L’année 2014 est celle du cinquantenaire de la mort Palmiro Togliatti, qui fut un dirigeant prestigieux du Parti communiste italien. Dans notre pays, PalmiroTogliatti est plutôt tombé dans l’oubli, contrairement à son compagnon de lutte, Antonio Gramsci, et il faut espérer que cet anniversaire permette de revenir sur sa vie et son rôle. Pour l’heure, quand on mentionne son nom c’est parfois pour l’opposer à Gramsci. C’est ainsi ce que fait Martin Rueff dans un recueil de textes de Gramsci édité récemment par un éditeur de grande diffusion. Dans sa présentation, il s’en prend à un « mythe qui a la vie dure », celui qu’aurait créé Togliatti selon lequel Gramsci était « avant tout un homme de parti ». Il y a là quelque chose d’affligeant quand on pense aux efforts passionnés de Togliatti pour faire connaître l’œuvre de Gramsci, efforts sans lesquels elle serait peut-être tombé dans l’oubli. Domenico Losurdo faisait déjà état de ces tentatives d’opposer les deux hommes dans Gramsci, du libéralisme au communisme critique, en considérant qu’elles étaient sans fondement. Il utilisait dans ce livre le terme « groupe ordinoviste », du nom du journal L’Ordine nuovo durant le mouvement turinois des conseils d’usine, ce qui est déjà une façon de réfuter la vision d’un Gramsci comme penseur isolé, auteur d’analyses certes géniales mais inappliquées ou incomprises. Il revient dans cet entretien sur l’apport de ces deux personnalités qu’on ne peut séparer, Togliatti et Gramsci. Eric Le Lann
Commençons par le rapport de Gramsci et Togliatti au libéralisme. Tu cites à ce sujet Togliatti : « la fonction de libération » des libéraux « est passée à d’autres », écrit-il.
Domenico Losurdo. Je voudrais faire d’abord une considération générale, bien sûr Togliatti et Gramsci sont des personnalités différentes mais ils ont une caractéristique commune, je vais le dire en langage philosophique, c’est l’évaluation qu’ils font de l’universalité. Tous les deux sont d’accord sur la signification universelle de la Révolution d’Octobre, mais tous les deux pensent que l’universalité n’exclue pas les caractéristiques particulières de chaque nation, de chaque situation déterminée. Pour eux, il ne s’agit donc pas de reproduire une expérience mais de la traduire dans une culture nationale.
Et ce n’est pas un hasard s’ils discutent avec les grandes personnalités de la culture italienne de leur temps telles que Croce et Gentile, et pas seulement avec celles de l’Internationale socialiste ou de l’Internationale communiste.
Tous deux ont appris de Lénine cette thèse d’Hegel : « l’universalité est telle dans la mesure où elle est capable d’embrasser le particulier concret » (le désir d’émancipation des classes subalternes, des peuples opprimés, des femmes), et de se traduire dans une culture nationale déterminée.
C’est dans ce cadre que se pose la question du libéralisme. Le marxisme est pour eux le résultat d’un long processus. Il y a longue tradition derrière Gramsci et Togliatti. Déjà Engels avait écrit que le prolétariat était l’héritier de la philosophie classique allemande. Chez Lénine il y a une affirmation plus forte encore : il évoque les trois sources et même les trois parties constitutives de la théorie de Marx, je souligne les mots, trois parties constitutives : la Révolution française, la philosophie classique allemande et l’économie politique classique.
Gramsci va plus loin. Il considère que le problème de l’héritage est un problème permanent. Le marxisme doit se développer, non dans l’isolement mais en discutant, en polémiquant avec les autres courants philosophiques et culturels. Gramsci a souligné plus fortement que personne ce thème de l’héritage mais ce thème de l’héritage, ce thème est commun à Gramsci et Togliatti. Dans la revue dirigée par Gramsci, Togliatti a aussi écrit beaucoup de choses sur la nécessité pour les communistes de reprendre l’héritage du libéralisme [1].
Tu insistes aussi sur la position commune de Gramsci et Togliatti face à l’héritage de la Révolution française. Tu évoques par exemple le fait que Gramsci publie dans L’Ordine nuovo un essai où l’historien Albert Mathiez compare jacobins et bolcheviks, ou le fait qu’il se démarque de Sorel.
