On dispose maintenant de deux éditions de Seul dans Berlin. Celle de 1967, chez Plon, qui a fait de ce roman un succès commercial vendu à 200 000 exemplaires en Folio et la nouvelle, présentée comme « complète et non censurée ». Elle prend place dans le projet de Denoël qui semble vouloir restituer au public français l’œuvre de Fallada en s’appuyant sur le travail de Laurence Courtois qui a déjà signé les excellentes traductions des romans Quoi de neuf petit homme ? et Le Buveur et s’affirme ainsi comme sa traductrice actuelle.
Il faut savoir que la situation de Fallada en France a souffert des turbulences politiques qui n’ont cessé de perturber la littérature germanique. Connu dans les années 30 comme romancier des petites gens et de la crise qui ravage l’Allemagne (Quoi de neuf petit homme ? – publié à l’origine en 1932 sous le titre Et puis après – est un des meilleurs romans sur la période qui voit la montée du parti nazi), Fallada a été traduit en France de façon accélérée sous l’Occupation, sans aucun doute pour complaire aux occupants. Le fait qu’il n’ait pas émigré en 1933 le classait a priori parmi les auteurs auxquels il fallait s’intéresser, quitte à lui prêter une coloration idéologique qui n’était absolument pas la sienne. Par ailleurs, comme aucun fumet national-socialiste ne s’élevait de ses ouvrages, miser sur lui ne comportait guère de risques pour certains éditeurs plus circonspects. Lâcheté et opportunisme faisaient bon ménage sous l’Occupation. Tout cela a nui à son image.
Seul dans Berlin avait été édité par Aufbau verlag, la principale maison d’édition de la RDA. C’est dans cette partie de l’Allemagne que Fallada vivait quand il mourut en 1947 et qu’il a eu longtemps le plus de soutien. Il y avait à cela quelques raisons. Les responsables littéraires ne pouvaient qu’être sensibles à l’importance qu’il réservait aux souffrances du petit peuple et séduits par le caractère classique de ses romans qui ne cherchaient pas l’innovation formelle.
Le sujet de Seul dans Berlin lui avait été suggéré par Johannes Becher qui deviendra plus tard ministre de la culture de la RDA. Il lui remettra à cet effet un dossier de la Gestapo détaillant la traque d’un couple de Berlinois qui avait entrepris de dénoncer le régime hitlérien à la suite de la mort de leur fils unique pendant la guerre avec la France. Pour ce faire, ils déposaient dans les immeubles des cartes manuscrites qui attaquaient Hitler et prophétisaient la ruine de l’Allemagne. Ils étaient protégés par le caractère individuel et artisanal de leur combat et la Gestapo peinera deux ans avant de les arrêter. L’aspect « combat de David contre Goliath » a d’ailleurs beaucoup fait pour la célébrité du roman. Ce n’est que récemment que les Editions Aufbau, s’avisant que le manuscrit en leur possession était sensiblement plus consistant, ont procédé à l’édition du texte originel.
Johannes Becher étant à l’origine du livre, c’est certainement lui qui a procédé (ou fait procéder) aux coupes. Ce travail a fait disparaître nombre de détails concernant le fonctionnement de la police (ses méthodes, ses conflits) et la vie quotidienne des Berlinois pendant la guerre. Au passage, le moins qu’on puisse en dire est qu’elle était beaucoup plus facile en Allemagne que dans les pays occupés. Mais ce ne sont certainement pas ces détails et ce constat – quelques intéressants qu’ils soient – qui justifiaient les coupes. Fallada, suivant en cela les renseignements du dossier de police, avait restitué aux deux héros leur qualité de membres du parti nazi et de ses organisation satellites. Il n’en avait pas fait des nazis actifs, mais simplement des individus qui avaient accepté la révolution promise par Hitler. Or, les dirigeants de la RDA qui avaient hérité de la tache de transformer la zone soviétique en un Etat socialiste, buttaient sur un problème des plus importants. Quel était le degré d’acquiescement au régime hitlérien de la population ? Jusqu’où était allé l’infection ? Très vite, s’appuyant sur l’héroïsme des militants antifascistes, fut avancée la thèse que jamais le cœur du peuple allemand ne s’était donné au national-socialisme. Le peuple avait été abusé, contraint, il avait, certes, subi une dictature mais n’avait jamais capitulé. Et c’est parce qu’il n’avait pas capitulé qu’il était possible de remonter la pente avec le nouvel Etat socialiste. Exit donc du roman de Fallada cet impitoyable état des lieux et tous ces détails véridiques et gênants.
Si l’on peut comprendre l’hésitation à ne pas lancer au visage des lecteurs allemands une image d’eux-mêmes trop repoussante, cette manière de faire ne fut pas sans conséquences. A tronquer la réalité on finit par ne plus la connaître et surtout par se priver des moyens artistiques nécessaires pour la modifier. Le débat sur la fonction de l’art dans la RDA, qui s’est souvent conclu par le triomphe d’une littérature convenue dont on sait d’avance où elle ira et surtout où elle n’ira pas, était déjà en germe dans la petite décision d’amputer Fallada en 1947. Les colères et les désespoirs de Brecht, Anna Seghers, Hanns Eisler, Christa Wolf et bien d’autres en seront autant d’échos. L’appauvrissement artistique se paiera plus tard politiquement très cher.
La version « policée » de Seul dans Berlin est très bonne. L’originelle est plus violente, s’il est possible, et nous éclaire davantage sur la cruauté des hommes et surtout, sur ce qu’on peut en faire.
Hans Fallada, Seul dans Berlin, traduction de Laurence Courtois, Editions Denoël, 734 pages, 26,90 euros
Texte publié dans Les Lettre françaises de mai 2014