La situation du projet communiste (ou de ce que Badiou a appelé justement « l’hypothèse communiste ») aujourd’hui doit être examinée en évitant deux écueils inverses : un défaitisme sans justification qui reviendrait à céder à l’air du temps, à sous-estimer les potentialités de la réalité présente et, plus profondément, à ne pas comprendre les raisons des difficultés actuelles, en particulier la raison de ce qu’on a cru être l’échec définitif du communisme avec la disparition des régimes de type soviétique ; mais aussi un optimisme militant qui voudrait relancer l’engagement communiste sur une base irréaliste ou utopique telle que je crois l’apercevoir dans des analyses récentes de mon ami L. Sève, avec lesquelles je suis pour la première fois assez largement en désaccord malgré l’admiration que j’ai pour ses travaux, par ailleurs, et l’estime que j’éprouve pour l’homme.
1 - Le moment présent est caractérisé dans le monde par une claire défaite du mouvement communiste international depuis la chute du mur de Berlin, à l’Est mais aussi en Occident. Ce qu’on appelait à tort (j’y reviendrai) le « communisme » dans les pays de l’Est a été remplacé par le pire libéralisme économique et social qui soit (sans que la démocratie politique y ait beaucoup gagné), avec des effets humains catastrophiques dont deux exemples dans l’ex-URSS donneront l’idée : la paupérisation dramatique de pans entiers de la population et la considérable diminution de l’espérance de vie. Et les deux grands pays qui se réclament encore officiellement d’une « visée communiste », y renoncent dans les faits au profit d’une économie en partie libérale, sans qu’on sache si c’est provisoire ou pas. Quant à Cuba, ses efforts méritoires en faveur de l’égalité sociale et de la promotion du peuple dans tous les domaines, paraissent se heurter à un problème de productivité économique, productivité sans laquelle l’accès à une vie aisée pour tous paraît impossible, et un retour partiel à la propriété privée économique y est, du coup, actuellement envisagée. Enfin, les partis communistes en Occident se sont considérablement affaiblis, au profit de partis dits « socialistes » ou « sociaux-démocrates » (et ce dernier vocable n’est pas une injure, je le précise, pour moi) mais qui sont ou sont en train de devenir des partis « sociaux-libéraux » ayant renoncé à abolir le capitalisme, l’exemple le plus spectaculaire et le plus scandaleux étant à mes yeux celui de l’ancien PC italien, réputé autrefois ouvert et inventif, devenu socialiste dans un premier temps et qui s’est transformé en Parti démocrate à l’américaine, lequel ne se dit même pas de gauche. Enfin, un peu partout et les médias dominants aidant, s’appuyant sur des intellectuels superficiels dont il répercutent exclusivement et abondamment les travaux (Glucksmann, BHL, etc.), l’idée d’une alternative au capitalisme, y compris en pleine crise de celui-ci qui nous fait prendre conscience de son inhumanité (ou immoralité) foncière, semble faire défaut ou susciter une incrédulité générale.
2 - Pourtant, et pour être fidèle à l’exigence de lucidité que j’ai énoncée au départ, il faut oser dire que la situation n’est pas aussi noire que ce qui précède pourrait le laisser croire. Au niveau mondial, les échecs patents du libéralisme débridé dans les ex-pays de l’Est suscitent un désenchantement croissant, avec parfois un retour au pouvoir ou un maintien des anciens partis communistes, même si c’est sous une nouvelle étiquette « sociale-démocrate » ; plus largement, en Europe, du fait de la crise, on voit apparaître des résistances (en Grèce, en Allemagne avec Die Linke, en Roumanie) animées par une visée plus ou moins anticapitaliste, et quelques partis communistes subsistent, voire réémergent sur la scène politique. Certes, la dégradation sans précédent de la situation des classes populaires et moyennes, liée à la remise en cause des acquis de l’Etat-Providence obtenus par la lutte des classes au 20ème siècle, ne garantit en rien un avenir progressiste dans l’immédiat, puisqu’elle peut nourrir des expériences d’extrême-droite et fascisantes comme le 20ème siècle en a connues à la suite de la crise 1929 – et il faut en avoir clairement conscience (voir les scores inquiétants de l’extrême droite un peu partout en Europe aujourd’hui) ; mais elle peut aussi ouvrir les yeux, alimenter une nouvelle conscience anticapitaliste et relancer à terme le mouvement progressiste. Enfin, il y a la situation encourageante en Amérique latine, qui bascule à gauche et où s’esquisse le projet d’un « socialisme du 21ème siècle » à l’échelle d’un continent qui n’a pas grand chose à voir avec la situation de la Russie à l’époque de le révolution bolchevique et qui ne peut donc que susciter notre espoir et obtenir notre soutien.
