Destiné à nous rouvrir la voie d’un authentique communisme, plus urgent que jamais, ce nouveau livre que nous offre Bernard Vasseur est passionnant par sa lucidité, sa simplicité aussi et enfin par son exigence politique Pour convaincre du bien-fondé de celle-ci, il commence bien évidemment par nous tracer un portait accablant des ravages du capitalisme passé et actuel, tel que les médias ne veulent pas nous le présenter et tel que la plupart de nos dirigeant politiques, Macron en tête, ne veulent tout simplement pas le voir.
C’est celui-ci qu’il faut rappeler, et ce d’autant plus que l’accumulation, voulue, des aperçus critiques sur ce capitalisme produit un effet de réalité étonnant et détonnant, au point de nous faire penser que ceux qui n’en ont pas conscience, heureux qu’ils sont dans leur assoupissement idéologique, sont des « rêveurs éveillés ». Car il s’agit d’abord pour lui de dénoncer, sans forcer du tout le trait d’une manière partiale, les ravages de ce capitalisme à la fois dans tous les domaines, affectant de plus en plus d’êtres humains et ce, partout dans le monde. Bien sûr, on y retrouve les effets de l’exploitation économique sur l’homme tels que Marx les a décrits et qui portent atteinte à la qualité de son travail et de sa vie (ils sont toujours là quoi qu’en dise la doxa dominante), mais il insiste sur le fait que, après les acquis de la social-démocratie, la déferlante libérale qui gagné le monde depuis la chute de l’URSS, a remis en cause ces acquis, intensifié le malheur des travailleurs et l’a renouvelé sous des formes surprenantes liées, par exemple à la marchandisation des besoins, voir la médiocrisation des activités sous l’empire de l’argent… à quoi on ajoutera la conflictualité guerrière en augmentation. On retrouve alors le domaine lié à la pandémie, avec ses morts terribles, et, tout autant, sinon surtout, l’atteinte à la nature et par conséquent à l’homme, puisqu’il en fait partie, et donc la crise écologique unique dans notre histoire, qui peut remettre en cause la vie de l’espèce humaine à terme. Mais le mérite de son analyse consiste ici à ne pas seulement attaquer les modes individuels de consommation, induits d’ailleurs par la propagande commerciale, comme le font trop d’écologistes, ni « l’Homme en général » (il vise en particulier Hans Jonas), mais le capitalisme en lui-même avec son productivisme délirant mû par la recherche aveugle et irresponsable du profit, dans le cadre en particulier de sa mondialisation : celle des échanges avec leur dépense aberrante d’énergie, mais aussi celle des atteintes techniques à la nature comme les déforestations en Amérique de sud, etc. Le lecteur complètera par lui-même son information sur ce qui est devenu un « capitalocène » ravageur, mû par les actionnaires, qui envahit la planète.
Reste ensuite à savoir comment s’en sortir, en n’oubliant surtout pas que le « marxisme » dont il faut continuer à s’inspirer, n’a pas grand chose à voir avec le « marxisme idéologique », surnommé « léniniste » qui a sévi en URSS pendant près d’un siècle, avec quelques acquis, mais surtout d’énormes défauts qui ont discrédité sa matrice initiale. C’est ici que son analyse est originale car elle a directement un enjeu politique, quitte à contredire la direction du PCF avec laquelle il a longtemps collaboré. D’abord il insiste sur le fait que le capitalisme est dans le temps et affecté par lui, ce qui interdit de le figer dans un éternel présent comme les élites libérales voudrait nous le faire croire. Mais pour cela il ne suffit pas de s’opposer à lui en critiquant ses seuls aspects négatifs, il faut avoir le courage intellectuel de voir ce qu’il comporte déjà de positif du fait des luttes sociales passées. C’est ici que son propos se fait réflexif, devient très original et que je le soutiens pleinement. D’abord en revenant sur divers concepts qui se sont télescopés dans l’histoire : social-démocratie d’autre fois, socialisme, pseudo socialisme à la soviétique et, bien entendu, communisme. Le drame concernant ce dernier est qu’on l’a confondu avec ce qui s’est fait en URSS alors que ce qui s’y passait ne pouvait s’en réclamer si l’on revient au sens réel que Marx (avec Engels) lui donnait en toute rigueur. D’où cet ahurissant refus de l’idée même de « communisme » un peu partout, fondé sur un contresens savamment entretenu (ou ignoré) qui atteint le projet marxien et bloque massivement l’idée d’un dépassement du capitalisme – et ce alors même qu’un retour important à cette idée se fait jours chez nombre d’intellectuels, dont Lordon entre autres, qu’il cite souvent. Ensuite, il y a l’affirmation, elle purement politique ou socio-historique, que le capitalisme actuel en Occident n’est pas seulement du capitalisme à l’état pur, mais qu’il comporte des éléments de communisme (comme les nationalisations ou la Sécurité sociale entre autres) Or cela a une conséquence politico-stratégique importante pour lui : il faut mettre au premier plan et explicitement la visée du communisme dans la lutte politique (il critique ici le PCF qui ne le fait pas) et refuser ce qu’il appelle l’« étapisme », à savoir la démarche qui consiste à aller au communisme par étapes successives, quitte à ne pas prononcer d’emblée son nom. D’où enfin, autre idée que je partage, la décision de repenser le communisme à la lumière de ce que j’appellerai le marxisme de Marx ou, plus simplement, à partir d’un Marx revisité et mieux compris, et non ramené à la vison seulement économique d’un « post-capitalisme ». C’est ainsi qu’il faut mieux comprendre la base sociale sur laquelle il fondait son projet – les travailleurs et non seulement les ouvriers –, ce qui étend considérablement le champ de ceux qui sont concernés par le projet communiste et la fin de l’exploitation ; mais il faut aussi revaloriser des thèmes comme la promotion de l’individu et de son épanouissement, celui de la qualité de sa vie ou encore, tout simplement, faire des individus les acteurs de leur propre histoire.
