Le débat sur l’identité nationale aura tendu à enfermer la notion même de référence nationale dans un piège dont il est urgent de la libérer pour lui restituer la valeur démocratique et même révolutionnaire qu’elle a acquise au fil des luttes et que la mondialisation capitaliste rend plus actuelle que jamais à condition d’en élucider l’approche et, comme cela s’était déjà posé à propos du procès du souverainisme, de tordre le cou à toutes les confusions sémantiques.
Première question : pourquoi les mêmes qui ont fait la guerre en Yougoslavie au nom du droit des peuples à l’indépendance nationale nous prêchent d’accepter la soumission à l’Europe de la finance parce que la souveraineté nationale est un vieux machin ?
Deuxième question : est-ce qu’il y a identité entre revendication nationale et nationalisme ?
Il est de fait que depuis son éclosion la valeur nation a toujours été un enjeu disputé entre les défenseurs de ses valeurs de progrès libérateur et les artisans de sa dénaturation confiscatrice.
Cette dénaturation confiscatrice peut être identifiée dans deux types de démarche : D’une part celle de la bourgeoisie française des débuts du XVIIIesiècle : le concept de souveraineté de la nation était utilisé contre celui de souveraineté populaire. Les révolutionnaires n’ont cessé de revendiquer de donner à la démocratie un contenu de souveraineté populaire (1848, la Commune) et la bourgeoisie y opposait la souveraineté de la nation qu’elle était censée représenter.
D’autre part, la déviance nationaliste a fait du critère national, diverti en chauvinisme, une valeur antagoniste des autres nations. Ces dérives ne doivent pas conduire pour autant à répudier la valeur nation, mais à lui donner son véritable contenu, en prenant en compte qu’elle est objet de combat.
Ce n’est d’ailleurs pas nouveau. Toute l’histoire du PCF, et sans doute facteur exceptionnel de ses racines populaires, est marquée par ses combats pour l’indépendance nationale, par opposition au cosmopolitisme capitaliste, dénoncé comme n’ayant pas d’autre patrie que l’argent, comme la monarchie avait sombré avec les émigrés de Coblence contre les sans-culottes de Valmy, et comme d’autres plus tard allaient dire « plutôt Hitler que le Front populaire ».
Et ce n’est pas par hasard si aujourd’hui le capitalisme mondialisé, même si, comme souvent, il est complété par des nihilismes à la phrase révolutionnaire, emploie ses moyens de domination idéologique à périmer l’idée de nation, au moment même où la charte des Nations unies lui a, pour la première fois, conféré une valeur universelle, précisément sous le drapeau de la notion de souveraineté nationale. C’est que la notion de souveraineté nationale est aussi diamétralement antithétique du souverainisme que du nationalisme.
En effet, sa donnée essentielle, qui est bien évidemment la première occultée, est son contenu populaire, qui lui aussi est le contraire du populisme. Le populisme consiste à flatter le peuple pour obtenir de lui la délégation du pouvoir à un ou des hommes providentiels. La souveraineté populaire consiste pour le peuple à exercer le pouvoir lui-même par ses représentants élus, et qui lui sont subordonnés. Le caractère révolutionnaire de la charte tient à ce qu’elle fonde tout sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est-à-dire à être les maîtres de leurs affaires, leurs gouvernements ne devant être que leurs instruments de souveraineté.
Et la notion de souveraineté nationale intervient alors pour prendre en compte qu’il n’y a pas un seul peuple mondial homogène, mais des peuples, avec chacun son implantation géographique, ses besoins et possibilités différents qui en découlent, et son histoire, la souveraineté populaire devant alors s’exercer par chaque peuple, mais dans l’obligation du respect mutuel de leurs différences. Alors, la souveraineté nationale n’est rien d’autre que la référence d’identification de ses compétences territoriales d’auto-administration.
De contenu fondamentalement démocratique, elle suppose que, sur un territoire où cohabitent plusieurs peuples, ceux-ci exercent ensemble leur souveraineté par le moyen d’un État multinational, et la notion de souveraineté nationale est si peu assimilable au nationalisme que l’histoire française des luttes populaires, à contenu manifestement national, s’est illustrée par la promotion de Schiller comme citoyen d’honneur, le Polonais Dombrowski comme héros de la Commune, et ceux de l’Affiche rouge. La notion de souveraineté nationale n’est donc pas une référence conflictuelle, mais un aliment d’essor personnalisé. Sinon, comment pourrait-on revendiquer le droit pour les Palestiniens ou les Sahraouis à leur indépendance ?
Il est clair que les données objectives de mondialisation génèrent des échanges qui tendront de plus en plus à interpénétrer les composantes nationales respectives et il est possible (probable ?) qu’un jour viendra où il y aura un seul peuple mondial, mais nous n’en sommes pas là, et pour le moment, outre qu’une partie des échanges tient aux migrations forcées de ceux dont l’épanouissement national est opprimé, la négation nationale ne peut que servir à l’écrasement de la personnalité des peuples, de la richesse de leurs différences, au service de leur exploitation universelle. Ne nous y prêtons pas.
Texte publié dans l’Humanité du 11 février 2010. Roland Weyl est avocat.