le mercantilisme et le nihilisme, il convient, selon Dufour, d’en chercher les causes dans le passage de « l’ancien régime du Père avec ses Commandements répressifs » au « nouveau régime du Fils avec ses injonctions à la puissance du Marché. »
Et l’auteur de définir le corpus et la problématique de son étude comme suit : « Le système initial, sur quoi nous allons donc réfléchir, c’est celui du grand récit prévalant en Occident, dans ses deux formes majeures : celle du grand récit monothéiste venu de Jérusalem et refondé à Rome et celle du grand récit du Logos venu d’Athènes. Soit donc rien de moins que les deux grands récits constitutifs de la métaphysique occidentale. La question que nous nous posons est simple : comment ces deux formes de discours, comment ces deux systèmes narratifs anciens, ont-ils été renversés. »
C’est dans la première partie, sans doute la plus forte, intitulée Le marché comme récit dominant de l’époque postmoderne que le philosophe dissèque ce double renversement, avec notamment la levée de l’interdiction par Calvin du prêt à intérêt à ses coreligionnaires doublée de celle de la pléonexie (le désir d’avoir toujours plus) par la morale de l’époque. On se convainc, à la lecture de Dufour, que nos racines occidentales sont effectivement chrétiennes de la même manière qu’il y a une origine théologique de l’économie libérale. Dans la séquence Levez l’interdit moral et vous aurez de bonnes chances d’obtenir le capitalisme, l’auteur note que « si le capitalisme ne surgit pas dans les lieux et périodes où les conditions matérielles sont réunies, c’est que, à coup sûr, elles ne sont pas suffisantes. Il manque la condition morale. Il faut, de surcroît, que l’interdit moral de la pléonexie pesant sur toutes les cultures soit levé. Or il le fut quelque part. On sait où : ce fut dans les régions et les milieux touchés par les pensées issues de la connexion janséno-calviniste au XVIIIe siècle ». L’aboutissement, on le connaît pour partie : « C’est ainsi que, deux siècles après l’instauration du régime pléonexique et surtout depuis l’accélération des trente dernières années, la Terre n’en peut plus. » et d’ajouter « Bref, la pléonexie produit non seulement un désordre dans les règles du vivre-ensemble, mais aussi, et c’est peut-être encore plus grave, ce qu’on pourrait appeler un dérèglement (non naturel) de la nature dans laquelle nous sommes insérés. »
Dans une deuxième partie Ni divin Marché ni grands récits, Dufour s’attache aux aspects symboliques et sociétaux. Là, dans Quitter le Père pour le pire, il affronte l’opinion libérale- libertaire, façonnée par la postmodernité. Là, toute une partie de la gauche, devenue pro-permissive, est montrée en flagrant délit de volonté de doubler le Marché sur sa gauche, tentative vaine et pathétique car le Marché, qui fait de l’homme un auxiliaire, possède toujours une longueur d’avance. D’aucuns considèrent comme secondaires voire réactionnaires la distinction entre répression nécessaire et répression indue. Celle-ci correspond pourtant à la réalité de la construction du sujet dans la civilisation occidentale. La soustraction de jouissance est bien à la base de la notion de personne, qu’elle soit d’origine religieuse ou le résultat d’un contrat entre les hommes et ce, jusqu’à l’invention du surmoi. Les exemples pris dans l’actualité, les renvois à Lacan, la lecture innovante de Freud, apportent un sérieux éclairage sur ce qui se joue sous nos yeux quant à notre devenir anthropologique. Cela, cette maîtrise de l’histoire du symbolique, nous place très au-dessus des médiocres productions intellectuelles, médiatiques à l’image de celles de Michel Onfray longtemps promotionné par la gauche radicale et pérorant dans les colonnes du Monde ou sur les ondes de France Culture…
La troisième partie, La postmodernité : autopsie d’une libération en trompe l’œil, autorise, semble-t-il, les progressistes, à l’instar de Pasolini, à avancer l’idée que le fait de conserver n’est pas réservé qu’aux seuls conservateurs ou réactionnaires. Thèse récemment exposée par Jean Claude Michéa dans Le complexe d’Orphée [2] . Tout l’ouvrage de Robert-Dany Dufour est une invitation en même temps qu’une incitation à résister à la toute-jouissance promise par le Marché, condition sine qua non pour ouvrir une perspective viable.