3 - Reste la France, où se situe prioritairement notre responsabilité de communistes, avec ou sans carte. Contrairement à ce qui s’est dit (mais se dit moins depuis quelque temps), le Parti communiste est affaibli mais n’est pas mort : cette proclamation de décès, souvent énoncée par les médias, est ce qu’on appelle un « énoncé performatif », destiné à produire ce qu’il énonce : à force de dire partout qu’il est mort, on ne fait que traduire un souhait (qu’il soit mort) et on veut idéologiquement contribuer à le tuer par l’annonce publique de sa mort un peu partout, y compris dans des revues intellectuelles dont je pourrais donner le nom. Or, par exemple, après un échec évident aux présidentielles de 2007, dont les causes sont multiples, il s’est retrouvé dans un étiage électoral aux législatives de 5% et, ensuite, est remonté à 6/7% aux élections européennes et régionales. De plus, faut-il le rappeler, il constitue le 3ème parti de France en termes d’élus, toutes élections confondues, après le PS et l’UMP. Dire qu’il est mort relève donc de l’incantation politique et en tirer argument, dans un contexte idéologique général difficile (voir ce que j’ai dit plus haut) pour exiger sa transformation radicale ou exiger qu’il renonce à son nom comme le veulent beaucoup de « dissidents », relève de la mauvaise foi ou de l’argumentation politicienne.
J’ajoute que, en dehors d’erreurs qui ont été commises, qu’il faut savoir reconnaître mais auxquelles on a été aussi acculés (voir l’attitude du NPA à la présidentielle et au régionales, comme, plus largement, celle de groupuscules d’extrême-gauche immatures et irréalistes), il faut aussi indiquer l’énorme responsabilité des médias (journaux, radio, télé) dans cet affaiblissement, médias dont on ne dira jamais assez à quel point ils sont anti-communistes, sous des formes grossières ou subtiles, par exemple en ayant joué Besancenot contre Buffet dans la dernière période, non par conviction communiste « supérieure » (le vrai communiste contre la stalinienne ou l’apparatchik), mais par volonté de nuire au PC et à la cause communiste : une fois le PC éliminé (ce qui n’a pas été le cas), adieu Besancenot ! Dans le discrédit visant l’idée communiste et donc le parti principal qui l’incarne, il ne faut donc pas oublier le rôle primordial de l’idéologie avec ses multiples supports (dont l’Ecole), dont L. Sève paraît oublier l’énorme efficacité conservatrice alors qu’il en est lui-même victime (ses travaux sont scandaleusement passés sous silence, comme d’autres d’ailleurs) : nous vivons dans une société pour laquelle le marxisme n’existe pas intellectuellement (hormis quelques rares exceptions, savamment sélectionnées, alors qu’il y a une abondante production marxiste aujourd’hui, de grande qualité, systématiquement occultée) ou dont la signification réelle est travestie en son contraire : marxisme égale Goulag. On ne peut donc analyser la difficile situation actuelle en polarisant l’attention sur la prétendue responsabilité des dirigeants successifs du PC sans commettre une énorme erreur d’abstraction : celle qui consiste à oublier le poids de l’idéologie dominante dans ce domaine, et donc celle qui consiste à oublier notre devoir d’intellectuels de lutter contre elle à partir de la place que nous occupons.
4 - Je viens de parler d’idéologie. On touche alors au problème principal à mon sens, par-delà les médiocres mais puissantes tactiques médiatiques, du défaitisme actuel et de l’incrédulité à l’égard du projet communiste : il tient à l’identification qui a été faite entre le marxisme de Marx et ce qui a été réalisé, frauduleusement, en son nom dans les pays de l’Est, sous le couvert de l’appellation « marxisme-léninisme » (qui vient d’ailleurs de Staline et non de Lénine lui-même), identification qui a été faite aussi bien par les partisans que par les adversaires du marxisme, au positif pour les premiers, au négatif pour les seconds. C’est à mon avis la grande question qu’il faut éclaircir sans aucun tabou ou la moindre réserve mentale, dont beaucoup sous-estiment l’importance alors qu’elle bloque littéralement la liberté de réflexion dans ce domaine et, plus précisément, l’intelligence du communisme tel que Marx nous l’a légué en héritage. Résoudre cette question, c’est, hors de tout prophétisme de type religieux, réouvrir l’avenir.
