Le 12 avril 2012, a eu lieu à la Fondation Gabriel Péri une rencontre sur le thème "Staline et le stalinisme dans l’histoire", avec l’historien Nicolas Werth et le philosophe Domenico Losurdo. Voici l’intervention liminaire de Domenico Losurdo.
Les philosophes aiment à s’interroger en évoquant non seulement les événements historiques mais aussi les catégories avec lesquelles nous interprétons ces événements. Aujourd’hui, quelle est donc la catégorie avec laquelle on interprète Staline ? Celle de folie sanguinaire. Cette catégorie a été déjà utilisée contre Robespierre, contre la révolution de 1848, contre la Commune, mais jamais contre la guerre, ni contre Louis XVI, ni contre les Girondins ou Napoléon. Pour ce qui concerne le XXème siècle, nous avons des études psychopathologiques sur Lénine, Staline, Trotski, Mao, mais pas, par exemple contre Churchill. Or, tout le groupe dirigeant bolchevik se prononçait contre l’expansionnisme colonial, tandis que Churchill écrivait « la guerre est un jeu auquel il faut sourire ». Il y eut ensuite le carnage de la Première Guerre mondiale, le groupe dirigeant bolchevik, Staline compris, est contre ce carnage, mais Churchill déclare encore : « la guerre est le plus grand jeu de l’histoire universelle, nous jouons ici la mise la plus élevée, la guerre constitue l’unique sens aigu de notre vie ». Alors, pourquoi l’approche psychopathologique dans un cas et pas dans l’autre ?
Dans ces conditions, de quelle catégorie centrale pouvons-nous partir ? Pour y réfléchir, je vais citer Nicolas Werth : « la matrice du stalinisme a été la période de la Première Guerre mondiale, des révolutions de 1917 et des guerres civiles, prise dans son ensemble ». Je partage pleinement cette vision des choses. Nous devons donc partir de la Première Guerre mondiale. Le stalinisme a pour origine non la soif de pouvoir d’un individu, mais l’état d’exception permanent qui s’installe avec la Première Guerre mondiale. Mais il nous faut prendre en compte non seulement la Première Guerre mondiale mais l’ensemble de la période de la Seconde Guerre de Trente ans, car déjà après le Traité de Versailles, tout le monde pressent qu’il y aura une Seconde Guerre mondiale. Et cette guerre va investir l’Union soviétique et l’Occident de façon différente. La guerre en Orient, contre l’Union soviétique mais déjà auparavant contre la Pologne, est une guerre coloniale. Et actuellement, d’éminents chercheurs caractérisent la guerre contre l’Union soviétique comme la plus grande guerre coloniale de l’histoire. Et j’ajoute pour ma part que cette guerre n’était pas seulement une guerre coloniale mais une guerre esclavagiste qui visait explicitement à la réintroduction de l’esclavage. Nous pouvons lire à ce sujet Hitler ou Himmler. Ce dernier, en parlant dans une réunion de dirigeants nazis, déclare ainsi « entre nous je peux parler avec clarté : nous avons besoin de l’esclavage ». Eh bien, si l’Allemagne dirigée par Hitler a été l’un des protagonistes de cette guerre coloniale et esclavagiste, l’Union soviétique dirigée par Staline en a été l’autre, antagoniste.
Nous pouvons aussi replacer cette guerre dans la longue durée. Il y a une autre guerre esclavagiste à évoquer : celle de Napoléon contre Saint-Domingue. Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines ont été les protagonistes d’une résistance à l’esclavagisme tout comme Staline. Et à ce sujet je veux attirer l’attention sur le fait que Staline n’a pas été seulement le protagoniste de Stalingrad : déjà avant Octobre, il considère que la Russie court le danger de devenir un colonie : « les puissances de l’Entente, écrit-il, prétendent se comporter en Russie comme en Afrique centrale ». Je le cite encore : la question de la Révolution est celle de « la libération de la Russie ». Staline percevait donc déjà un danger pour la Russie de devenir une colonie.
