Produire plus, plus vite. Les exigences de rentabilité mettent sous pression les salariés comme les fonctionnaires. Ce mode de management, palpable depuis une vingtaine d’années, semble se renforcer avec la crise. Le chercheur Philippe Davezies analyse les conséquences d’une telle organisation du travail sur la santé.
Lyon Capitale : Pourquoi les salariés et les fonctionnaires, dans presque tous les secteurs, ressentent une telle pression au travail ?
Philippe Davezies : Les phénomènes auxquels nous sommes confrontés dans le monde du travail ne sont pas indépendants de ce qui explose aujourd’hui dans la sphère financière. Dans les années 80, la déréglementation a entraîné une augmentation de la pression financière dans les entreprises, au moment où les 30 glorieuses, avec le compromis fordien et la croissance, s’essoufflent. Cela se manifeste par un accroissement considérable de la pression sur les salariés des entreprises exposées au marché mondial. Mais pas seulement : les autres entreprises, les administrations, les collectivités et les associations sont touchées par cette montée en puissance de la rentabilité. Ce que l’on a appelé l’intensification du travail. Ce phénomène apparaît dans un contexte où l’économie développe de nouveaux critères d’efficacité, qui ne sont plus simplement liés à la production de masse d’objets standardisés et aux économies d’échelle (le taylorisme). Il émerge, dans le cadre de cette concurrence exacerbée fortement sollicitée par la publicité, une exigence de coller au plus près aux variations quantitatives et qualitatives de la demande. Ce qu’on a appelé le “pilotage par l’aval”.
Le nombre de salarié dont le rythme est déterminé par la demande est devenu majoritaire. Tout le discours sur la flexibilité, la réactivité et l’appel à la responsabilité des salariés apparaissent à ce moment-là : “je dois répondre le mieux que je peux à la demande et en même temps j’ai une pression à la rentabilité, c’est-à-dire à l’accélération”.
Comment se caractérise cette nouvelle organisation du travail ?
On a assisté à un désengagement tout à fait massif des cadres vis-à-vis des modalités d’exécution concrètes du travail. D’organisateurs, ils sont devenus managers. Un organisateur c’est quelqu’un qui prétend connaître le contenu du travail. C’est Taylor. Aujourd’hui, le manager, n’a pas besoin de connaître le travail pour l’encadrer. Il est focalisé sur des outils de gestion (un tableau de bord, des chiffres). Bref il s’est concentré sur les questions de rentabilité. Le management domine dans le public comme dans le privé. Sauf que dans les secteurs à forte dimension industrielle, on trouve plus d’ingénieurs qui connaissent le métier.
Il y a donc une perte de contact direct. Le principe d’organisation est : “débrouillez-vous, je ne veux pas le savoir”. Et la pression à “je ne veux pas le savoir” est extrêmement forte dans le monde du travail pour que ne remontent pas les problèmes. Puisque quand les salariés font remonter les problèmes, ça arrive à un moment donné sur des gens qui n’ont pas les compétences techniques pour les évaluer et les arbitrer. Après le développement du “débrouillez-vous”, se sont mises en place les contre-mesures, parce qu’il est un peu vertigineux pour le management de ne pas avoir la main sur le travail. On renforce donc le contrôle, nécessairement abstrait, en mettant en place des processus de re-taylorisation : on impose un certain nombre de points de passage obligés. Ce processus de re-normalisation prend souvent des formes assez dramatiques. Dans nombres de situations : les gens ne sont pas en mesure de faire comme cela a été prescrit. Mais à partir du moment où ça devient une norme, il faudra dissimuler. Cette traçabilité sert aussi à savoir sur qui faire retomber la responsabilité quand il y a un problème.
Comment naît la souffrance au travail ?
Un manager qui ne connaît pas le travail va être amené à dire aux salariés : “ne vous fatiguez pas avec ces détails”. Mais ces détails sont très importants pour la personne qui exécute. Ils constituent son métier. En général, à tous les niveaux on a serré les robinets financiers. Le manager a donc intérêt à ce que ses salariés ne s’investissent pas trop sur chaque demande pour pouvoir traiter la masse. C’est une logique de gestion. La logique du travail est tout à fait autre : pour le salarié qui est en face d’une demande, le développement de son métier consiste justement à ne pas donner la réponse standard mais à fournir des réponses particulières en face de chaque situation.
La qualité du travail, pour le salarié c’est une chose, pour le chef, c’en est une autre. Le chef est évalué sur des statistiques, et la qualité c’est : à combien de personnes on a répondu, avec quels délais d’attente, etc. Conséquence : une situation explosive. Il y a une tension entre être rentable et travailler correctement. Cette tension génère un conflit.