Marx n’est pas seulement l’auteur du Capital, c’est-à-dire l’analyste critique du capitalisme et de ses injustices ; c’est aussi un penseur de l’histoire dans son ensemble, avec sa succession de modes de production, dont il prétendait nous apporter une conception à la fois scientifique (non idéologique) et matérialiste. Dans ce cadre, essentiel selon moi pour comprendre ce que peut et doit être une politique révolutionnaire éclairée par la science, il a toujours – je dis bien toujours – affirmé qu’une révolution anticapitaliste ne pouvait réussir qu’à partir des conditions économiques et sociales fournies par le capitalisme développé – la grande industrie et un ensemble de salariés liés directement ou indirectement à celle-ci –, donc en Occident ; et si, à la fin de sa vie, s’intéressant à la commune russe et à la propriété agricole quasi collective qu’on y trouvait, il a envisagé qu’un révolution puisse s’y déclencher et amorcer une transition au communisme différente et plus rapide que celle qu’il envisageait pour l’Occident, il a toujours ajouté (et le propos a été repris ensuite par Engels) qu’elle ne pourrait réussir qu’avec l’appui d’une révolution en Occident conforme au schéma matérialiste précédent, lui apportant ses acquis matériels (ou ses acquêts). Par ailleurs, et c’est l’autre point essentiel, contrairement à ce que l’expression de « dictature du prolétariat » a pu laisser entendre (avec la résonance contemporaine du terme « dictature » en liaison avec les régimes fascistes du 20ème siècle), il a toujours pensé la forme politique de la transition au communisme et du communisme lui-même comme étant la démocratie : « mouvement de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité »dit-il dans le Manifeste du parti communiste, formule qui indique clairement (« de » l’immense majorité et pas seulement « pour » elle) que le peuple doit être non seulement l’objet de la révolution (elle vise la satisfaction de ses de ses intérêts) mais son sujet, qu’il doit donc en être l’acteur. Et quand, sur le tard, il a davantage précisé ce qu’était selon lui politiquement la fameuse « dictature du prolétariat », il l’a clairement identifiée (lui, mais aussi Engels) à la Commune de Paris qui fut, faut-il le rappeler le plus grand événement démocratique de l’histoire universelle, avec, en particulier, des élections libres à tous les niveaux (je ne développe pas). J’ajoute que, contrairement à l’imposture intellectuelle qui veut nous faire croire que Marx était hostile aux « droits de l’homme et du citoyen », il faut absolument indiquer qu’il n’a jamais dénoncé la démocratie politique (avec ses droits du citoyen) en elle-même, se contentant de signaler que la démocratie politique n’est qu’une partie de la démocratie totale qui doit investir le champ social et le champ économique, que faute de cette extension elle est imparfaite sur son propre plan (qu’est-ce que la liberté politique sans l’accès à la culture ?) et, enfin, qu’elle génère des illusions – ce qui ne signifie pas qu’elle est illusoire ! Le texte La question juive, aussi souvent commenté que mal compris, est sans ambiguïté ici.
Or, si l’on a présent à l’esprit les deux idées que je viens de présenter – conditions économiques développées, démocratie –, que faut-il penser de la révolution bolchevique, des régimes qui se sont inspirés de son modèle et des autres expériences se réclamant de Marx comme l’expérience chinoise – bref de tout ce qui s’est fait explicitement en son nom au 20ème siècle ? On peut estimer (même s’il faut se méfier des prédictions rétrospectives) qu’elles étaient vouées à l’échec, même si, en disant cela, on rejoint des marxistes de l’époque qui l’avaient dit, comme Kautsky. Ces expériences contredisent la pensée de Marx sur les deux plans indiqués. D’une part, elles se sont faites dans les conditions du sous-développement, sans un soutien populaire du type envisagé par Marx, et elles ont donc du recourir à la contrainte, d’une manière volontariste, pour accoucher un développement qui n’était pas là et sans lequel on ne saurait parler de socialisme et a fortiori de communisme. On ne peut que constater – et j’ajoute : hélas ! – que toutes ces expériences ont échoué sur le plan économique, produisant des sociétés avec des qualités, certes (hormis les crimes de Staline ou ceux de Mao), mais marquées à terme par la pénurie et instaurant donc une espèce d’égalité sociale non dans la misère (elle a été éradiquée) mais dans une relative pauvreté générale, très éloignée de l’objectif proclamé, à savoir l’abondance. Ce qui se passe en Chine (comme au Vietnam) aujourd’hui confirme cette analyse puisque les PC au pouvoir recourent à des formes claires de capitalisme pour enrichir leurs pays respectifs, quitte, je l’espère, à répartir ensuite la richesse ainsi produite d’une manière « communiste », c’est-à-dire égalitaire C’est le schéma historique de Marx retrouvé et mis en pratique, mais d’une manière paradoxale puisqu’il s’agit d’un développement capitaliste sous contrôle communiste et mis en place après une longue période contraire ! Par ailleurs, la forme politique de ces régimes, même si on laisse de côté bien évidemment la tragédie stalinienne et si l’on nuance l’analyse selon les pays (la Chine actuelle, par exemple, n’est pas une dictature, le terme ne convient pas, et Cuba non plus), ne respectait pas les normes élémentaires de la démocratie : parti unique, censure, pas ou peu de liberté de la presse ni de vraie liberté de pensée ou de création en art, etc. (je ne développe pas) les caractérisaient ; ils étaient donc opposés à cette démocratie intégrale intégrant la démocratie politique et à ce souci essentiel de liberté qui sont au cœur du projet marxien.
