Nicos Poulantzas est l’un des grands penseurs marxistes des années 1970. C’est aussi l’un de ceux que l’histoire a le plus oublié, en France tout au moins. Étudié en Angleterre, en Allemagne, en Amérique latine, Poulantzas est surtout méconnu dans le pays où il a vécu et où il a écrit toute son œuvre. Il faut dire que Paris, devenue peu après le suicide du philosophe, en 1979, « la capitale de la réaction européenne », n’allait pas s’embarrasser des marxistes, surtout lorsqu’ils avaient le défaut de mettre à l’ordre du jour la question stratégique de la transition vers le socialisme dans les sociétés contemporaines. En 2013, son ouvrage majeur, L’État, le pouvoir, le socialisme, est réédité aux Prairies ordinaires. En 2015, un colloque international est organisé à l’université de Paris-IV. Le livre la Fin de l’État démocratique en est issu. Les différentes interventions montrent l’actualité des questions posées par Poulantzas.
Il est d’abord connu pour être l’un des principaux théoriciens de l’État au XXe siècle. Il est, avec Gramsci, celui qui a mené le marxisme le plus loin dans cette direction. « Il s’agit aujourd’hui de reprendre le fil des débats marxistes concernant la nature de l’État capitaliste, débats dont les thèses de Poulantzas étaient l’un des pôles organisateurs. » Bien sûr, l’État néolibéral d’aujourd’hui est bien différent de celui des années 1970, mais l’analyse de Poulantzas n’en reste pas moins « un point de départ fécond » pour le comprendre.
L’État pour Poulantzas, et c’est en ceci qu’il innove par rapport aux analyses marxistes antérieures, n’est pas un instrument entre les mains de la bourgeoisie qui l’utiliserait à sa guise pour maintenir sa domination. Non, l’État dispose d’une autonomie relative par rapport à la classe dominante. Ce qui ne l’empêche pas, paradoxalement, de continuer à être un État de classe, un État capitaliste. L’État ne peut pas être l’instrument de « la » classe dominante pour cette raison simple que celle-ci n’est pas homogène, qu’elle est divisée en fractions de classes aux intérêts très divers. D’où la nécessité d’une instance extérieure, l’État, qui coordonne ces différents intérêts. État qui soit capable, aussi, d’organiser l’intérêt à long terme de la classe dominante, contre sa tendance spontanée au court terme. À cela, il faut ajouter que l’État a été en partie façonné par les luttes populaires. La Sécurité sociale par exemple n’est en rien l’expression de la volonté de la classe dominante.
D’où la formule fameuse : « L’État est la condensation matérielle d’un rapport de force entre les classes et les fractions de classes. » L’État est tout entier traversé, dans chacune de ses fonctions, dans chacune de ses institutions, par ces rapports de force entre classes et fractions de classes. Il n’est l’instrument d’aucune classe mais un champ de lutte.
Il était de bon ton, dans les années 1980, de prétendre que le marxisme n’avait pas de théorie politique.La fin de l’État démocratique est la preuve du contraire.
Texte publié dans l’Humanité du 27 octobre 2016. Florian Gulli est professeur de philosophie.
La fin de l’État démocratique. Nicos Poulantzas, un marxisme pour le XXIe siècle, de Jean-Numa Ducange et Razmig Keucheyan. Éditions PUF, 240 pages, 24 euros.