Évoquons maintenant l’objection « mais il y a le pacte avec Hitler ». Signalons tout d’abord que s’il y a course au compromis avec Hitler, Staline l’a perdue : il y a d’abord, notamment, le concordat du Troisième Reich avec le Saint-Siège, l’accord avec les sionistes, puis l’accord naval avec la Grande-Bretagne qui fit écrire à Hitler « c’est le plus beau jour de ma vie ». Et il y eut bien sûr Munich. Mais cela n’est peut-être pas le plus significatif. Là encore, je vais faire appel à une comparaison avec la politique de Toussaint Louverture qui a été bien plus anticonformiste. Ainsi, au début de 1794, il combattait avec l’Espagne et l’Angleterre contre la France (oui, il se méfiait de la France). Et personne ne le considère pour cela comme un complice de l’Ancien Régime : Toussaint Louverture et ses partisans peuvent avoir commis des erreurs mais il n’en reste pas moins qu’ils ont été les protagonistes de la première grande lutte contre le système colonialiste et esclavagiste...
Je n’ai pour l’instant parlé que de l’épopée et pas de la tragédie, mais les deux choses « marchent » ensemble, parce qu’avec la Révolution d’Octobre, il y a déjà une attente messianique : le pouvoir, la raison d’état, les États, les nations, tout ça allait disparaître... Il y a même un philosophe, Ernst Bloch, qui pense que les soviets vont transformer le pouvoir en amour ! Au moment de la NEP [1] de Lénine, des dizaines de milliers d’ouvriers déchiraient littéralement leur carte du parti, dégoûtés par la NEP qu’ils avaient rebaptisé « Nouvelle Extorsion du Prolétariat ». Staline, qui bien sûr n’avait pas la personnalité de Lénine, insiste sur la construction du socialisme dans la Russie soviétique, mais surtout sur la question de la libération nationale : il invite à étudier la technique, à se rendre maître de la science. La lutte de classe, pense-t-il, résidait, dans cette situation détérminée, dans la conquête de la technique et de la science.
Lorsque Walter Benjamin visite Moscou, en décembre 1927, il dit que pour beaucoup de monde le bolchévisme était le couronnement de l’œuvre de Pierre le Grand, mais Trotski compare Staline non à Pierre le Grand mais à Nicolas II : et donc on doit infliger au régime stalinien un sort analogue à celui infligé au régime de Nicolas II. Ensuite Trotski qualifia Staline de majordome d’Hitler, de provocateur au service d’Hitler. A son tour Staline utilisait le même langage contre Trotski et contre d’autres. La guerre civile était déjà là. De son point de vue, comme révolutionnaire, Trotski avait non seulement le droit mais aussi le devoir de renverser le prétendu majordome d’Hitler. La guerre civile était déjà là même sur le plan organisationnel. Dans mon livre, je cite à ce propos Ruth Fischer qui dit qu’en 1927 il y avait déjà des partis et des appareils militaires opposés.
La lutte idéologique devient une guerre civile : c’est malheureusement l’histoire de toutes les grandes révolutions. La guerre civile en Russie a été particulièrement horrible, c’est indiscutable. Comment pouvons-nous comprendre cette horreur particulière ? La question posée est de penser les catégories qui permettent de comprendre cette horreur particulière. A ce sujet, un historien connu dans le monde occidental, Robert Conquest, dit que les aberrations mentales sont seulement le propre des Français et des Russes, et étrangères aux Anglo-Celtes. Mais en quoi le recours aux Anglo-Celtes comme clé d’explication est-il de nature différente que le recours (nazi) aux Aryens ? Pour ma part, afin de comprendre l’horreur particulière de cette guerre civile dans la Russie soviétique, je vais citer à nouveau Nicolas Werth lorsqu’il évoque « l’écroulement de toute autorité et de tout encadrement institutionnel ».
J’ajoute encore qu’il n’y avait pas seulement lutte de personnalités différentes. Il y avait lutte entre différents principes de légitimation du pouvoir.