Conséquence : que cela plaise ou non à ceux qui vécu dans une culture officielle qui affirmait le contraire et avec laquelle il faut avoir le courage de rompre, il n’a existé nulle part au 20ème siècle de communisme ou même de socialisme (et je n’entre pas ici dans une querelle terminologique sur ces deux termes, provisoirement inutile) et donc, ce qui est mort avec ces régimes (quels qu’aient été par ailleurs, je le répète, leurs qualités), ce n’est pas le communisme mais sa caricature, faute des conditions économiques et de la forme politique que ce concept implique. De ce point de vue, l’histoire n’a pas tranché comme le prétendent aussi bien les hommes de droite qu’une grande partie des « socialistes » : le communisme n’a pas été définitivement invalidé puisqu’il n’a été nulle part expérimenté dans les conditions objectives (matérielles) qui seules lui aurait permis de réussir et sous la forme politique qu’il exige et qui l’aurait rendu attractif pour tout le monde. L’avenir est donc politiquement ou historiquement rigoureusement ouvert, ce qui ne nous donne aucune certitude quant au futur mais fonde non seulement un optimisme de la volonté (cela ne suffit pas pour éviter l’utopie) mais un espoir rationnel autant que raisonnable, c’est-à-dire un optimisme mesuré de l’intelligence qui, lui, nous autorise à agir dans ce sens, quelles que soient les difficultés anthropologiques que l’on peut trouver sur ce chemin, qu’il ne faut pas occulter mais qui ne sont ni assurées ni indépassables et dont j’ai parlé ailleurs.
5 - Il convient donc de se situer, en marxistes, sans catéchisme comme sans impatience volontariste, sur le train d’une conception évolutionniste de l’histoire qui n’exclut pas les ruptures révolutionnaires mais, au contraire les prépare en s’appuyant sur l’intelligence des possibilités objectives fournies par le développement historique. C’est ce que Marx lui-même (beaucoup l’ignorent) a désigné comme une « évolution révolutionnaire », formule qui a ensuite été reprise et théorisée par Jaurès. Nous rencontrons alors une autre grande question, que la tradition communiste officielle a eu du mal a aborder franchement et lucidement, sans anathèmes du style « sociaux-traîtres », « collaboration de classe », « réformisme », etc. : celle de la social-démocratie. Il n’est pas question de nier le passif de son histoire, en particulier dans le domaine international avec la participation à la première guerre mondiale et le soutien aux aventures coloniales, voire l’inscription dans l’impérialisme économique et politique des Etats-Unis. Mais on peut aussi l’appréhender sous un autre versant, qui laisse de côté délibérément cet aspect comme sa dérive social-libérale actuelle, pour s’en tenir à sa signification originelle, ancrée explicitement dans le marxisme, d’une construction progressive et démocratique du socialisme, quitte à s’arrêter en chemin comme elle l’a malheureusement fait et à pactiser trop, ou trop longtemps, avec les forces du Capital : il s’agit du bilan des réformes importantes qu’elle a imposées au capitalisme tout au long du 20ème siècle par la lutte de classe syndicale et politique, avec souvent l’appui ou la participation, selon les pays, des partis communistes (en France : 1936 et le Front populaire, 1946 avec le gouvernement du général de Gaulle appliquant le programme du CNR à l’initiative ici des communistes, 1968 en un sens, le début du gouvernement de l’Union de la gauche à partir de 1981, le gouvernement Jospin). Elles ont toutes abouti à un compromis entre le Capital et le Travail profitant au monde du travail, tant dans le domaine des libertés politiques, des droits sociaux ou du niveau de vie économique des travailleurs (augmentation des salaires, redistribution de la richesse par l’impôt) – ce qu’on a appelé l’Etat-Providence. Ceux qui sous-estimeraient ces acquis n’ont qu’à considérer ce qu’il deviennent aujourd’hui, depuis la disparition du système soviétique, pour mesurer rétrospectivement leur prix : cessant d’être confronté à la menace et au défi que ce système représentait, fût-ce avec une part importante de mythification, le capitalisme retrouve ses potentialités destructrices et liquide ces acquis un peu partout avec l’appui d’une social-démocratie devenue social-libérale (ce qui n’est pas du tout pareil) : paupérisation, recul de l’âge de la retraite, dégradation du droit à la santé, remise en cause des services publics, etc. Cette régression est telle que, être progressiste et, a fortiori communiste aujourd’hui, c’est aussi être conservateur : c’est se battre pour conserver ces acquis ou les restaurer, à défaut de pouvoir à court terme les améliorer, faute d’un rapport des forces politique favorable. Et, pour finir sur ce bilan d’ensemble, énoncé par un communiste décidé à le demeurer sauf crise soudaine de pessimisme aigu, il faut bien avouer, en toute humilité, que si nous comparons terme à terme – libertés publiques, droits sociaux et niveau de vie – le système soviétique tel qu’il existait et l’état des sociétés sous influence social-démocrate (en particulier les pays nordiques) à la même époque (abstraction faite, donc, des graves régressions actuelles), la comparaison est sans conteste en faveur des secondes… et c’est pourquoi le système soviétique s’est écroulé de lui-même (pour l’essentiel en tout cas), quitte à ce que les acteurs de cet écroulement aient idéalisé avec beaucoup de naïveté le post-soviétisme qu’ils souhaitaient et à connaître un terrible désenchantement aujourd’hui, et même à s’apercevoir que sur certains plans la situation du peuple est pire que celle qui était la sienne auparavant.