Au début Gramsci n’a pas compris la fonction révolutionnaire du jacobinisme. Peut-être est-ce après la Révolution d’Octobre qu’il évolue. Pour Gramsci et Togliatti, la théorie de Marx n’est pas le « continent nouveau » dont parle Althusser, ni la révélation d’une prophétie religieuse, mais l’aboutissement d’un long processus historique où l’on ne peut négliger le rôle de la révolution bourgeoise, et notamment de la révolution bourgeoise française porteuse d’une radicalité, une révolution à laquelle ont participé des larges masses et qui a produit quelque chose qui va au-delà de la bourgeoisie.
Togliatti déclare, en 1925, « nous sommes arrivés (au marxisme) par la voie suivie par Marx, c’est-à-dire en partant de la philosophie idéaliste allemande (…) la voie royale par rapport à toute autre ». Tu rappelles qu’il avait entrepris dans sa jeunesse une traduction de la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel. Peux-tu nous en dire plus à ce sujet, et plus particulièrement quant au rapport des deux hommes à Hegel ?
Togliatti raisonne ainsi : il se pose la question « Quel est le parcours qui a conduit Marx à élaborer sa théorie ? » Il répond : Marx part d’Hegel et il en conclut c’est peut-être le meilleur parcours pour arriver au marxisme. Nous ne trouvons ni chez Gramsci ni chez Togliatti l’interprétation présentant Hegel comme un philosophe de la réaction. Je pense que ceux qui avancent cette interprétation n’ont rien compris à Hegel. Hegel est l’expression théorique de la Révolution française. Nous ne trouvons pas la réflexion la plus mûre sur la Révolution française chez les protagonistes de cette révolution mais dans la philosophie classique allemande et surtout chez Hegel.
Quels sont les points les plus importants de ce rapport de Togliatti et Gramsci à Hegel ?
D’abord l’histoire. Je cite la grande thèse d’Hegel dans la Philosophie du droit : la philosophie doit apprendre son temps dans le concept. Apprendre son temps, mais dans le concept, ce qui implique un effort de conceptualisation, de catégorisation.
Deuxième point, la catégorie d’Aufhebung (dépassement). Le dépassement, ce n’est pas la négation abstraite et totale, c’est hériter de quelque chose. Le dépassement de l’ordre bourgeois n’exclut pas l’héritage des meilleurs choses de la révolution bourgeoise
Troisième point, que je considère comme très important : chez Hegel, il n’y a jamais de logique binaire, de vision manichéenne, il y a toujours le conflit entre un droit et l’autre, tous les deux légitimes mais pas dans la même mesure. Et ce conflit, je l’appelle le conflit des libertés. Pour illustrer mon propos, je vais évoquer Adam Smith lorsqu’il réfléchit sur l’esclavage dans les colonies anglaises en Amérique à la veille de la révolte des colons contre le gouvernement de Londres. L’abolition de l’esclavage, dit Adam Smith, n’est pas possible sous un « gouvernement libre » mais plutôt sous un gouvernement despotique. Le « gouvernement libre » (les organismes représentatifs qui déjà existaient dans les colonies anglaises en Amérique) est alors monopolisé par les propriétaires d’esclaves et il n’abolira jamais l’esclavage. La liberté des esclaves noirs ne peut être réalisée qu’avec la répression des propriétaires d’esclaves. Pour Adam Smith, les amis de l’humanité doivent donc dans ce cas se prononcer pour le gouvernement despotique. Adam Smith ne dit pas ça parce qu’il est contre la liberté mais parce que dans cette situation la liberté des esclaves ne peut advenir sous le « gouvernement libre », sous le pouvoir d’organismes monopolisés par les propriétaires d’esclaves. La liberté des esclaves était plus importante que le self-government de la communauté blanche.
Ce conflit des libertés, on le retrouve dans toutes les grandes crises historiques. Hegel le voit dans la monarchie absolue. Celle-ci est despotique et critiquable en se sens mais elle a réprimé l’aristocratie féodale qui avait elle-même réduit la grande majorité de la nation dans l’esclavage. La monarchie absolue était d’un côté despotisme, de l’autre libération des serfs.
Hegel lit de cette façon la question sociale : « Un homme qui risque de mourir d’inanition a le droit absolu de voler le morceau de pain qui assure sa survie. » Pour Hegel, nous ne devons pas choisir alors entre le droit et la violation du droit, mais choisir entre la violation la plus grave du droit, qui est de condamner un homme à la mort, et une violation moins grave. Nous devons dépasser une situation dans laquelle le respect du droit peut comporter la mort par inanition. Il y a le droit de propriété, qu’Hegel ne remet pas en cause, et le droit à la vie. Pour Hegel, les deux droits dont on parle ici sont toux les deux légitimes, mais le second est bien plus important.
