L’historiographie de notre passé récent est sans doute, avec celui de l’économie, le champ intellectuel qui demeure le plus conflictuel. S’y joue la possibilité de se référer ou non aux tentatives émancipatrices et révolutionnaires qu’a connues l’histoire ; autant de solutions de rechange au capitalisme, et donc de réfutations de sa prétention à représenter le seul mode d’organisation sociale possible. C’est fort de ce constat, et de la nécessité de rendre aux militants progressistes leur histoire, que le philosophe communiste italien Domenico Losurdo, disparu en juin dernier, a entrepris une critique globale de l’historiographie dominante [1].
Le premier domaine dans lequel il a exercé son analyse a été celui de la généalogie intellectuelle des forces politiques. S’inscrivant dans le droit-fil des études consacrées par Georges Lukács à l’histoire de la pensée allemande [2], il a entrepris de remettre en question le grand récit libéral d’un affrontement millénaire entre liberté et totalitarisme, tel qu’on peut le lire, par exemple, chez Karl Popper. Dans l’étude qu’il a consacrée au libéralisme politique [3], il approfondit l’intuition, déjà présente chez Karl Marx, d’une profonde ambiguïté de cette philosophie telle qu’elle se constitue entre le XVIIe et le XIXe siècle, de John Locke à Alexis de Tocqueville, autour des notions de droit naturel et de liberté individuelle. Le libéralisme postule en effet une universalisation des droits, dont celle, fondamentale, du droit de propriété. Ce qui émancipe par principe des groupes politiquement mineurs, mais va de pair avec l’aggravation de la condition de ceux à qui ces droits sont déniés — ce qu’illustre l’esclavage, typique de cette « clause d’exclusion » constitutive du libéralisme. La frontière entre tradition libérale et tradition conservatrice s’en trouve à tout le moins brouillée…
Losurdo met en œuvre une méthode qui mêle philosophie et histoire, en confrontant les concepts utilisés par les auteurs étudiés aux connotations historiques des termes par lesquels ils les expriment. Il applique cette méthode aux auteurs les plus canoniques, y compris Friedrich Nietzsche, ce qui lui permet d’invalider les lectures isolant ses concepts les plus polémiques (esclave, femme, juif, etc.) du contexte et des discours contemporains auxquels ils doivent une partie de leur sens [4].
C’est dans cette même perspective d’élucidation critique que ses travaux sur l’idéalisme allemand [5] s’attachent au contraire à montrer le caractère éminemment progressiste de ceux qui furent souvent présentés comme des précurseurs du totalitarisme — à commencer par Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Losurdo rend compte des tenants et aboutissants de sa pensée de l’histoire, et de sa théorie profondément politique de la communauté humaine, ancrée dans une réflexion empreinte d’admiration pour la Révolution française.
C’est précisément Hegel qui sert à Losurdo de balise pour écrire l’histoire des socialismes réels [6], deuxième grand aspect de son œuvre. À rebours des condamnations abstraites et du déni d’histoire massivement présents dans l’historiographie de l’Union soviétique ou de la Chine populaire, il entreprend d’écrire une histoire des révolutions et des régimes qui leur ont succédé en termes de tentatives au sein d’un lent et difficile processus d’apprentissage. Imparfaites et parfois criminelles, elles doivent être resituées dans leur histoire longue (poids de la tradition autocratique, des haines entre communautés, etc.) ainsi que dans leur contexte (invasion militaire de l’Union soviétique, situation de quasi-encerclement, pressions impérialistes, etc.), et non jugées à l’aune d’une norme idéale et en dehors des données concrètes. Ces analyses pourront paraître pour certaines contestables. Mais Losurdo aura, par l’ensemble de son travail considérable, posé les jalons d’une réappropriation politique et intellectuelle de la grande tradition progressiste.
Article paru dans le numéro du Monde diplomatique d’octobre 2018, dans la rubrique Les livres du mois, sous le titre "Une pensée de combat".
https://www.monde-diplomatique.fr/2018/10/FONDU/59128
Autres articles sur le travail de Domenico Losurdo sur le site :
- Lutte des classes : Losurdo contre la pensée binaire, d’Eric Le Lann
- la rencontre avec Domenico Losurdo lors de la fête de l’Humanité 2007
- Le sens du vingtième siècle. Entretien entre Domenico Losurdo et Stefano G. Azzara
- Dialectique, histoire et conflit. Entretien avec Domenico Losurdo pour Chinese Social Sciences Today
- " Après la catastrophe et au-delà de l’hagiographie : l’héritage permanent du libéralisme ". Conclusion du livre Contre-histoire du libéralisme.
- sur le livre Gramsci, du libéralisme au communisme critique la critique d’Eric Le Lann
[1] Domenico Losurdo, Le Révisionnisme en histoire. Problèmes et mythes, Albin Michel, coll. « Histoire », Paris, 2006.
[2] Georges Lukács, La Destruction de la raison. De l’après Nietzsche à Heidegger et Hitler, Delga, coll. « Philosophie », Paris, 2017, 465 pages, 24 euros
[3] Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2013.
[4] Domenico Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique. Biographie intellectuelle et bilan critique, Delga, coll. « Philosophie », 2016
[5] Domenico Losurdo, Hegel et la catastrophe allemande, Albin Michel, coll. « Bibliothèque du Collège international de philosophie », 1994. Cf. aussi Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Delga, 2018, 22 euros.
[6] Domenico Losurdo, La Lutte des classes. Une histoire politique et philosophique,Delga, coll. « Théorie », 2016.