Il nous faut alors être au clair avec la notion de réforme, ou plutôt de réformisme, dans ce cadre matérialiste, mais aussi exigeant, d’une « évolution révolutionnaire » qui doit être le cadre politique d’une action communiste contemporaine. Il y a en réalité deux types de réformisme : un réformisme du but ou de la visée finale, qui consiste à renoncer à l’objectif d’un dépassement du capitalisme en le prétendant irréalisable et à naturaliser les dites « lois » de l’économie libérale (qui ne sont que des règles faites par des hommes et pouvant être défaites par eux) – c’est le réformisme social-libéral qui ne propose que des réformes internes au capitalisme et qui, s’il veut bien changer (un peu) la société, ne veut pas changer de société, c’est un réformisme de renoncement à la révolution du système actuel et au service, finalement, des dominants ; mais il y a aussi un réformisme de méthode : s’il entend bien transformer la société, c’est pour changer de société, mais il veut le faire démocratiquement, avec le soutien constant du suffrage universel, par des réformes successives ( y compris avec des points de rupture décisifs comme les nationalisations) intégrant ce qui a été déjà obtenu (on ne part pas de rien !) et dont la somme, étalée patiemment dans le temps, produit finalement une révolution, en entendant par là, non une transformation violente qu’il faut refuser (les morts ne renaissent pas !), mais, tout simplement, un changement de système (dans les domaines où le changement s’impose). C’est cela l’évolution révolutionnaire, qui définit aujourd’hui ce que doit être l’action communiste dans le moment présent. Reste qu’il faut être plus précis sur la forme et le contenu de cette action.
6 - S’agissant de la forme dans laquelle doit s’inscrire le combat communiste, on ne saurait faire l’impasse ni sur l’Etat ni sur la forme-parti, injustement décriée aujourd’hui. Sur l’Etat, d’abord, car il s’agit bien de se l’approprier et de le démocratiser. C’est dire qu’il faut bien s’inscrire dans les formes institutionnelles existantes et que affirmer qu’elles sont toutes bourgeoises par essence n’a aucun sens : la démocratie politique fondée sur le suffrage universel, en y comprenant le parlement, constitue une valeur indépassable et elle doit être aussi le lieu du combat communiste, qui ne saurait se contenter d’un combat à la base ou de mouvements spontanés dont on ne sait jamais sur quoi ils peuvent déboucher et, surtout, qui désertent les lieux effectifs du pouvoir, les laissant alors à l’adversaire de classe. Je rappelle une idée suggérée plus haut : la démocratie politique peut être dite formelle, elle n’est pas pour autant irréelle et elle constitue même la forme obligatoire d’un combat communiste démocratique, formule qui est un pléonasme. Cela me permet d’indiquer qu’il nous faut revoir l’idée de dépérissement de l’Etat et même, selon moi, l’abandonner : nous aurons toujours besoin d’un Etat, y compris dans une société communiste, ne serait-ce que pour formuler les normes devant régir cette société et les faire appliquer, comme la fin de l’exploitation, l’égalité sociale, le refus des discriminations de sexe ou de race, etc. Par contre, il faudra mettre fin à ses fonctions de classe (comme la répression à l’égard des classes populaires) et procéder à sa démocratisation maximale. Marx, sur ce point, a été plus subtil et plus prudent que ses exégètes le prétendent et n’a pas été aussi affirmatif que Engels et Lénine ! Du coup, c’est la question de la forme-parti qui est posée : faut-il céder à la mode qui voudrait qu’on s’en débarrasse ? Ce serait une erreur énorme, vouant le mouvement communiste à l’échec certain. On peut avancer plusieurs arguments en ce sens. Un constat : la droite, elle, a gagné dans la période récente parce qu’elle a su s’organiser en parti. Par ailleurs, renoncer à la forme-parti au profit d’un vague mouvement horizontal d’où toute direction verticale aurait disparu, c’est sous-estimer l’aliénation idéologique dans laquelle se trouve une grande partie des citoyens, y compris à bac plus cinq, fuir la fonction éducative et propositionnelle d’un parti révolutionnaire et se mettre à la remorque de l’opinion, comme l’exemple du PS, voire des Verts, nous le montre à l’envi. Enfin, c’est oublier que, à vue d’homme tout au moins et étant donnée la complexité des choses dont la politique a à traiter, nous aurons longtemps (toujours ?) besoins de médiations politiques et donc de partis – en l’occurrence, s’agissant de nous, d’un parti communiste. Je rappelle d’ailleurs que Marx n’a jamais récusé la forme-parti et qu’il a écrit non un Manifeste du mouvement communiste, mais un Manifeste du parti communiste, même s’il a été discret sur ce qu’il devait être dans sa forme concrète. La lutte des communistes doit donc s’inscrire dans les formes institutionnelles, ne pas les récuser et les fuir, avec par contre le souci constant de les démocratiser au maximum pour que les masses se les approprient en des initiatives multiples et décentralisées (Sève a de très bonnes remarques sur ce point), souci qui doit certes intégrer l’élévation globale du niveau intellectuel du peuple, mais qui ne doit pas oublier que celle-ci n’est pas synonyme d’une lucidité accrue sur l’essence du capitalisme et sur l’intérêt comme sur l’obligation morale qu’il y a à l’abolir, étant donné le conditionnement des consciences par l’idéologie dominante. C’est bien pourquoi nous avons encore besoin et nous aurons encore longtemps besoin d’un parti révolutionnaire élaborant et diffusant une théorie révolutionnaire. Mais ce souci ne doit pas nous faire oublier, comme tout ce qui précède l’a suggéré, la nécessité d’alliances elles-mêmes institutionnelles : aujourd’hui dans le cadre du Front de gauche pour rééquilibrer la gauche « à gauche » de la gauche socialiste ; dans le cadre d’une alliance gouvernementale avec cette dernière, si les conditions politiques s’y prêtent en 2012.