Voilà pourquoi, je crois qu’on ne peut négliger la grande leçon d’Hegel.
Venons-en à l’expérience du mouvement turinois des Conseils d’usine. Quelles leçons Gramsci et Togliatti, qui animaient durant ce mouvement le journal L’Ordine nuovo, tirent-ils de ce moment historique ?
Gramsci et Togliatti affirment la valeur universelle de la Révolution d’Octobre, mais pour eux on doit traduire cette universalité dans une situation nationale déterminée. Et pour eux, quelque chose en Italie peut ressembler aux soviets et ce sont les conseils d’usine. C’est une création spontanée des masses mais il faut faire l’effort de lui donner une formulation mûre sur les plans théorique et politique.
Pour Gramsci, les conseils d’usine ne doivent pas seulement organiser la grève pour de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires, mais être le noyau du nouvel ordre, de la nouvelle société, des nouveaux rapports de production. Gramsci est très polémique avec le mouvement anarchiste, incapable de faire tout ça. Pour comprendre la rupture radicale de Gramsci avec l’anarchisme, qui était présent même dans le mouvement révolutionnaire, on doit penser à la lecture que Gramsci fait de la Révolution d’Octobre, et plus précisément à la réponse qu’il apporte à la question « de quelle façon la Révolution d’Octobre a-t-elle triomphé ? ». Gramsci voit les bolcheviks comme une « aristocratie d’hommes d’Etat » (c’est une citation du journal L’Ordine nuovo) - et c’est peut-être là sa plus grande originalité – il voit en Lénine « le plus grand homme d’Etat » de son époque. Cela parce qu’après l’infâme guerre impérialiste la nation russe était menacée de disparition et de balkanisation. Dans cette situation, Lénine et les bolcheviks ont triomphé bien sûr parce qu’ils ont exprimé les sentiments de la classe ouvrière mais aussi parce qu’étaient porteurs d’une solution à la crise nationale, à la catastrophe nationale qui en avait été la conséquence.
Pour Gramsci, les conseils d’usine doivent démontrer qu’en exprimant les intérêts immédiats et stratégiques de la classe ouvrière, ils sont en mesure de donner une solution révolutionnaire, mais en même temps une solution pour la nation italienne tout entière, sortie dans une situation dramatique de la guerre. Il a une vision des conseils d’usine qui est loin du « trade-unionisme », pour reprendre cette catégorie de Lénine. Les conseils d’usine sont, toujours selon Gramsci, à la fois l’expression des intérêts du prolétariat et le noyau du futur Etat à construire.
Pour George Hoare et Nathan Sperber, auteurs d’une excellente Introduction à Antonio Gramsci, l’analyse du fascisme est un angle mort de la pensée de Gramsci. A l’opposé, Palmiro Togliatti semble un acteur majeur de la riposte du mouvement communiste au fascisme. Dans le livre, A l’ombre des deux T, Ceretti évoque la polémique de Togliatti avec Bordiga (qui fut secrétaire général du Parti communiste avant Gramsci) et plus précisément le discours de Togliatti lors d’une conférence clandestine du PCI à Florence prédisant "des années difficiles nécessaires au regroupement des forces prolétariennes afin de faire éclater les contradictions du fascisme et le renverser", contrairement à la position de Bordiga qui juge alors la révolution imminente. Il évoque aussi Stato operaio où Togliatti combat la thèse de Bordiga "fascisme = capitalisme". Y a-t-il divergence de ce point de vue ?
Nous ne pouvons pas comparer des personnalités dans des situations historiques différentes : Togliatti a eu plus de temps pour réfléchir au fascisme. Mais j’ajoute qu’il y a chez Gramsci une formulation que je ne partage pas : il parle parfois du fascisme comme d’une « révolution passive », où il y aurait des éléments de « plan ». L’application au fascisme de ce concept ne me semble pas convaincante. Mais il faut aussitôt relever que Gramsci a conduit la lutte contre Bordiga, qui portait une vision abstraite de l’universalité, une universalité incapable d’embrasser la particularité. Bordiga n’a jamais compris l’importance de la question nationale. Lorsque Gramsci est condamné par le tribunal fasciste, il est d’une grande lucidité : le fascisme, dit-il, conduira l’Italie à la ruine et la tâche des communistes sera de sauver la nation italienne [2].
