L’universitaire en sciences de l’éducation, souvent présenté comme la figure de proue des pédagogues, poursuit sa réflexion concernant l’enseignement public. Dans la Riposte, il appelle à œuvrer « sans fatalisme et sans simplisme » devant les politiques éducatives actuelles et les évolutions sociales et sociologiques.
Dix ans après le Devoir de résister (ESF éditeur), qui s’en prenait déjà au retour aux bonnes vieilles méthodes, vous publiez la Riposte (Autrement). À qui, à quoi entendez-vous riposter ?
Philippe Meirieu Au fatalisme et au simplisme en matière éducative. À ce fatalisme qui a pu prendre le visage de la « psychologie des dons » en expliquant qu’il y avait les enfants prédestinés à la réussite et les autres, et parfois le visage d’un « sociologisme » déterministe, pour qui les difficultés sociales étaient insurmontables et que de ce fait les enseignants ne pouvaient que se désespérer en contemplant la reproduction des inégalités. Ce fatalisme prend la forme d’un libéralisme technocratique auquel il n’y aurait pas d’alternative : le service public qui s’efforçait de garantir, grâce à l’effort de l’État et au soutien de la nation, un droit à l’éducation pour toutes et tous, serait condamné, voué à être remplacé par une multitude de services au public mis en concurrence, répondant à la diversité des aspirations idéologiques et claniques de groupes sociaux condamnés à s’ignorer. Je suis exaspéré par l’avalanche de solutions simplistes et de remèdes miracles qui dévale sur l’éducation et l’école : cela va de la méthode de Singapour, censée résoudre miraculeusement les problèmes d’apprentissage en mathématiques, au « retour » de la méthode syllabique, qui permettrait d’apprendre à lire et à comprendre de manière quasiment mécanique, jusqu’au merchandising autour de la méthode Montessori, qui réconcilierait l’acquisition des fondamentaux et celle de l’autonomie, ou au matraquage sur les neurosciences, qui nous livreraient enfin la clé universelle de l’enseignement. Et je ne dis rien de cette profusion invraisemblable des « outils de développement personnel » recyclés en éducation, de la « méditation de pleine conscience » à la « psychologie positive » ! Tout cela renvoie, d’ailleurs, une question de société : quand la lutte quotidienne pour une vie décente et la mise en concurrence systématique entre les personnes provoquent autant de souffrances et de blessures, tant que l’on ne veut pas s’attaquer au mal profond, on se contente (et on fait du profit avec cela !) de mettre sur le marché des pansements individuels pour rendre la situation à peu près tolérable.
Dans votre ouvrage, vous vous situez à mi-chemin entre « antipédagogues » et « hyperpédagos ». Concernant les premiers, vous parlez même d’un « antipédagogisme officiel » de la part du ministre de l’Éducation. Qui sont ces « antipédagogues » ?
Philippe Meirieu À mi-chemin n’est pas le mot qui convient. Je récuse aussi bien ceux qui croient qu’il suffit de « distribuer » les savoirs pour que tous les enfants se les approprient que ceux qui imaginent que l’enfant seul peut tout découvrir dès lors qu’on le place dans la nature et qu’on le regarde avec amour ! Transmettre est un impératif, mais cela nécessite des situations adaptées aux élèves, des contraintes fécondes et des ressources identifiées, un vrai travail pédagogique de la part de l’enseignant… L’antipédagogisme officiel est une sorte de constante des gouvernements de droite : on l’a vu sous Luc Ferry, Xavier Darcos, Gilles de Robien… et on le voit aujourd’hui. Il surfe sur quelques lieux communs comme le « retour de la méthode syllabique et de la dictée », le « retour de l’uniforme » (qui n’a jamais existé chez nous), le « retour des fondamentaux » (comme si les enseignants avaient renoncé à apprendre à lire, écrire et compter à leurs élèves), le « retour de la culture » (alors qu’on abandonne, par ailleurs, les politiques culturelles), le « retour de l’autorité » (qu’aucun professeur n’a jamais voulu abandonner et pour laquelle il voudrait bien être formé). Tout cela constitue une sorte de nébuleuse idéologique dans l’air du temps qui disqualifie la pédagogie, caricaturée sous le nom de « pédagogisme » et évacue toute une tradition qui, de Pestalozzi à Makarenko, de Korczak à Freinet, de Paulo Freire à Fernand Oury, a travaillé sur les moyens de transmettre et émanciper en même temps. Cette tradition est ignorée et je suis convaincu que cela contribue à désarmer les enseignants et à laisser se développer des pratiques génératrices d’inégalités, voire de violences.
Avez-vous été sollicité pour faire partie du Conseil scientifique de l’éducation mis en place par Jean-Michel Blanquer ?
Philippe Meirieu Non, bien sûr. Le débat démocratique sur l’éducation n’a pas véritablement droit de cité. Le ministre ne débat jamais avec le moindre contradicteur, il ne donne que des interviews. À cet égard, ses prédécesseurs comme Xavier Darcos étaient bien plus ouverts. Non seulement ils prenaient parfois le risque de la contradiction, mais ils s’entouraient aussi d’avis venant d’horizons divers. Le Conseil scientifique actuel me semble très fortement connoté neurosciences, et encore, une certaine tendance des neurosciences. Il y a un nouveau scientisme qui croit pouvoir dicter les pratiques à partir des seules connaissances scientifiques empruntées à un champ donné… Attitude qui est tout sauf scientifique !
Selon vous, la rationalité technocratique aboutirait à creuser les inégalités. En quoi le paradigme de l’efficacité avancé par le ministre est-il illusoire et dangereux ?