Dans ce contexte, j’indique qu’un danger énorme pèse sur « la gauche de la gauche » : celui du « syndrome italien », à savoir celui de la désunion au sein du Parti communiste lui-même avec des courants différents tirant dans divers sens et risquant de le faire éclater, mais aussi « à sa gauche », avec des groupuscules ou des mini-partis qui veulent préserver d’une manière sectaire leur identité et la parcelle de pouvoir qu’elle procure et refusent de s’intégrer dans un mouvement communiste large et unifié. En Italie, cela a conduit à l’éclatement du camp communiste et à son effacement du champ politique, provisoire je l’espère, et en France cela a produit des échecs récents. Il faut absolument éviter cela et se faire les partisans actifs d’une unité retrouvée des diverses forces communistes, sans se couper pour autant d’un PS encore incontournable aujourd’hui. C’est pourquoi le Front de gauche (même s’il n’est pas un Front communiste) me paraît en l’état la meilleure réponse à ces interrogations stratégiques.
7 - S’agissant du contenu de l’action communiste, il doit répondre à une double exigence : lisibilité liée à la radicalité de note visée politique, mais aussi crédibilité liée à la responsabilité ou au réalisme sans lesquels on ne peut prétendre accéder au pouvoir et diriger un pays. La lisibilité ne fait qu’un avec le maintien de la visée communiste dans sa radicalité, en tenant compte de ce qu’elle implique comme l’appropriation collective des « grands moyens de production et d’échanges » (comme on disait justement autrefois), qui passe aussi par les nationalisations et donc l’intervention de l’Etat dans l’économie : stratège, régulateur, planificateur ou propriétaire, il faut revaloriser le rôle de l’Etat face à sa critique libérale et à son désengagement catastrophique dans bien des domaines qui laisse la place à la lutte sauvage des intérêts privés égoïstes. On peut le faire par étapes, avec des nuances distinguant par exemple les domaines où des formes de propriété privée doivent subsister (comme l’artisanat ou le petit commerce) ou encore en rappelant qu’il y a plusieurs formes de propriété collective (coopérative, associative, etc.), mais il faut impérativement opérer cette revalorisation, pour trois raisons : sur le plan moral la propriété privée des moyens de production, qui permet l’exploitation de la force de travail, n’a aucune justification et constitue un puissant facteur d’injustice ; l’appropriation sociale de l’économie fonde le pouvoir démocratique dans ce domaine et elle permet la maîtrise collective de la vie sociale, c’est donc aussi un puissant facteur de liberté ; enfin, on ne saurait laisser le monopole de cette revendication à des courants minoritaires comme le NPA ou LO qui paraissent par moments être les seules porte-drapeaux de la revendication communiste, à notre détriment et au détriment de la vision responsable qui est la nôtre. Plus largement, nous devons être à l’avant-garde sur la question de l’égalité, donc sur celle de la réduction des inégalités de revenu et de salaire : sans céder au mirage de l’égalitarisme, c’est-à-dire d’une identité stricte des conditions de vie difficilement concevable (même si on peut la souhaiter), sans doute contre-productive à court et à moyen terme (voir ce qui se passe à Cuba) et qui ne correspond pas à la conception fine et réaliste de Marx (voir la Critique du programme de Gotha), il faut cependant indiquer clairement l’échelle des inégalités qui nous paraît actuellement souhaitable ou justifiable – par exemple de 1 à 10 – en attendant qu’on puisse un jour passer au mot d’ordre « A chacun selon ses besoins ». Enfin, et au-delà de ces préoccupations classiques mais souvent passées sous silence, il nous faut nous ouvrir à la question de l’émancipation dans tous les domaines, y compris celui de la vie individuelle, en luttant contre toutes les formes de domination et d’oppression de façon à rendre le projet communiste non seulement moralement juste mais, si je puis dire, existentiellement désirable : fin de l’aliénation féminine, arrêt des discriminations racistes, de l’oppression sexuelle, en particulier celle qui pèse encore sur l’homosexualité, valorisation de l’activité hors du travail contraint et pas seulement amélioration de la vie au travail – bref, souci de l’épanouissement et du bonheur de l’individu (mais de tous les individus) permettant à chacun d’accéder aux plus hautes formes de cet épanouissement et de ce bonheur, celles que procure la culture. Enfin, last but not least, nous devons nous engager résolument dans la cause écologique vu son importance évidente, que notre ancienne polarisation sur le modèle soviétique nous a fait longtemps sous-estimer ; et ce, d’autant plus que seule la position anticapitaliste qui est la nôtre est à même de fournir la base d’une solution durable et véritable à cette question : une écologie hors d’un projet de dépassement du capitalisme n’est qu’une mystification à destination des classes moyennes et fonctionne comme une idéologie de diversion par rapport à la prise de conscience de la nécessité de ce dépassement. Je pourrais multiplier ainsi les suggestions auxquelles je tiens, comme celle qui consiste à dénoncer dans le capitalisme un système qui, par la domination effrénée du productivisme et des valeurs mercantiles, est en train de médiocriser lamentablement nos existences.