Avec l’avènement d’Hitler, Gramsci écrit des choses importantes sur le nazisme. Il n’évoque pas seulement la brutalité de l’hitlérisme et la honte qu’il représente. Dès le début du IIIe Reich, en soulignant que le nazisme démontre la « fragilité de la civilisation moderne », Gramsci avait compris la catastrophe que représentait le nazisme pour la civilisation.
L’apport de Togliatti va au-delà de l’analyse : Togliatti est partie prenante de l’élaboration d’une réponse du mouvement communiste au fascisme. Ceretti raconte l’épisode de Thorez remarquant que Togliatti a utilisé l’expression "ami des travailleurs" dans un article sur un député socialiste italien et se demandant s’il fallait y voir le signe d’une évolution de l’Internationale communiste face à la menace d’Hitler, en clair d’une rupture avec la phraséologie renvoyant dos-à-dos socialiste et fascistes. "Ercoli (il s’agit du nom que Togliatti utilisait), écrit-il aussi, m’avait expliqué que le destin de l’Allemagne (...) conditionnait le cours de l’histoire". "Le désastre essuyé par la classe ouvrière allemande hantait les militants", poursuit-il. Ce désastre suivait celui essuyé par les forces progressistes italiennes...
Tu abordes là la question du social-fascisme. Bien sûr la théorie du social-fascisme a été une sottise et une catastrophe. On peut cependant relever que ce genre de choses était aussi agité par les sociaux-démocrates contre les communistes. C’est le cas de Kautsky pour qui le pouvoir soviétique était semblable ou pire que le fascisme. La sottise était des deux côtés. Togliatti comprenait que cette identification était une sottise, et déjà la lutte de Togliatti et Gramsci contre Bordiga était une lutte contre cette théorie : pour Bordiga, le fascisme était un changement de gouvernement comme les autres, alors que pour Gramsci et Togliatti c’était une chose qualitativement nouvelle et il n’y avait pas d’identification entre fascistes et socialistes. Ensuite, après l’assassinat de Matteotti, voire même avant, le Parti Communiste Italien appelle à l’unité d’action des communistes et des socialistes mais les socialistes sont plus réservés à ce sujet. Par la suite, Togliatti sera, avec Dimitrov, un des protagonistes du 7ème congrès de l’Internationale communiste. Mais lorsque, durant ce congrès, Dimitrov polémique avec le « nihilisme national », ce n’est pas une nouveauté pour lui, car il a déjà polémiqué au côté de Gramsci sur ce thème.
Le témoignage de Ceretti est aussi utile pour éclairer le rapport à l’Union soviétique. Il écrit : "un des rares jours où Togliatti était en veine de confidence, il m’avoua qu’il n’avait pas été facile de s’orienter dans cette lutte sans merci", qui a lieu au sein du parti bolchevik. Il signale aussi un épisode où Gramsci, alors à Moscou pour l’Internationale communiste, disparaît : il s’est en fait enfermé dans la pièce où l’on peut tout lire des débats internes au sein du parti bolchevik...
Il y a le fameux épisode de la lettre que Gramsci écrit en 1926 au Bureau Politique du PCUS. Il y a alors débat entre Gramsci et Togliatti. Togliatti serait pour une prise de position plus nette en faveur de la majorité, c’est-à-dire en faveur de Staline. Mais l’attitude de Gramsci va dans le même sens. Il espère que la contradiction ne va pas devenir « antagonique » mais il critique l’opposition trotskiste et parle avec ferveur de la NEP [3]. Elle est extaordinaire, la page que Gramsci consacre, en 1926, à l’analyse de l’URSS et du phénomène « jamais vu dans l’histoire » qui est implicite dans le pénible processus de construction d’une société socialiste ou postcapitaliste : une classe politiquement « dominante » en vient « dans son ensemble » à se trouver « dans des conditions de vie inférieures à des éléments et des couches déterminés de la classe dominée et assujettie ». Les masses populaires, qui continuent à supporter une vie de privations, sont désorientées par le spectacle du « nepman en fourrures et qui a à sa disposition tous les biens de la terre » ; et toutefois, cela ne doit pas constituer un motif de scandale en ce sens que le prolétariat, de même qu’il ne peut conquérir le pouvoir, ne peut pas non plus le maintenir, s’il n’est pas capable de sacrifier des intérêts particuliers et immédiats aux « intérêts généraux et permanents de la classe » [4]. Pour Gramsci, il n’y a pas d’identification entre situation politique et économique. La classe du prolétariat a conquis le pouvoir mais sur le plan économique elle n’a pas exproprié totalement la classe défaite, celle qui s’enrichit avec la NEP.