Reste à préciser davantage cette dimension inédite et réjouissante (ou attirante) de la « visée communiste », ce que fait l’auteur pour conclure sa réflexion. Je ne saurais la reprendre intégralement, je laisse ici le lecteur se l’approprier, avec toute sa concrétude Quelques axes seulement, donc : la prise en compte de notre appartenance matérialiste à la nature, qui nous impose de la préserver pour nous préserver, comme cela a été déjà évoqué : le communisme devra être écologique, à un niveau profond qui remet en cause le productivisme marchand. L’idée de l’unité ou de l’universalité de l’humanité, qui ne récuse en rien l’importance des différences (nationales, culturelles, raciales, etc.) mais n’en fait surtout pas la base de désaccords, de rejets, d’ostracisassions, voire de conflits : la paix est au centre du communisme, même si ce sont des luttes qui devront l’imposer (songeons dores et déjà au poids des militants communistes dans les Mouvements de la paix). La réalisation effective et non seulement formelle ou juridique de la triade « Liberté, égalité, fraternité », avec cette précision indiquée magnifiquement par Spinoza que cite Vasseur : « Sans l’égalité la liberté commune tombe en ruine ». Au-delà de la seule préoccupation économique de l’importance du salaire distingué du simple emploi, il y a également le refus de naturaliser le statut social des êtres humains, avec les inégalités qui les séparent ou les opposent et du coup l’exigence de mettre fin à l’aliénation – notion anthropologique qui indique que les hommes exploités sont aussi mutilés ou appauvris dans leur capacités et leurs besoins. Ce qui implique, concernant le travail, que celui-ci devra être garanti à tous, mais dans des conditions où ils pourront le maîtriser et augmenter sa qualité (ce que les progrès scientifiques et techniques permettent aujourd’hui). Quant à la propriété, elle sera assurée à tous, là aussi, mais sous la forme d’une « propriété d’usage », liée à l’appropriation des biens, et non sous celle d’un « propriété lucrative » destinée seulement à vous enrichir (pensons au rôle lamentable des « actionnaires » dans l’économie libérale aujourd’hui !) . Enfin, que devient l’Etat censé dépérir totalement selon une légende tenace. L’auteur, appuyé par Marx au demeurant, récuse l’idée de sa disparition totale vu le rôle multiple qu’il peut jouer, y compris éducatif : c’est seulement « l’Etat de classe » bourgeois qui prendra fin.
On voit l’intérêt de ces propositions qui me conviennent, surtout par les temps désastreux qui courent, puisqu’elles rendent réaliste la perspective communiste, et non utopique comme on le prétend avec beaucoup de mauvaise foi. Mais avec une (seule) restriction, aussi bien philosophique que politique, qui m’importe beaucoup : nous sommes là en présence d’une exigence de nature morale réalisée en politique, comme aurait pu le dire Rousseau qui ne séparait pas la morale et la politique. Or ce point contredit un propos bien connu de Marx qui refuse de voir dans le communisme « un idéal sur lequel la réalité devra se régler ». Et bien non : le communisme est aussi un idéal normatif et moral que les hommes ont à réaliser dans l’histoire. Cette thèse est essentielle à une époque où l’amoralisme règne en politique et où l’on prétend ne pas juger moralement le capitalisme, alors que toute l’œuvre de Marx, malgré sa dénégation, en est une condamnation morale, précisément et non seulement une explication scientifique. A débattre, donc, avec Vasseur, après un prochain livre sur « la possibilité du communisme », que j’ai écrit avec un philosophe grec, et à paraître bientôt !
Sortir du capitalisme. Actualité et urgence du communisme, Bernard Vasseur, éditions de l’Humanité, disponible en librairie.