A ce propos, il écrit : « Or, pour résister, il faut être révolutionnaire autant que conservateur. Le tout est de savoir où être révolutionnaire et où être conservateur. Avançons la réponse suivante : il faut être révolutionnaire pour se débarrasser des commandements qui assujettissent encore l’autre et il faut être conservateur parce qu’il est urgent de conserver, voire de restaurer les commandements de prohibition de la pléonexie qui détruisent aujourd’hui la culture. Autrement dit, poursuit-il, il n’est pas question pour nous ni d’accepter comme les vrais néoréactionnaires toutes les répressions (la répression nécessaire, plus les surrépressions additionnelles), ni de les rejeter toutes à l’instar des nouveaux « actionnaires », comme cela fut au programme, dès ses prémices, de la philosophie de la période postmoderne. Nous revendiquons donc de pouvoir faire le tri, de façon à nous débarrasser des répressions additionnelles indues tout en consentant à la répression nécessaire. C’est cela être résistant. »
Cette manière de voir peut paraître à certains trop simple voire simpliste. En fait, l’auteur de L’individu qui vient après le libéralisme appelle à quitter, à dépasser la construction philosophique à la base de la postmodernité.Ainsi, estime-t-il : « L’enjeu, c’est tout simplement la perspective d’une nouvelle Renaissance. La magnifique dynamique du quattrocento, qui a su retrouver et s’appuyer sur les fondements grecs de la civilisation pour rebondir et dépasser l’enlisement dans des dogmes obscurs, montre la voie. Car le futur se récolte en effet toujours dans le passé, par déploiement des principes en des formes historiques toujours nouvelles. Il nous faut donc aujourd’hui reprendre le processus civilisationnel là où il fut interrompu pour qu’advienne l’individu enfin réalisé, fruit de la civilisation occidentale, osant enfin penser et agir par lui-même tout en reconnaissant à l’autre les mêmes droits à l’individualisation que les siens. »
De la quatrième et dernière partie, la plus courte, on retiendra qu’après Gramsci et Losurdo tout dernièrement, Dufour voit dans la disparition ou le dépérissement de l’Etat une notion très datée mais une réalité d’une dangerosité extrême pour les peuples. C’est pourquoi, il appelle de tous ses vœux à l’édification de ce qui « nous manque le plus aujourd’hui, ce corps moral et collectif, l’Etat ». Et, résumant l’objet de son ouvrage, il note : « Pour trouver les principes sur lesquels un tel Etat, modeste mais efficient, doit se fonder, nous avons entrepris de faire un long parcours dans la culture profonde de la civilisation occidentale ; ce dont il faut se débarrasser, ce qu’il faut garder pour que le projet occidental se relance dans ce qu’il a, au travers parfois de tant de vicissitudes, si bien su viser : la réalisation de l’individu. Faute de poser ces principes, nous irons inéluctablement vers le pire. »
Plus que courageux, l’ouvrage de Dufour, foisonnant, parfois répétitif, perspicace, toujours passionnant, est porteur d’une conscience aigüe, car son sujet se place à la hauteur des enjeux de civilisation, des enjeux anthropologiques de notre temps et par conséquent des enjeux politiques. Il désigne ce que trop d’entre nous estiment être inessentiel, car appartenant au domaine culturel ou symbolique, comme étant précisément révélateur de ce qui bâtit notre avenir et central du point de vue de l’action émancipatrice. Son livre incite à la fois à connaître, à réfléchir et à agir. Ça n’est pas rien.
On peut lire également sur le site la critique de Thierry Blin, Comment liquider le capitalisme total ?