Dans mon précédent entretien avec Jorge Semprun, j’abordais « théâtre et politique » à partir du forum de théâtre européen qui s’était tenu à Nice en décembre sur les rapports pas si facile entre ces deux données. « De Gaulle en mai », le spectacle de Jean Louis Benoit, directeur de la Criée à Marseille qu’il a écrit à partir de textes de Jacques Foccart extraits du « Journal de l’Elysée » nous permettait d’entrer dans le vif du sujet : le théâtre fait de l’histoire politique son sujet.
Jean-Louis Benoît : Sur 68, j’étais excédé par tout ce que j’entendais à la radio, ce que je voyais à la télévision : des choses très rapides, des pensées un peu brèves, et notamment ceux qui avaient vécu 68, disaient-ils, comme Kouchner, qui le résumaient à une révolte d’adolescent, de boutonneux idéalistes. Je ne dis pas que cela n’a pas existé, mais ne parler de 68 qu’en termes de rêves et d’utopie est très réducteur : 9 millions de grévistes c’est une insurrection, plus qu’une seule révolte de boutonneux.. J’avais envie de le dire, de rectifier certaines choses, mais je ne savais pas comment attaquer le sujet, comment le raconter.
Il y a cinq personnages principaux dans votre pièce : De Gaulle, Pompidou, Fouchet, Messmer et Jacques Foccart. C’est à partir de son « Journal de l’Elysée » que vous construisez « De Gaulle en mai ».
J.L.B : A un moment donné je suis tombé sur le journal de Foccart, par hasard, et j’ai vu un gouvernement aux abois, en train de chuter, un homme en train de mourir. Et là la preuve était faite que ce ne pouvait être simplement qu’une révolte de boutonneux qui créait la chute d’un gouvernement. Il y avait une chose bien plus grave : c’était une révolte sociale profonde. Le Journal de Foccart m’a conforté dans mon opinion.
En quelque sorte, vous prenez le pont de vue de l’antithèse pour parler de la thèse.
J.L.B : J’ai pris le pont de vue du « château », si je puis dire, le pont de vue des assiégés. Je me suis interdit de mettre la moindre citation de la rue, nous ne voyons aucun document des événements. Tout ce qui est raconté, je l’ai puisé dans le Journal de Foccart, dans les souvenirs de certains ministres, dans des comptes rendus de conseil des ministres…
Le spectacle commence par les bons vœux du général le 31 décembre 1967 : quand on sait ce qui va advenir 5 mois plus tard, on sait que cela ne va pas se passer comme prévu dans le dits vœux. Et malgré le sujet assez grave, somme toute, le ton de la pièce ne départit pas de cet humour, de cette distance.
J.L.B : La comédie de ce spectacle est liée aux situations, aux textes qui sont prononcés, comme lorsque De Gaulle dit en conseil des ministres « Il faut donner à la police de la gnôle ». Mais il y a aussi le tragique de cet homme en train de sombrer. La manifestation du 31 mai, organisé par Foccart, Pasqua…a été une marche victorieuse de la droite mais qui a surtout fait annoncer par De Gaulle qu’il allait dissoudre l’assemblée Nationale [En fait l’annonce de la dissolution de l’Assembée Nationale par De Gaulle a été faite avant la manifestation de soutien. Note de la rédaction]. Tout cela se termine par la victoire du parti gaulliste, mais il n’empêche que l’on a vu un homme politiquement mort.. Mai 68 a exposé dans une économie en expansion -5% de croissance, même pas 200.000 chômeurs, pas d’inflation- et c’est pour cela que De Gaulle ne comprenait pas ce qui se passait : 5% de croissance, aujourd’hui c’est un rêve !
Et ou donc gisait le lièvre ?
J.L.B : De Gaulle aurait dû être attentif à ces « comités Vietnam » qui se créaient partout, dans les lycées, dans les universités, ces manifestations qui avaient lieu partout contre les Etats-Unis, la guerre d’Algérie avait laissé des traces profondes, tout cela leur a échappé. Et le mouvement du 22 mars, déjà des sonnettes d’alarme se tiraient. Jamais ils n’auraient pu imaginer que cela allait provoquer ces immenses manifestations et 9 millions de grévistes.
Quelle a été l’attitude des partis de gauche ?
J.L.B : Le parti communiste n’a pas voulu prendre le pouvoir, il a refusé une coalition de gauche. S’il avait accepté une telle coalition avec Mendès-France, le parti gaulliste perdait le pouvoir [Il faut préciser que Mitterand et Mendès ne voulaient surtout pas d’une alliance avec le PCF. Note de la rédaction]. Une coalition mais sur quel programme ? Il n’y avait aucun programme commun, et c’est dans les années 70 que va se faire, lentement, l’édification d’un programme commun de la gauche.
N’y a t-l pas des récurrences - non pas avec des situations politiques contemporaines- mais avec des pratiques de gouvernement ?
J.L.B : A la fin du spectacle, lorsque l’on voit De Gaulle et Foccart nommer le gouvernement en excluant Pompidou, qui est quand même le premier ministre, on constate que le premier ministre est sans grand pouvoir. Foccart est un grand conseiller, et on sait aujourd’hui à quel point les conseillers de Sarkozy sont puissants, à quel point il s’appuie sur eux. Il y a là un sacré parallèle.
Comment le théâtre s’intéresse t-il au fait politique et le fait-il ?
J.L.B : J’ai commencé à faire du théâtre à la Cartoucherie de Vincennes, dans les années 70, au Théâtre de l’Aquarium. Nos spectacles se créaient à partir de documents, de situations politiques du moment parce que nous pensions à l’époque – et je ne suis pas loin de le penser encore aujourd’hui- que le théâtre, s’il veut être en prise avec son temps, doit écrire des spectacles sur son temps. Les auteurs d’aujourd’hui doivent aussi parler politique, ce qu’en France ils font peu. Il y en a un peu marre d’explorer le rapport amoureux, quand même. J’ai fait partie d’un mouvement de théâtre qui s’intéressait à la politique. L’un de nos premiers spectacles, au Théâtre de l’Aquarium, s’appelait « Marchands de ville », un spectacle sur la rénovation immobilière à Paris – dirigée par Tibéri- qui était un scandale politique à l’époque. Nous avions donné la parole à ceux qui d’habitude ne l’ont pas :locataires, expulsés…Je suis né dans le bain du théâtre politique, qui n’était pas un théâtre d’agit-prop, mais un théâtre qui s’intéressait à son temps et à la politique de la France du moment : ce n’était pas des spectacles universels. Et si l’on veut parler de la France d’aujourd’hui, il faut aussi parler – je ne dis pas que parler- des hommes politiques. On ne met pas en scène les hommes politiques dans le théâtre contemporain français. Les Américains le font, les Anglo-saxons le font.
Vous aurez donc compris que fameux mois de mai est vu au prisme de cette vision particulière, celle des habitants du « château » Nous connaissons la suite de ces quelques semaines par disons l’histoire « autorisée », « labélisée », nous avons ici un autre point de vue que celui qu’une iconographie sempiternelle nous bassine. Ici le point de vue, le traitement, est iconoclaste. La révolte étudiante et ouvrière passe par des mots d’hommes perdus, égarés : l’Etat qu’ils croyaient fort et puissant vacille. « C’est une révolte ? Non sire, c’est une révolution ».