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Soixante-huit aller-retour
par Thierry Renard

« À partir de cette table servie, ils avaient l’impression d’une synchronie parfaite : ils étaient à l’unisson du monde, ils y baignaient, ils y étaient à l’aise, ils n’avaient rien à craindre. »

Georges Pérec, Les Choses.

J’avais cinq ans, au mois de Mai 68. Sur le balcon, chez ma grand-mère, l’après-midi pendant les grèves, je faisais des bulles avec du savon.
Maintenant il fait beau sur la misère
Comme un reste de printemps ou d’été
Comme le souvenir le plus aigu de la muraille
Comme l’aube qui se lève au mitan de midi
Comme l’absente à qui l’on a fait un serment
Et qui n’a pas su retenir son souffle
Comme le solitaire dévoyé
Mais pour toujours intempestif
Il fait beau comme la nuit
Beau encore comme la douleur
Et j’entends comme une chanson
Ces vers de Nicolas Guillèn
En lui Cuba maintenant s’endort
Et Cuba déjà se réveille et se lève
Cuba marche à ma rencontre

Je ne sais plus pourquoi je vis
Je ne sais plus vers qui je vais
Je ne sais plus très bien pourquoi…

Depuis mon premier jour
J’ai tout le temps écrit
Et tout le temps dépeint
La vie derrière la vitre embuée
La vie dans ses moindres reflets
Je ne regrette rien et je n’ai rien perdu
Je marche je vais lentement mon chemin
En plein jour ou dans la nuit
« L’aube dissout les monstres »
Et il paraît que j’ai tout le temps menti
Il fait beau mais il ne fait pas bon
Se tenir debout trop souvent
À l’arrière des wagons-lits
La pluie le vent le reste
La mémoire est intacte parfaite
Plus que quelques minutes
Avant le sourire ou l’ennui
Le temps n’en peut plus
De prévoir ou d’attendre
Sale temps donc pour les poètes
Sale temps maintenant pour longtemps
Il ne fait plus jamais beau
Dans mon sang sur mes os et ma peau
Il ne fait plus beaucoup couler d’encre
Dans les veines égarées de la nuit
Le poète à qui l’on a désobéi
À qui l’on a tout le temps menti
À présent ! À présent !
Sale temps pour les poètes
Et pour la poésie

J’avais cinq ans, au mois de Mai 68. Sur le balcon, chez ma grand-mère, l’après-midi pendant les grèves, je faisais des bulles avec du savon.
Depuis des jours tombe la pluie
Des heures et des heures de lecture
Pour cette légère teinture de l’âme
Des heures et des heures de lecture
C’est comme aimer c’est comme jouer
Retire ta mémoire de la mienne
Depuis des jours tombe la pluie
Paradoxe que cette vie ! Paradoxe que cette vie !
Se souvenir du cercle de la mémoire
Ni couverte ni barricadée
Se souvenir de ces mots répétés
Dans la reprise du silence
Paradoxe que cette vie mais la laissera-t-on
S’étouffer en de fictives frontières
La laissera-t-on faire l’amour à la mer
Un livre il t’en reste au moins un
Confiné dans la bibliothèque de ton cœur
Sur la scène il n’y a plus rien à jouer
Quand le jour reviendra ma main
Se garnira de lumière froide
Toujours le plus aura manqué
Toutes les lettres de ton nom
Tambours ! Trompettes ! Sonnez !
Qu’on célèbre ce siècle nouveau
J’avais alors cinq ans
Lecteur de neige et de nuit
Le silence maintenant s’irrite
Je ne sais pas je ne sais plus…
Ton visage est resté dehors
Bientôt nous serons obligatoires
Toi et moi parmi des cendres et des ruines
Cette nuit tu reviendras ici
Pour finalement tout désapprendre

J’avais cinq ans, au mois de Mai 68. Sur le balcon, chez ma grand-mère, l’après-midi pendant les grèves, je faisais des bulles avec du savon.
Un jour nouveau se lève sur la mer et dans ma vie
Ce qui reste du passé justement c’est le passé
Ses bons et ses plus mauvais côtés
Quelque chose de perceptible d’inaliénable aussi
Mais quelque chose qui a vécu s’est échappé
Le passé toujours est bien vite enseveli
On se le rappelle parfois à nos bons souvenirs
À l’heure du déjeuner ou au moment du repas
Quand un peu de nostalgie refait surface
Quand les regards se croisent mais
Que les bouches restent absentes
On se le rappelle du bout des doigts
À peine lorsque les mains se frôlent
Autour d’un plat de spaghetti
Mais très vite tout s’efface et le passé redevient flou
Rendu aux oubliettes de notre histoire ancienne
Alors le présent retrouve toute sa place
Reprend ses droits et se consume à nouveau
Des sourires naissent des corps se touchent
Qui eux aussi vont se perdre et seront oubliés
J’aperçois au loin le vol d’une mouette
Au-dessus de la mer calme
Tandis qu’un pigeon explore la plage grise
Maintenant je vais pouvoir franchir
Le petit jour

J’avais cinq ans, au mois de Mai 68. Sur le balcon, chez ma grand-mère, l’après-midi pendant les grèves, je faisais des bulles avec du savon.
Les mots qu’on lit sur mes lèvres sont des mots de pauvreté
De pauvres mots en tout cas la plupart du temps anodins
Mais le futur n’appartient à personne
Pas même à ceux qui se lèvent tôt
Quelque chose dorénavant se dessine sous nos yeux
Et au creux de nos mains
Quelque chose de nouveau s’avise puis s’établit durablement
Un autre monde peut-être un rêve une utopie
Un petit air de démocratie et ce n’est pas tout
Ce matin nous nous sommes promenés
Dans les rues et les ruelles de Cuneo
Nous avons traversé retraversé le jour et toutes ses lumières
Quelque chose de nouveau se passe amorce une sortie
Les mots sont là les mots redonnent
Forme et vie enthousiasme et passion
Au moindre de nos égarements
Au plus mince de nos desseins
À la plus folle de nos promesses
J’ai parlé des mots avec tendresse
Comme on parle d’un enfant d’un proche
Car quand tout a disparu
Ce sont les derniers amis qui nous restent
Les mots les mots mes propres mots
Ces mots qui toujours
Balayent devant la porte.

Thierry Renard [1]

Vénissieux, le 7 février 2008

Notes :

[1Thierry Renard vient d’être reconnu comme Chevalier des Arts et Lettres


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