8 - La mondialisation capitaliste est aussi une question cruciale, mais délicate à résoudre, sachant que l’Europe actuelle en est un aspect, voire un instrument actif (contrairement au mythe d’une Europe qui nous en protégerait fondamentalement). On ne saurait s’opposer, quand on est communiste, à l’idée d’une unification mondiale du genre humain, facteur de progrès et de paix : c’était un élément fort de la définition du communisme selon Marx et de son internationalisme, et il la considérait même comme la condition objective d’un authentique communisme (voir L’idéologie allemande). Il n’empêche que celle-ci avance à « front renversé », en rendant aussi difficile le combat communiste : en détruisant les Etats-nations, elle supprime des lieux où pouvait s’exercer une souveraineté populaire dans la proximité du pouvoir central, permet de contourner l’influence des forces progressistes dans certains pays (l’Europe a aussi été voulue dans ce but) et soumet les peuples à des organismes supranationaux lointains qui ne les représentent pas et les éloignent de la politique, mais aussi à des organismes économiques au service exclusif de la productivité capitaliste et des marchés financiers, qui leur enlèvent la maîtrise du développement historique. C’est bien pourquoi il va bien falloir qu’un jour le mouvement communiste se réorganise à l’échelle internationale pour contrer un capitalisme qui est, lui, fortement organisé internationalement, en allant bien au-delà de ce que propose l’altermondialisme qui n’avance guère de solution politique d’ensemble. Les formes d’entente entre pays progressistes qui se réalisent en Amérique latine peuvent en esquisser une voie, de même que, paradoxalement, les projets qui émergent ici et là de relocaliser l’économie : ceux-ci ont non seulement un intérêt écologique énorme, mais il peuvent contribuer à redonner du pouvoir aux différents peuples sur leur vie sociale, sans retomber dans un nationalisme égoïste et dépassé. Je rappelle d’ailleurs que l’internationalisme ne signifie pas nécessairement le dépassement des nations dans une entité politique supranationale (inter-nationalisme et non supra-nationalisme) mais plutôt leur entente et leur coopération et que, comme le disait à peu près Jaurès : « Un peu d’internationalisme éloigne de la nation, beaucoup en rapproche ». Dans ce propos, c’est le respect des identités collectives qui est revendiqué de même que l’exigence d’une organisation démocratique du monde, contre le rouleau compresseur et destructeur du Capital à ces deux niveaux.
9 - Dernier point, en guise de conclusion : comment s’y prendre pour redonner vie au projet communiste ainsi débarrassé de l’ombre que les expériences avortées du 20ème siècle ont projeté lui et qui en ont masqué la nature exacte ? Sur quelles motivations s’appuyer pour provoquer l’adhésion à son égard alors que l’échec patent du capitalisme, aujourd’hui, suscite sa critique grandissante, mais non la conviction qu’une alternative radicale à ce système est possible ? Il nous faut jouer sur trois tableaux.
