On reproche souvent au marxisme son prétendu « économisme ». C’est notamment oublier qu’il y a eu d’importants penseurs marxistes de l’État. Nicos Poulantzas, que l’on réédite aujourd’hui, était de ceux-là.
L’œuvre de Nicos Poulantzas est à l’image de l’histoire du marxisme occidental dans les dernières décennies : après avoir revêtu une grande importance dans les années 70, cette œuvre est tombée dans l’oubli à partir du années 80, juste après le suicide de son auteur en 1979. Longtemps, il fallut visiter les bouquinistes et les bibliothèques universitaires pour trouver des ouvrages, pourtant jadis de nombreuses fois réédités, comme Pouvoir politique et classes sociales ou Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui. La simple évocation de ces titres indique le pourquoi de ce silence : Nicos Poulantzas était un des chefs de file de la pensée marxiste de l’État et des classes sociales. Une chose qui, dans la France des années 80 et 90, condamnait à un oubli décisif et qui s’avère d’autant plus cruel que Poulantzas, grec de nationalité, s’était établi dans notre pays, où il en enseignait, et avait écrit tous ses livres en français. La qualité d’une pensée alliant le sens de la nuance et de la précision à d’importantes ambitions théoriques, combinant les connaissances historiques et sociologiques à un forte capacité d’abstraction et de systématisation a cependant continué à séduire hors de France. En Grande-Bretagne, en Amérique latine ou en Allemagne les thèses de Poulantzas sont toujours discutées et il y est toujours considéré comme le plus important théoricien marxiste de l’État depuis Gramsci, selon Razmig Keucheyan.
C’est que, fortement influencée par Althusser mais aussi par Gramsci, le réflexion de Poulantzas alliait une grande érudition aux ambitions théoriques systématiques que se donnait le marxisme de l’époque. Le choix courageux des Prairies ordinaires de rééditer le dernier livre de Nicos Poulantzas, l’État, le pouvoir, le socialisme (1978) permet de se plonger dans une œuvre liée à une contexte intellectuel mais aussi politique et social qu’il y a tout lieu de réexplorer.
Alors que les livres précédents de Poulantzas s’affichaient surtout comme des ouvrages nettement théoriques (Pouvoir politique et classes sociales) ou plus historiques (Fascisme et dictature), L’État, le pouvoir, le socialisme combine les réflexions les plus abstraites avec de nombreuses considérations politiques et stratégiques concrètes. Ces considérations sont avancées dans le contexte de l’Union de la gauche en France, du « compromis historique » italien mais aussi des différentes crises ayant vu la fin des dictatures grecque, portugaise ou espagnole. Soit un contexte dans lequel la crise du capitalisme et de son État semblait patente, dans lequel le mouvement ouvrier paraissait à l’offensive et que se posait la question de la transition démocratique vers le socialisme en Europe de l’Ouest. Membre du parti communiste grec de l’intérieur, interlocuteur du parti communiste de Grande-Bretagne, d’Italie mais aussi – dans une moindre mesure, il est vrai – de France, Poulantzas a conçu son ouvrage comme une intervention défendant la ligne proche d’un « eurocommunisme de gauche », à la manière d’un des dirigeants du PCI de l’époque, Pietro Ingrao.
Un tel positionnement impliquait l’abandon d’une certaine conception de la transition révolutionnaire : après avoir longtemps défendu l’orthodoxie léniniste, Poulantzas cherchait alors à tracer les contours d’une nouvelle manière d’envisager le processus révolutionnaire dans les pays du capitalisme développé, retrouvant sur certains points l’inspiration d’austro-marxistes tels Otto Bauer ou Max Adler. Dans L’État, le pouvoir, le socialisme, il explorait les racines théoriques de cette nouvelle perspective politique.
Il y proposait une nouvelle façon d’envisager l’État, non plus comme un objet (l’État accaparé par les classes dominantes) ou comme un sujet (l’État au-dessus des classes et des partis), mais comme la « condensation matérielle d’un rapport de force ». La justification de cette définition et ses conséquences sont l’objet dans son livre de nombreux développements, assez complexes et parfois obscurs, mais souvent lumineux. Car, par cette expression, on peut saisir à la fois la matérialité de l’État, qui fonde l’existence d’un appareil et d’un personnel spécifiques, mais aussi sa dimension relationnelle : l’État n’est en rien extérieur aux différentes fractions de la classe dominante, mais aussi aux classes dominées. Il est d’emblée travaillé par les rapports entre les classes, mais aussi par les rapports au sein de ces dernières, jouant notamment le rôle de stabilisateur des différents intérêts des multiples couches dominantes dont il doit garantir la domination.
En envisageant l’État capitaliste de la sorte, on peut éviter deux écueils. Celui d’envisager l’État comme un instrument monolithique que la bourgeoisie manipule selon son bon désir. L’exemple de l’effondrement des dictatures en Grèce ou au Portugal (1974) a démontré, selon Poulantzas, que l’État est traversé par de nombreuses contradictions et ne se montre en rien une structure « étanche » face aux aspirations populaires. Cela signifie qu’un travail au sein de l’État est indispensable pour entraîner des ruptures révolutionnaires dans la structure de pouvoir capitaliste, et ce si l’on ne veut pas tomber dans l’impuissance historique du révolutionnarisme abstrait.
Le deuxième écueil est celui de la social-démocratie historique que critique justement Poulantzas : en refusant de voir que l’État condense matériellement un rapport de force, le réformisme pense qu’un simple changement de ce rapport, notamment par un succès électoral, permettra le changement progressiste et socialiste attendu. Les appareils de l’État capitaliste demeurant inchangés, rapidement les volontés de changement s’étiolent ou finissent en drame selon l’exemple chilien : « l’État ne se réduit pas à un rapport de forces, il présente une opacité et une résistance propres ».
Nicos Poulantzas met alors au premier plan d’une stratégie réaliste et révolutionnaire une dialectique entre la conquête des postes clés de la démocratie représentative, qu’il réhabilite de la sorte, et l’intervention des masses relevant de la démocratie directe. S’il avait pu vivre pour assister à l’expérience de la gauche au pouvoir en France, à partir de 1981, il aurait pu constater que cette dialectique ne s’est pas établie et que rapidement le parti socialiste a abandonné ses velléités de rupture. Il me semble que c’est plutôt vers l’Amérique latine de Chavez ou de Morales qu’il aurait trouvé des exemples de ce qu’il appelait de ses vœux : la recherche d’une voie nouvelle vers le socialisme, voie tout à la fois révolutionnaire et démocratique.
Texte paru dans Les lettres françaises.
Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, préface de Razmig Keucheyan et postface de Bob Jessop, Éditions Prairies ordinaires, 389 pages, 23 euros, 2013.