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Sartre, le marxisme et la révolution
Par Baptiste Eychart

A propos de deux ouvrages récemment parus : Sartre et le marxisme ; Sartre et l’extrême-gauche française, 50 ans de relations tumultueuses.

Un consensus domine quant à l’engagement politique de Jean-Paul Sartre, et ce consensus est commun aux sensibilités « de droite » ou de « gauche ». Un auteur pourtant bien informé comme Daniel Bensaïd présente les arguments clés de ce consensus : « En passant de l’anticommunisme de principe au concubinage avec les pouvoirs staliniens ou maoïstes, Sartre n’a pas changé d’erreur : il a constamment confondu le projet révolutionnaire avec le stalinisme. »

Dans son étude intitulée Sartre et l’extrême gauche, Ian Birchall fait largement litière de telles erreurs, qui se situent à la lisière de la calomnie. L’auteur rappelle d’abord que le « bilan des engagements politiques [de Sartre] de 1941 à 1968 et après reste positif » et que de nombreux propos qu’on lui prête justifiant les camps staliniens ou sur la nécessité de ne pas « désespérer Billancourt » au prix de la vérité sur le stalinisme sont tout simplement faux. Ce constat est étayé par une lecture attentive des textes de Sartre, mais aussi des articles qu’il a choisi de faire publier dans Les Temps modernes. Sa revue était non seulement un espace d’expression contradictoire au sein de laquelle s’exprimait les différentes sensibilités intellectuelles de la gauche, de Merleau Ponty à Isaac Deutscher ou Lukàcs, mais aussi un reflet des contacts intellectuels et politiques qu’entretenait Sartre. Birchall démontre ainsi que très tôt, dès les années trente, Sartre avait des rapports étroits avec des figures de l’extrême gauche intellectuelle française, telle Colette Audry mais aussi Pierre Naville ou Daniel Guérin. La soi-disant « stalinophilie » de Sartre était donc une impossibilité, Sartre étant au fait d’un certain nombre d’aspects essentiels du stalinisme, aspects qu’il n’a jamais cherché à occulter, même lors de son rapprochement avec le PCF de 1952 à 1956.

Cette décision, qui selon Birchall participait d’illusions réelles sur l’URSS et le communisme officiel, n’était en rien confortable à prendre, tant le parti communiste était marginalisé et méprisé (pp. 212-213.). Dans son positionnement, Sartre allait donc contre le courant intellectuel dominant. Et plus que d’une confusion entre le stalinisme et le projet révolutionnaire, il découlait du choix de se positionner toujours contre « l’ennemi présent dans son propre camp », pour reprendre une expression léninienne. Cette orientation se maintiendra après la rupture avec le PCF en 1956, que ce soit durant la Guerre d’Algérie ou lors du compagnonnage avec les maoïstes de la Gauche prolétarienne, après 1968. À propos de ce compagnonnage, qui a pu prendre la forme du parrainage de Libération par Sartre, Birchall rappelle avec force qu’il ne s’est jamais agi d’un « ralliement » entier à la politique chinoise et que Sartre n’est aucunement devenu « mao ». Selon Birchall, les positions politiques du dernier Sartre relevaient en fait d’un « socialisme libertaires » méfiant non seulement envers la politique institutionnelle, mais aussi envers toutes les formes d’expression de pouvoir. L’intérêt pour la Gauche prolétarienne de Sartre peut donc se comprendre rétrospectivement par l’intérêt pour les positions « libertaires » que cette organisation adoptait, de manière d’ailleurs non explicite.

Malgré l’orthodoxie trotskiste pesante de son auteur qui l’incite à évaluer les positions de Sartre selon leur conformité à ladite « orthodoxie » mais aussi à émettre des jugements souvent injustes envers le parti communiste, le livre de Birchall recèle de nombreux éléments intéressants et indispensables pour comprendre l’itinéraire de Sartre. Il témoigne d’une réelle empathie pour le personnage auquel l’auteur semble très attaché. Il lui manque cependant de procéder à une étude poussée des rapports entre la pensée philosophique de Sartre et le marxisme, rapports de plus en plus forts à partir des années 1950. L’ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Barrot, Sartre et le marxisme, complètera donc bien à propos le livre de Birchall, la multiplicité des points de vue nous éloignant de toute orthodoxie, qu’elle soit « althussérienne », « trotskiste » ou autre.

Bien qu’ayant le caractère d’un ouvrage collectif, Sartre et le marxisme participe d’un projet global qui est de prendre au sérieux le ralliement, affiché par Sartre, à un marxisme qu’il qualifia de « philosophie indépassable de notre temps ». Ce ralliement est d’autant plus significatif qu’il fut opéré par Sartre après 1956, donc après sa rupture avec le parti communiste. Il implique que toute l’œuvre sartrienne, à partir des années cinquante, ait été non seulement « influencée » par le marxisme mais « gouvernée » par ce dernier. C’est évidemment la Critique de la raison dialectique (1960) qui marqua une inflexion importante dans la conception sartrienne du sujet, de l’aliénation et de la praxis. Comme le montre Franck Fischbach dans sa contribution, Sartre ne mit plus alors au centre de sa problématique un sujet individuel mais un sujet collectif ; il abandonna l’idée d’un agir solitaire au profit d’une conception de la praxis en tant forme d’activités « que les hommes déploient collectivement dans leur relation d’appropriation et de transformation d’un monde collectif donné » ; et il chercha à repenser la politique révolutionnaire en avançant la notion de « groupes en fusion » amenés à dépasser le « pratico-inerte » de la reproduction sociale.

Un tel bouleversement de la problématique sartrienne se justifiait par un objectif extrêmement ambitieux : remettre en mouvement un marxisme figé dans sa forme stalinienne, au profit d’un marxisme « hétérodoxe » que l’on retrouve à l’œuvre au sein d’ouvrages comme Saint Genet ou la biographie de Flaubert, L’idiot de la famille. Il est sans doute difficile de soutenir que l’objectif de Sartre fut atteint et les critiques auront beau jeu de remarquer que le deuxième volume de la Critique de la raison dialectique resta inachevé. Durant les années soixante, c’est l’althussérisme qui marqua le marxisme français, de telle sorte que le « marxisme sartrien » eut peu de postérité. Il apparaît toutefois aujourd’hui qu’il est temps de réinscrire la démarche de Sartre au sein de la constellation des différents marxismes ayant marqué le siècle.

Ian H. Birchall, Sartre et l’extrême gauche française. Cinquante ans de relations tumultueuses, La Fabrique, 400 pages. 18 euros

Emmanuel Barrot (direction), Sartre et le marxisme, La Dispute, 400 pages, 30 euros.


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