De plus, la guerre civile dans la Russie soviétique a comme particularité que les deux partis opposés ont une expérience de la conspiration, de la lutte clandestine et partagent la nécessité soulignée par Lénine dans « Que faire ? » de faire de l’agitation, même dans l’armée, dans la police, dans l’appareil d’état, bien sûr en se camouflant, en se cachant, en parlant parfois une « langue ésopique ». Signalons aussi que même le rapport Khrouchtchev parle de dénonciations mensongères et d’« accusations provocatrices » opérées soit par de « véritables trotkistes », lesquel pouvaient ainsi « se venger » et confondre l’appareil d’état, soit par des « carriéristes sans conscience », prêts à faire leur propre chemin avec les moyens les plus méprisables.
L’idéologie dominante compare goulag et konzentrationslager de l’Allemagne nazie. Je parle dans mon livre du « tiers absent ». Car il y a d’autres camps de concentration. Mike Davis évoque ainsi les camps de travail militarisés de l’Inde coloniale de la fin du XIXème siècle en utilisant l’expression « camps d’extermination ». Un historien italien (Angelo Del Boca) parle de camps d’extermination à propos des Libyens enfermés dans les camps de l’Italie libérale. Si nous comparons les différents camps, nous constatons qu’il y a une similarité entre les camps de concentration nazis et les camps coloniaux, car dans les deux cas, la règle est la règle raciale.
L’idéologie joue aussi un rôle dans l’horreur. La période la plus horrible est celle de la collectivisation de l’agriculture. Boukharine parlait avec raison du danger d’une « nuit de la Saint-Barthélémy ». Enfin la préoccupation militaire a joué un rôle décisif dans la collectivisation, ce qui n’enlève rien à l’horreur.
Il faut distinguer l’horreur et les mythologies. Après la Révolution française, des mythologies s’étaient déjà diffusées, telle de Robespierre voulant devenir roi de France, ou celle de Robespierre génocidaire qui, selon Babeuf, voulait mettre en acte en Vendée un « système de dépopulation ». La Révolution d’Octobre et la période stalinienne ont provoqué d’autres mythologies.
La question centrale est celle-ci : le nazisme est-il le frère jumeau du communisme ou bien est-il la continuation et la radicalisation de la tradition coloniale et de l’idéologie raciale qui a accompagné la tradition coloniale ? Cette question est très importante. Je me suis interrogé comme philosophe sur les mots-clés de l’idéologie nazie. L’un d’entre eux est celui d’untermensch, c’est-à-dire de sous-homme. Ce mot vient de la traduction de l’expression under man, qu’utilisait Lothrop Stoddard aux Etats Unis. Nous retrouvons dans le nazisme cette catégorie de la tradition coloniale et de l’idéologie raciste des Etats-Unis : la white supremacy. De même, si les nazis parlaient d’« hygiène raciale », Lothrop Stoddard parlait de « race cleaning », de « race purification » et, plus généralement, de « science of “Eugenics” or “Race Betterment” ». Même le terme décisif de « solution finale » vient des États-Unis, où, à propos de la question noire ou indienne, l’on parlait d’ultimate solution ou de final and complete solution.
On a d’ailleurs longtemps comparé le colonialisme anglais et occidental et le colonialisme hitlérien. Gandhi disait : « en Inde nous avons un gouvernement hitlérien, faut-il le camoufler en termes plus légers ? », « Hitler a été le péché de la Grande-Bretagne ». Par contre, il disait ce « grand homme » à propos de Staline.
En conclusion, l’horreur de la période stalinienne est indiscutable, mais nous ne pouvons oublier que Staline a été un protagoniste de la lutte anti-coloniale, de même que si nous voulons comprendre Hitler, il nous faut partir de l’histoire du colonialisme. Tous les jugements sévères contre Staline ne peuvent éluder ce fait : après la Révolution d’Octobre et après Staline, nous voyons le colonialisme disparaître, tandis que les catégories centrales de l’idéologie nazie viennent de la tradition coloniale et de l’idéologie raciale de l’Occident.
A lire également : l’intervention de Nicolas Werth lors de cette rencontre.
[1] Nouvelle politique économique