On sent les syndicats un peu dépassé par la situation...
Les formes sociales pour donner une issue à la conflictualité dans le travail sont héritées de la société industrielle, dominante jusque dans les années 70 : le syndicalisme, les comités d’hygiène et sécurité, les délégués du personnel… Avec une conflictualité de la société industrielle bien structurée en catégories sociales ou en classes. Avec pour logique plus vous montez dans la hiérarchie, plus vous êtes privilégiés, plus vous descendez, plus vous êtes exposés à la souffrance sociale.
Aujourd’hui, la stratification demeure mais les problèmes psychosociaux traversent l’organisation. On peut trouver des ouvriers et des cadres de niveau très élevé, qui tiennent le même discours.
Les conflictualités sur les salaires et sur l’emploi sont classiques. Mais sur cette conflictualité autour de “qu’est-ce que ça veut dire travailler correctement ?” il n’y a pas de dispositifs sociaux et chacun se débrouille comme il peut. Les agents sont d’autant plus isolés que les collectifs de travail sont déstructurés par le recours à la sous-traitance et aux emplois précaires. À partir de là, ceux qui auront davantage de ressources personnelles tiendront, les autres, les plus paumés, craqueront.
Pourquoi les conflits autour du travail prennent classiquement la forme d’une opposition entre le chef et le salarié ?
Cet affrontement est lié au fait qu’il y a deux modes d’investissement de l’objet du travail. En réalité, les conflits sont toujours des relations triangulaires, on ne s’affronte pas sur “la gueule” qu’on a, mais sur le planning ou les façons de traiter la demande. Assez vite, le conflit devient interpersonnel. Ce qui a été à l’origine sera effacé. Plus personne ne s’en souviendra et les gens le raconteront en utilisant des modèles très régressifs, de la méchanceté ou de la perversion : “c’est l’autre qui est méchant”. Or la question est indépendante des fables comme “le chef est méchant, les salariés sont gentils”.
La crise actuelle avec son flot de plans sociaux, de “départs volontaires” et d’augmentation du chômage est-elle à même d’augmenter la souffrance psychosociale ?
Quand l’entreprise gagne de l’argent : la pression financière se relâche. Exemple : on ne coupe pas la maintenance des installations. Actuellement, on continue dans cette logique d’intensification. Sur les chaînes de Renault, les ouvriers travaillent une semaine par mois à cause du chômage technique. Mais quand ils travaillent la pression est maximale. Quand on réduit les moyens et on recentre l’activité sur l’essentiel, on suscite des conflits car l’activité amputée d’un côté retombe nécessairement sur ceux qui restent.
Comment souffrent les salariés ?
Globalement, l’expression de la souffrance est différente selon les personnes. En gros, plus vous êtes dans une tradition familiale ou personnelle, marquée par la souffrance, plus vous êtes obligé de prendre sur vous pour tenir et de réprimer l’expression. Or, l’expression de la souffrance psychique protège le corps, y compris par des mécanismes biologiques, on sécrète des substances, en particulier, du cortisol, qui est un anti-inflammatoire. Quand vous êtes dans une position de répression, cela se traduit par des perturbations des mécanismes inflammatoires, et les gens font des troubles musculo-squelettiques (TMS) et des maladies cardio-vasculaires. Tout un continent de la souffrance au travail est encore opaque. C’est probablement le phénomène majeur.
En consultation, nous voyons généralement des décompensations anxio-dépressives qui renvoient au sentiment de perte de valeur personnelle. Le sentiment d’isolement est un élément caractéristique de ce tableau : un désarroi extrêmement profond associé à des discours qui ne rendent pas compte de ce qu’ils vivent réellement.
Quelles sont les solutions ?
L’urgent est de rompre avec l’idée qu’il y a UN point de vue sur le travail, LE point de vue de l’entreprise et admettre qu’il y a une multiplicité de points de vue, en partie contradictoires, autour du travail et que la seule façon d’en faire quelque chose de positif, c’est de construire des formes de discussion. Cela appelle à un approfondissement de la démocratie dans les organisations. C’est-à-dire qu’en face du point de vue des employeurs, du point de vue de ceux qui tiennent la question de la rationalité économique, puisse s’exprimer le point de vue de ceux qui travaillent.
Vrai-faux accomplissement personnel
“L’organisation du travail fait miroiter des perspectives d’accomplissement personnel mais les refuse. On constate donc une augmentation de la souffrance au travail. Des catégories qui ont davantage de possibilités d’expression dans le travail comme les cadres ou les ingénieurs se voient “empêchés” par l’évolution des organisations”.
Entretien publié dans le numéro d’avril de Lyon Capitale