J’aimerai vous faire découvrir un auteur de théâtre dont l’univers et l’écriture me touchent énormément : Simon Abkarian. J’avais vu la saison passée au Théâtre National de Nice [1] une de ses œuvres, Ménélas Rébétiko Rapsodie.
Du rébétiko, Jacques Lacarrière disait qu’il s’agit d’ « une atmosphère autant qu’un chant, des visages silencieux et marqués autant que des danses ou des cris, des odeurs mêlées de vin résiné, d’ouzo, de sciure fraîche sous les tables, de mégots refroidis » (L’Été grec, 1976). J’y trouvais une correspondance entre ces propos et le spectacle Rébetiko Ménélas Rapsodie.
Ici, cette musique va accompagner une plainte, une lente mélopée, celle de Ménélas, sa solitude, son chagrin et redonner la parole à une histoire simple d’amour occultée par la guerre de Troie. Loin des clichés décrivant le roi de Sparte comme un faible, un lâche. Il suffit d’un éventail à celui qui joue Ménélas [Simon Abkarian] pour devenir Hélène, un changement de regard et d’intensité de voix pour devenir son double maléfique. La poétique du langage mêle le lyrisme au trivial, tous les ressentis s’expriment dans une langue ardente.
Après une enfance passée au Liban, Simon Abkarian, acteur français d’origine arménienne, se rend à Los Angeles et y intègre une compagnie théâtrale arménienne. De retour à Paris en1985, il suit des cours d’acteurs puis entre au Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine et joue, entre autres, dans L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge d’Hélène Cixous et dans les pièces du cycle des Atrides, dont Iphigénie à Aulis d’Euripide ou encore Les Euménides d’Eschyle. La consécration, au théâtre, vient en 2001 avec Une bête sur la lune de Richard Kalinoski, dans une mise en scène d’Irina Brook, pièce relatant la vie d’un rescapé du génocide arménien, qui lui vaut le Molière du meilleur comédien.
Il est l’auteur d’une trilogie autour des femmes : Penelope, ô Penelope, Le dernier jour du jeûne, L’envol des cigognes. Penelope, ô Penelope a obtenu le prix du Syndicat de la critique pour le meilleur texte théâtral. Le fil rouge de cette trilogie est l’histoire d’une communauté méditerranéenne, le Liban de l’enfance de Simon Abkarian. Le TNN présentait fin mars Le dernier jour du jeûne et L’envol des cigognes, dont « l’encre n’était pas encore sèche », venant tout juste d’être créée.
Dans Le dernier jour du jeûne, il y a la mère, Nouritsa, le père, Theos, le fils unique, Elias, la sœur cadette, Astrig, l’aînée, Zéla, la tante érudite, Sandra, il y a aussi la voisine colporteuse de rumeurs, Vava, le boucher, Minas, sa fille, Sophia, qui ne parle plus, le jeune désœuvré, Aris, et l’autre, l’étranger, Xenos, celui qui ne dit rien, celui qui a peur de parler, de se déclarer. Ils sont voués à coexister dans un affrontement inavoué. Ils ont peur les uns des autres. Les hommes ont peur des femmes, ils jouent le jeu d’un amour tacite qui maintient un semblant de paix au sein de la famille. Et c’est ce faux-semblant que les femmes veulent détruire. C’est de ce joug ancestral, dont elles veulent s’émanciper. Car ce sont elles qui paient le plus lourd tribut de cette aliénation millénaire. Réduites au rôle de procréatrices, elles sont reléguées au second plan de la grande histoire. Leur plaisir est nié, leur aspiration de liberté aussi.
De L’envol de cigognes, Simon Abkarian dit que « C’est une tragi-comédie sur le thème de la guerre civile. Lorsque la guerre entra chez nous, j’avais 13 ans. Il faisait beau. Il faisait chaud.
Dans notre quartier, lorsque les armes automatiques crépitèrent, notre mère nous couvrit de ses bras. Ce soir-là, ils me semblèrent immenses. Ce soir-là, le monde bascula dans une dimension où le pire comme le meilleur prirent des allures de mirages. Ce soir-là allait donner au pain et à l’eau leur aspect le plus vital. Les rires, les pleurs, les fêtes, les enterrements, les mariages, tout allait continuer, mais avec au-dessus de nos têtes les bras de nos mères qui allaient nous protéger d’un torrent de feu. »
Si je devais caractériser la puissance de ce texte, je parlerais volontiers d’ « épopée intime », dût cette expression apparaître comme un oxymore : il y a le bruit et la fureur de la guerre, d’autant plus qu’il s’agit d’une guerre civile, vus au travers, au tamis, de l’histoire d’une famille que traversent les batailles, les animosités. Mais reste, malgré les conflits, cette notion de famille et son ciment, la femme.
