Denis Cohen, syndicaliste et ancien dirigeant de la fédération CGT de l’énergie, vient de publier avec Valère Staraselski Un siècle de Vie ouvrière 1909-2009 . Cet ouvrage remarquable retrace, à travers l’histoire du journal cégétiste La Vie ouvrière (devenue La NVO), les grands combats syndicaux du siècle passé qui ont permis la construction du « modèle social français ». Face à la destruction de ces acquis, il faut, selon Denis Cohen, retrouver l’audace de nos aînés et inventer le syndicalisme de demain.
Sami Archimède : Au-delà de la célébration des 100 ans de la Vie Ouvrière, qu’est-ce qui vous a poussé, avec Valère Staraselski, à réaliser cet ouvrage ?
Denis Cohen : Ce n’est pas tant l’anniversaire qui nous intéressait que le constat suivant : nous sommes à un moment où la question du syndicalisme se pose avec force. Il y a un siècle, les salariés se sont organisés pour obtenir des garanties collectives. Pourtant, les générations d’aujourd’hui vivent moins bien que les précédentes et nous assistons à une remise en cause globale du socle de nos garanties collectives. Nous nous sommes donc dits que le moment était venu d’avoir un regard sur ce siècle passé, qui permette de réfléchir, de se ressourcer, c’est-à-dire de voir ce qui a conduit le monde du travail à se doter d’une organisation syndicale et d’un journal, la Vie ouvrière. A la lecture de ce livre, on constate à quel point les fondateurs de la CGT et de la Vie ouvrière ont des raisons d’être fiers de ce qu’ils ont construit. Il y avait de l’audace dans leurs combats. Ce livre est en quelque sorte une invitation à retrouver l’audace de nos prédécesseurs. Pendant longtemps, les salariés ont bénéficié de ce siècle de lutte ouvrière qui a conduit à la constitution d’un socle de garanties collectives (sécurité sociale, code du travail, assurance chômage, etc.). Mais tout cela étant maintenant remis en cause, nous avons plus que jamais besoin de syndicalisme. Le problème, c’est que celui-ci est en grande difficulté et ne correspond plus aux besoins des salariés. L’ensemble des organisations syndicales ne représente aujourd’hui que 8% des salariés. Et chez les jeunes de moins de 30 ans on tombe à 2%. A la lumière de l’histoire, que faut-il renouveler dans le syndicalisme ? Voila la grande question qui nous est posée aujourd’hui.
Que nous enseigne ce siècle de lutte ouvrière ? En quoi nous éclaire-t-il ?
On parle aujourd’hui de moralisation du capitalisme. Si nos anciens avaient attendu que le capitalisme se moralise, les gamins travailleraient toujours dans les mines. Ce livre montre qu’il n’y a jamais rien eu dans l’histoire sociale de ce pays qui n’ait été arraché par la lutte. Il y a quelque chose de très frappant lorsque l’on parcourt cette histoire à travers les Une de la Vie Ouvrière : la résurgence des mêmes thèmes, tels que l’emploi, la jeunesse, les salaires, l’immigration, la guerre, la paix, la solidarité. Chaque fois qu’une lutte est gagnante, elle conduit à d’autres acquis, à des avancées pour les autres. C’est ce que j’appelle « l’effet tricot ». Par exemple, quand Renault obtient la 4ème semaine de congés payés, il tire les garanties collectives vers le haut pour tous les autres salariés. Et quand en 1969 EDF gagne 2,5% de salaires de plus après un référendum, c’est une victoire qui sert à toutes les professions. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans la même situation. C’est le socle qui est atteint. Nous avons donc besoin de beaucoup plus de solidarité. Il faut davantage confédérer les luttes.
Difficile pourtant de rassembler aujourd’hui dans un même combat des salariés souvent isolés et qui ne croient plus guère au collectif ?
La problématique que nous avons aujourd’hui c’est que le monde du travail est désormais éclaté. La précarité a gagné et la solidarité ouvrière est plus difficile à trouver. Il y a 7 millions de salariés en France qui changent de statut chaque année. Les grandes professions ont été supprimées par la multiplication de la sous-traitance. Nous sommes dans une situation qui me fait penser à 1967. Il y a un mécontentement réel, y compris dans les catégories moyennes : mettre 3 millions de personnes dans la rue, cela équivaut à 6 à 7 millions de personnes en 1968. Mais il est devenu très difficile d’arriver à fédérer ce mécontentement et de lui donner du sens et du contenu. Les syndicats sont très forts dans les entreprises publiques et dans les grandes entreprises mais le monde du travail ce n’est plus cela. C’est 55% de PME-PMI, c’est la sous-traitance... Quand on regarde l’histoire, on voit que les mineurs, qui ont été les premiers à créer une fédération syndicale, l’ont fait pour gagner des acquis. Ils n’avaient au départ aucune protection sociale. Aujourd’hui, les syndicats donnent l’impression de ne faire que défendre des acquis et de n’être présent que dans les entreprises où ces acquis existent. Or la question la plus essentielle c’est d’agir là où il n’y a pas de garanties collectives. On ne peut pas se contenter d’un oasis dans un désert de garanties collectives. Il faut donc repenser et reconstruire le syndicalisme. A la CGT, nous avons 200 militants qui vont partir prochainement à la retraite. Comment transmettre cette expérience à la nouvelle génération ? Un journal peut contribuer à le faire.
Quel rôle peut précisément jouer la NVO demain au regard de ce qu’elle a apporté dans le passé ?