Il reproche à l’opposition de ne pas prendre en compte cette nouvelle situation historique. Il considère qu’il faut parfois faire des sacrifices économiques, mais garder le pouvoir.
En 1927, lorsqu’il visite la Russie, Walter Benjamin fait le même constat qu’il n’y a pas de correspondance entre richesse économique et pouvoir politique.
Venons-en aux Cahiers de prison écrits par Gramsci entre 1927 et 1937. Pour la petite histoire, Ceretti raconte dans son livre la colère de Togliatti lorsqu’il apprend que les malles où étaient gardés les manuscrits de Gramsci sont égarées lors du déménagement du Komintern, en 1941. Tout cela au moment où les Allemands sont aux portes de Moscou !
Il n’y a pas de doute sur le fait que Togliatti, et même l’Internationale communiste dans son ensemble avaient compris l’importance de l’élaboration de Gramsci. Togliatti a contribué non seulement à sauver les cahiers mais à leur publication. Sans son apport organisationnel, on ne peut comprendre la fortune immédiate de la publication des cahiers de prison. Togliatti était conscient de la grandeur de Gramsci, de son élaboration théorique.
Est-il exagéré de dire que les initiatives majeures prises par Togliatti à la Libération, je pense notamment à ce qu’on appelle le « tournant de Salerne » [5] trouvent leurs racines dans ces réflexions communes ?
Je veux tout d’abord évoquer une polémique qui s’est développée à propos du « tournant de Salerne ». Certains présentent cette intervention comme une initiative de Staline. Le discours de Togliatti à son arrivée à Naples est intéressant de ce point de vue. A l’époque, il y a encore la guerre, l’Italie n’est pas encore complètement libérée. Togliatti part de la révolution napolitaine de la fin du XVIIIe siècle ! Il n’est pas sur l’immédiateté politique, il reconstruit l’histoire de la révolution italienne, et pas seulement du mouvement révolutionnaire d’orientation socialiste ou communiste puisqu’il part de la révolution napolitaine de 1799 ! Cette réflexion sur la révolution italienne dans son ensemble est un grand thème de Gramsci, dont on sait qu’il a beaucoup réfléchi sur le Risorgimento [6] et ce n’est pas un hasard si Togliatti a publié un livre sur les réflexions de Gramsci à ce sujet. La définition de la résistance antifasciste comme « second Risorgimento », trace une ligne de continuité, avec bien sûr des discontinuités, entre le Risorgimento et la révolution antifasciste.
Qu’il s’agisse de Gramsci ou de Togliatti, la révolution sociale n’est jamais le nihilisme national, elle peut vaincre dans la mesure où elle fait appel à la plus grande partie de la nation.
Si l’opposition des deux personnages n’a pas de réalité historique ou politique, ne s’agit-il pas pour ses promoteurs de minorer le rôle du Parti communiste italien, comme intellectuel collectif pesant sur l’histoire ? L’oubli de Togliatti ne participe-t-il pas de cette vision ?
J’ai écris dans mon livre sur Gramsci que nous avons affaire à une attitude plus générale. Dans la gauche radicale, on dit qu’il faut retourner à Marx, et délaisser Lénine. Marx joué contre Lénine. Gramsci joué contre Togliatti. Pour Cuba, on choisit Che Guevara mais pas Fidel Castro. Pour l’Allemagne, on choisit Rosa Luxembourg mais pas Ernst Thälmann. J’ai appelé cette attitude “fuir l’histoire”. C’est une vision de la théorie détachée du mouvement réel, du mouvement communiste.
Chaque fois, on privilégie la personnalité qui, pour des raisons chaque fois différentes, n’a pas joué un rôle dans l’exercice du pouvoir d’Etat ou du pouvoir dans le parti. Comme Togliatti a été beaucoup plus longtemps que Gramsci secrétaire du PCI, qui a été arrêté, cette logique se met à l’œuvre.