Le texte est intense, coloré, dru, il a une poétique de l’immédiateté. Il sait se faire épique, tendre, ironique, sait se faire violent, tout au moins âcre. Si le référent explicite est bien le Liban (bien que le texte jamais n’en parle) l’implicite est la mer(e) nourricière, la Mare Nostrum, la Méditerranée. Plus exactement le bassin méditerranéen.
Et cette méditerranéïtude est très lisible dans le décor, signé Noëlle Ginefri : des éléments d’habitation, de couleur blanche, qui peuvent s’agglomérer, avec sur le côté, en extérieur, un escalier qui monte à la terrasse : habitat typique méditerranéen que l’on retrouve à Alger, en Grèce… Et le bleu qui emplit tout la surface du cyclorama [2] avec toutes ses nuances (50 nuances de bleu ?) désignent aussi bien la pureté de ciel que l’intense du drame.
José Monléon, le fondateur de l’Institut International du Théâtre Méditerranéen me disait que chaque fois qu’il allait dans une ville du pourtour de cette mer(e) nourricière, il avait l’impression d’être dans la même ville. Petit aparté : les assises de l’IITM se déroulent chaque année à Marseille, et cette ville est pour moi bien enserrée au cœur de l’œuvre ici présentée de Simon Abkarian. Marseille est avant tout un port, et c’est dans ce port que tout arrive, qu’est arrivée entre autre la communauté arménienne dans son exil.
J’ai parlé de la Grèce. Elle n’est pas qu’au travers du décor évoquée. Il y a ce personnage de Sandra, sœur de Nouritsa, sans âge, qui ouvre la pièce par un prologue, où elle se présente comme « jouvencelle centenaire, philologue, exégète, astrologue et avocate. » Nous la retrouvons lors de l’épilogue où elle clôt l’épopée intime. Elle interviendra plusieurs fois dans la pièce, plus comme commentatrice de ce monde qui l’entoure que dans l’avancée de la drama. La fonction de ce personnage me fait penser peu ou prou au coryphée de la tragédie grecque antique.
Mais aussi le fait qu’elle ouvre et clôture l’œuvre mais fait penser à ces interventions placées en tête et en fin des pièces de Shakespeare, dont la célèbre phrase de La Tempête “Nous sommes de la même étoffe que les songes, et notre vie infime est cernée de sommeil.” Cela est plus lumineux dans « L’envol des cigognes » où le spectre de Sandra commence et finit la pièce. Au demeurant, la qualité de l’écriture de Simon Abkarian n’a pas à rougir de la comparaison avec celle de Shakespeare.
Quant aux acteurs… Jamais le mot « troupe » n’a été aussi évident. Ils sont comme les cinq doigts de la main, ils sont beaux que c’est pas possible, madre de dios ! Il y a une réciprocité constante entre acteurs, texte, décors, lumière (Jean Michel Bauer) bref, mise en scène. Et quand Ariane Ascaride (Nouritsa) entre en scène, on ne sait plus où on habite. Son dit, son phrasé, sa présence scénique…. Aïe aïe aïe !
En voyant l’œuvre de Simon Abkarian, il me vient une phrase de Miguel de Unamuno : « Le fascisme guérit en lisant et le racisme guérit en voyageant. » Lisons du Simon Abkarian, voyageons dans son théâtre.
Si j’osais (et j’ose, j’vais m’gêner, tiens) je dirais que, au travers de langue de Simon Abkarian, j’y trouve la puissance d’un Shakespeare, l’épique d’un Homère, le tout écrit devant une boisson anisée bue en terrasse d’un café du Vieux-Port.
Le dernier jour du jeûne – L’envol des cigognes de et mis en scène par Simon Abkarian – Edité chez Actes Sud
[1] www.tnn.fr
[2] le cyclorama est un rideau tendu qui, comme l’indique son nom, est circulaire, ou plutôt semi-circulaire. Il se développe entre les murs cour, lointain et jardin.