Au départ, ce sont les syndicalistes dits révolutionnaires qui ont créé la Vie ouvrière. Leur idée était de doter le syndicalisme d’une « coopérative intellectuelle » dans une période où la bataille des militants de la CGT consistait essentiellement à apprendre aux ouvriers à lire et à écrire. L’objectif était de « donner aux ouvrier la science de leur malheur ». Un objectif audacieux quand on sait que le journal ne comptait alors que 500 abonnés. Jusqu’en 1947, la VO est le journal d’une tendance de la CGT. Elle continue à être publiée clandestinement pendant la résistance. A la libération, jusqu’aux années 1960, elle dépasse le tirage de Paris Match. Pendant les événements de 1968, la VO est le seul journal qui est publié. Quand on voit la vitesse à laquelle le socle des garanties collectives se dégrade aujourd’hui et les luttes qu’il a fallu pour les obtenir, on se dit que le besoin est grand de redonner au syndicalisme des outils adaptés au monde du travail tel qu’il est devenu. La « coopérative intellectuelle » d’aujourd’hui doit avoir comme objectif d’aider les salariés à comprendre, à débattre et à agir. La bonne nouvelle c’est que l’opinion des Français sur l’utilité du syndicalisme évolue dans le bon sens. Mais cette sympathie ne se traduit pas encore par un engagement des salariés. C’est à ce cheminement-là que le livre « Un siècle de vie ouvrière » peut contribuer.
Au cours de ce siècle, outre les grandes dates comme 1936, 1946 ou 1968, y a-t-il eu des combats que l’on peut considérer comme exemplaires ?
Ce qui me frappe le plus, c’est la constance des luttes sur les questions de discrimination, qu’elle concerne les femmes, la main d’œuvre immigrée, les jeunes ou encore les guerres coloniales. C’est quelque chose que l’on retrouve dans le combat pour les sans-papiers. Dans les années 1950, dans les mines du Nord, il y avait des Polonais, des Marocains et des Français, mais ils n’avaient pas les mêmes statuts, les mêmes droits. C’est dans les luttes pour l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail que l’intégration se fait. Autre constante au cours du siècle passé : la bataille permanente pour l’unité. Rappelons-nous que la CGT est allée signer l’accord du Perreux avec des gens qui les avaient envoyés dans les camps de concentration ! Aujourd’hui, quand les 8 syndicats français appellent ensemble à l’action, c’est beaucoup plus efficace que quand un seul le fait. C’est justement pour contribuer à la construction de ce syndicalisme d’aujourd’hui que la CGT s’oriente vers une nouvelle formule de la NVO.
A quoi va ressembler cette nouvelle NVO ?
Ce sera une sorte de boîte à outils, un journal gigogne. Il comportera une partie pratique visant à répondre aux problèmes concrets, notamment juridiques, que se posent ceux qui font la CGT. Et une partie plus généraliste que l’on divisera en trois sous-parties : comprendre, débattre et agir. Nous voulons reconstruire le syndicalisme à partir de cet outil d’information, un outil ancré dans la réalité du monde du travail. Actuellement, les batailles se multiplient pour les indemnités de licenciement et pour l’emploi. S’il est légitime que les salariés décident de se battre pour leur prime de départ, le rôle du syndicat, qui a une responsabilité transgénérationnelle et territoriale, c’est aussi de dire que si on ferme l’entreprise il n’y aura pas d’emploi pour les enfants du personnel licencié. Et de « faire la navette » entre ce que les salariés veulent et la réalité de la négociation. Quand on ne se bat que pour la prime de départ, on ne peut obtenir qu’une prime de départ. Quand on se bat pour les emplois, on n’est jamais sûr de les garder. Et en se battant pour l’emploi, on sait qu’on ne gagnera pas sur la prime de départ. Tout cela pour dire qu’il y a des savoir-faire à transmettre en matière de négociation notamment. Or dans les syndicats on ne produit pas beaucoup d’écrits. Le mouvement ouvrier s’est construit sur une transmission verbale. L’idée, à travers la transformation de la NVO, c’est de contribuer à donner à la nouvelle génération les moyens de construire le syndicalisme qu’elle veut. Nous sommes dans une phase de rupture. Le syndicalisme a inventé la manifestation, cette génération inventera peut-être le débat sur internet ! Ou autre chose. Autre exemple pour illustrer le rôle du journal comme outil de lutte : en 1920, la VO menait déjà la bagarre sur l’amiante. Il faudra attendre 1981 pour qu’un journal télévisé commence à en parler à propos de l’université de Jussieu !
Le journal a été précurseur dans bien des domaines, mais n’est-ce pas une satisfaction au goût amer si l’on considère par exemple le scandale de l’amiante ?
N’oublions pas les luttes pour l’indemnisation, qui commencent à porter leurs fruits. Mais d’une manière générale, un combat n’est pas toujours victorieux. Ce qui est sûr c’est que lorsqu’on commence à se réunir, à débattre et à décider d’une action, le paysage change, ne serait-ce qu’en termes de dignité humaine. Et ça c’est déjà énorme. Beaucoup de luttes actuelles portent sur la dignité. Se faire licencier après avoir mené une bataille, ce n’est pas la même chose que de se faire licencier sans s’être battu. La vocation du syndicalisme, c’est de défendre non seulement les intérêts matériels des salariés, mais aussi ses intérêts moraux. D’ailleurs en 1936, le slogan c’était « le pain et la liberté »…
Entretien réalisé par Samy Archimède
Un siècle de Vie ouvrière, 1909-2009. Editions Le cherche midi.