Après la défaite de 1989 dans l’Europe de l’Est, la bourgeoisie essaie de diaboliser le mouvement communiste et Marx. Une tendance du mouvement communiste accepte cela et essaie de sauver quelque chose de Gramsci, de Che Guevara ou Rosa Luxembourg, en sacrifiant tout le reste.
Pour quelqu’un qui connaît mal l’Italie, il est difficile de saisir ce qui subsiste de cette expérience historique dans la réalité italienne. Je fais abstraction, bien sûr, de l’empreinte générale du mouvement communiste sur l’histoire de l’Europe et du monde. Peux-tu nous donner ton sentiment à ce sujet ?
Honnêtement, il subsiste très peu. Peut-être quelque chose au plan théorique mais au plan politique la situation italienne est catastrophique.
Pour conclure, quelle est selon toi l’actualité de la démarche de Togliatti et Gramsci dans la situation contemporaine ?
D’abord, je veux dire que je n’aime pas la façon dont cette question de l’actualité est posée le plus souvent. Ainsi dire que les thèses de Marx ont la même actualité qu’à l’époque où elles ont été formulées, ce serait dire que Marx n’a joué aucun rôle dans l’histoire, ce serait comme si Marx n’avait jamais contribué à modifier le monde qu’il a critiqué. L’actualité serait alors non pas un titre de mérite mais plutôt le contraire, la preuve d’un manque total d’efficacité sur le plan historique. Or, pour ne prendre que ces exemples, la condition ouvrière reste terrible mais personne ne nie aujourd’hui les droits politiques de la classe ouvrière pour lesquels Marx et Engels ont lutté ; Marx et Engels ont eu le mérite de souligner la question de l’émancipation de la femme, et la situation de la femme n’est plus aussi catastrophique qu’elle l’était en leur temps.
Pour en venir à Gramsci et Togliatti, il y a un fort élément d’actualité avec la lutte contre le néo-libéralisme et contre néo-colonialisme. Mais aujourd’hui le néo-colonialisme se présente sous une forme différente, les guerres contre la Libye, contre la Syrie, les campagnes contre la Chine ou Cuba se mènent au nom des droits de l’homme. Nous devons souligner qu’avant même de devenir communiste, Gramsci a toujours lié la question sociale dans les pays capitaliste à la question du réveil des peuples coloniaux. Nous ne sommes plus dans la situation que Lénine définissait comme « annexion politique » (la domination coloniale classique), en la distinguant de l’« annexion économique » avec une indépendance politique formelle (c’est le néo-colonialisme). Les pays qui ont conquis l’indépendance politique essaient de conquérir l’indépendance économique. Devant ce problème, il y a un grand retard du mouvement de la gauche et même du mouvement communiste, qui ne comprennent pas que la lutte de la Chine, de Cuba, de l’Amérique latine est la lutte pour passer de la phase politique de la lutte anticolonialiste à la phase économique. En ce sens Gramsci, Togliatti, mais aussi Lénine ou Mao, sont certainement d’une grande actualité, mais on ne peut pas négliger l’aspect tout à fait nouveau de la situation actuelle.
Février 2014
[1] Signalons qu’en Italie le terme utilisé pour désigner le libéralisme politique (liberalismo) est distinct de celui utilisé pour le libéralisme économique (liberismo). Note de la rédaction
[2] « Je pense, Monsieur le Général, que toutes les dictatures de type militaire finissent tôt ou tard par être renversées par la guerre. Il me semble évident, dans ce cas, qu’il revient au prolétariat de remplacer la classe dirigeante, en prenant les rênes du Pays pour soulager le sort de la Nation (…) Vous conduirez l’Italie à la ruine, et à nous communistes reviendra de la sauver ». Cité par Domenico Losurdo, dans Gramsci, du libéralisme au communisme critique.
[3] Selon les initiales russes de la Nouvelle Politique Economique, menée à partir de 1922, liquidée à partir de 1927. Note de la rédaction.
[4] Référence italienne : La Costruzione del Partito Communista 1923-1926, Torino, Einaudi, 1971.
[5] Du nom de la ville, au sud de Naples, où Togliatti, en février 1944, avait appelé à l’union de tous les italiens, qu’ils soient républicains et monarchistes, pour participer aux côtés des Alliés à la guerre contre le nazisme. Note de la rédaction
[6] Période du XIXème siècle durant laquelle l’unité italienne se réalise. Note de la rédaction.