D’abord montrer et même démontrer que cette alternative est possible (sans être nécessaire au sens d’inéluctable) parce que le capitalisme en accumule les présupposés objectifs, tant économiques que sociaux (l’immense majorité de la population est concernée par elle dans ses intérêts, désormais). C’est là une idée que L. Sève répète souvent et que je partage totalement, et que l’on retrouve aussi, sous une autre forme dans les travaux de J. Bidet et G. Duménil quand ils parlent de l’alliance indispensable des « compétents » et de la « classe fondamentale » (les exploités), même si l’on peut discuter leur conceptualisation. Elle revient à dire que nous avons aujourd’hui les moyens de répartir la richesse produite au profit du plus grand nombre et, grâce à cette nouvelle répartition, de résoudre bien des problèmes qui pèsent sur les hommes, non seulement en Occident, mais, pour une part, dans le reste du monde On n’est donc pas dans l’utopie (au sens de ce qui irréalisable) mais dans ce qui est objectivement possible dans le futur à partir de notre présent. C’est dire l’importance aussi de tous les travaux en sciences sociales qui vont dans ce sens actuellement, même si c’est parfois à leur insu pour autant que leur auteurs ne franchissent toujours le pas de l’option communiste. Et c’est dire aussi l’importance des travaux qui entendent « modéliser » ce futur, comme ceux de T. Andréani, non pour nous imposer quoique ce soit (ce que l’idée de « modèle de socialisme » pourrait suggérer à tort), mais pour dessiner dans le détail et avec compétence ce que pourrait être ce projet, de façon à le rendre crédible et éviter l’échec que produirait, dans le cadre d’une société complexe, toute impréparation. J’ajoute seulement que je n’entrerai pas dans la querelle qui consiste à savoir s’il faut parler de socialisme ou de communisme, qui tourne parfois à la discussion théologique dès lors que l’on ne distingue pas les étapes indispensables dans un processus d’« évolution révolutionnaire ». Ce qu’il faut seulement décider c’est, s’agissant de notre objectif fondamental et final, de ne pas renoncer au terme de « communisme » sous le prétexte qu’il serait associé au souvenir des régimes de type soviétique : ce serait donner raison à ceux – les adversaires du communisme – qui opèrent cette identification que j’ai d’emblée dénoncée comme frauduleuse ; mais tout autant, ce serait prendre idéologiquement une direction dangereuse : quand on abandonne le mot, tôt ou tard on abandonne la chose ! Dans ce contexte, parler à court terme, dans un programme et non un projet, d’un « socialisme du 21ème siècle » (la formule nous vient d’Amérique latine) ne me gêne pas puisqu’elle ne touche pas à l’objectif final.
Par ailleurs, il faut contribuer à montrer à quel point les hommes ont besoin d’une autres société pour être à la fois libres et heureux. Il ne faut pas craindre de recourir à ce vocabulaire qui n’a rien d’emphatique ou d’inutilement humaniste, comme le prétendent certains. Ici aussi, les sciences sociales nous sont d’une grande utilité pour autant qu’elles mettent en lumière les mécanismes sociaux producteurs d’aliénation et de malheur, comme ces phénomènes inédits de paupérisation absolue qu’on jugeait inconcevables au 20ème siècle ou ces nouvelles formes de souffrance au travail qui envahissent nombre de métiers du fait de la course à la rentabilité capitaliste. C’est donc à une relance de la lutte idéologique montrant que le communisme est bon pour les être humains, qu’il est souhaitable ou désirable, qu’il faut procéder ; lutte idéologique à la fois lucide, non démagogique mais intransigeante et optimiste, éclairée par les savoirs positifs… y compris la psychanalyse, qui a des choses à nous dire sur les moyens de rendre les hommes plus libres et plus heureux.
Enfin – je tiens à ce dernier point étant donnée ma réflexion philosophique sur l’enjeu moral du communisme – , il faut être convaincu et populariser l’idée que le communisme est une organisation de la société moralement supérieure à toutes celles que l’histoire passée a connues, parce qu’il est au service de tous les êtres humains, et qu’il est donc à ce titre moralement exigible. Sans entrer dans les détails, j’indique seulement que cela suppose que l’on distingue la morale du moralisme et qu’on lui donne comme champ d’application l’ensemble des rapports sociaux pour les moraliser, c’est-à-dire les humaniser. Dans un contexte de montée générale de l’indifférence au malheur et d’affaiblissement, chez les élites politiques et intellectuelles dominantes, de la perception morale des choses comme de la révolte devant l’inhumain, il faut se réclamer clairement des valeurs morales universelles (il n’y a de valeurs morales qu’universelles) comprises d’une manière matérialiste, montrer leur accomplissement politique dans le communisme (alors que le capitalisme ne cesse de les bafouer structurellement et non seulement dans ses excès) et contribuer ainsi à forger ce que Gramsci appelait un nouveau « sens commun », à teneur indissolublement morale et politique. Et il ne faut dons pas craindre de recourir ici au vocabulaire de la morale pour parler du capitalisme et de ses méfaits, comme le faisait Marx même s’il n’en a pas théorisé le statut, l’importance ni la présence dans son œuvre : injuste, scandaleux, inhumain, etc., disent bien ce qu’est moralement ce système. Bien entendu, la morale ne suffira pas à mobiliser les gens : il faut aussi faire appel à leur intérêt matériel le plus concret, à leur désir de liberté et de bonheur. Mais on ne saurait faire de politique sans faire appel à des valeurs, et de politique communiste sans faire appel aux valeurs morales dont j’ai parlé, en jouant aussi sur la capacité que les hommes ont de les percevoir intellectuellement et de les éprouver dans leur chair comme quand ils réclament, à l’occasion de telle ou telle revendication, qu’on reconnaisse leur dignité humaine et qu’ils demandent à être respectés dans leur vie et leurs aspirations.
Le communisme est donc à la fois possible, désirable et moralement exigible : c’est ce triple message qu’il s’agit de faire passer si nous voulons, contre le cynisme et le désespoir ambiants, que les hommes s’approprient notre projet et, à travers lui, s’approprient leur vie.
Novembre 2010
Yvon Quiniou, philosophe, vient de publier L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ?, L’Harmattan.