Philippe Meirieu L’efficacité en soi, cela n’existe pas. On est toujours efficace « pour » ou « à » quelque chose. Le paradigme actuel renvoie à une conception étriquée et utilitariste de l’efficacité. Il évalue les apprentissages de base de manière standardisée sans s’intéresser à ce qui fait sens pour l’élève, à son rapport au savoir et son entrée dans la culture. Or, on connaît bien le phénomène que les Anglo-Saxons nomment Teaching to the test : les enseignants ne forment plus qu’à ce qui sera évalué. Les élèves à l’environnement linguistique et culturel défavorisé sont cantonnés à des savoirs de base dont ils ne comprennent pas les enjeux.
Contre les hyperpédagos, vous critiquez une sorte de spontanéisme ou de consumérisme éducatif, conséquence de l’individualisme qui ferait de l’enfant un projet familial.
Philippe Meirieu Les hyperpédagos peuvent apparaître très minoritaires. Ils le sont statistiquement : les écoles alternatives ne scolarisent que peu d’élèves, mais leurs effectifs croissent de plus de 15 % par an depuis quatre ans, et de plus en plus de parents disent que, s’ils en avaient la possibilité, ils mettraient leurs enfants dans ces écoles. Certes, le phénomène est lié à la montée de l’individualisme, à la fascination pour l’entre-soi et à la volonté d’échapper à la mixité sociale et idéologique. Mais on ne peut pas complètement exonérer l’éducation nationale de toute responsabilité : il est vrai qu’elle peine à se montrer attentive aux besoins de tous les enfants et reste très méfiante à l’égard des pédagogies coopératives.
Vous évoquez une complicité objective entre antipédagos et hyperpédagos, tous allant à l’encontre de l’école publique et populaire…
Philippe Meirieu Oui, les premiers privatisent l’école publique par leur élitisme, les seconds se réfugient dans des écoles privées pour rester entre eux. Les premiers veulent promouvoir l’homogénéité intellectuelle, les seconds veulent promouvoir l’homogénéité idéologique. Mais ces deux formes d’homogénéité sont, l’une et l’autre, très largement sociales.
Qui sont alors les pédagogues ? Au-delà d’enseignants isolés, pensez-vous aux enseignants du mouvement Freinet, du GFEN ?
Philippe Meirieu Oui, bien sûr. Il y a de remarquables pédagogues dans l’enseignement public, dans les mouvements pédagogiques et au-delà. Ce sont ceux qui rejettent le fatalisme et le simplisme, et qui, face à des difficultés sociales considérables et à une hiérarchie souvent inquiète dès que quelqu’un « sort des clous », mettent en place des pédagogies exigeantes avec des contenus culturels ambitieux, avec l’implication de chacun et des règles nécessaires au « faire ensemble », avec l’implication des élèves dans des dispositifs d’entraide et avec une évaluation, non qui « nous fait entrer en concurrence avec les autres, mais qui permet de devenir meilleur que soi-même », comme le disait Albert Jacquard.
Que pensez-vous de la politique éducative du gouvernement, notamment de la mesure phare, le dispositif « 100 % de réussite », qui consiste à dédoubler des classes de CP et de CE1 ?
Philippe Meirieu Nul ne peut contester l’intérêt de baisser les effectifs dans les classes qui scolarisent les élèves le plus en difficulté. Mais beaucoup d’élèves en grande difficulté ne sont pas en REP+. De plus, on a dédoublé les classes en brisant presque complètement le dispositif « Plus de maîtres que de classes », qui était très prometteur et n’a pas été évalué. On l’a fait à moyens presque constants, alors que notre enseignement primaire est très largement sous-doté. Bref, « donner plus et mieux à ceux qui ont moins », ça reste encore devant nous.
Vous plaidez pour une école de la décélération, de l’attention, une école inclusive soucieuse d’hétérogénéité, du plaisir d’apprendre, une école de la coopération qui apprendrait à chacun à devenir meilleur que lui-même, avec les autres.
Philippe Meirieu Oui, ce sont de vrais objectifs, essentiels pour l’école de la République. Ces objectifs s’incarnent, certes, dans des apprentissages disciplinaires précis, mais il ne faut pas que ces derniers oublient qu’ils sont au service du développement de l’intelligence et de la socialité. On a trop tendance à se fixer sur des compétences techniques évaluables de manière chiffrée et à oublier les responsabilités de l’éducation en matière de formation d’un sujet qui « ose penser par lui-même ». Quant au plaisir d’apprendre, ce n’est pas un élément anecdotique, loin de là : si nous ne savons pas réconcilier tous les élèves avec le plaisir d’apprendre et la joie de comprendre, nous réservons l’accès aux connaissances à ceux qui ont découvert ce plaisir et cette joie dans leur environnement.
Cela signifie-t-il que rendre un sens à l’école est inévitablement un projet politique ?
Philippe Meirieu Bien sûr ! L’école n’est pas un lieu politique au sens où elle ne scolarise pas des citoyens mais forme à la citoyenneté. En revanche, un système scolaire est toujours, par ce qu’il enseigne et sa manière de fonctionner, un système politique. Ce qui importe d’ailleurs, dans ce domaine, c’est moins ce qu’il affiche que ce qu’il met en pratique, comment il incarne la liberté (tous les élèves sont-ils vraiment « libres » d’aller en classes prépas ?), l’égalité (le baccalauréat professionnel est-il vraiment « à égale dignité » avec le baccalauréat général ?) et la fraternité (comment faisons-nous vivre au quotidien la découverte de la différence qui enrichit ?). Une école préfigure toujours un projet de société : elle est « prépolitique », mais surtout pas apolitique.
Que pensez-vous de l’actualité des mouvements sociaux atypiques en cours ?
Philippe Meirieu Les mouvements populaires en cours témoignent d’un immense déficit de justice et de reconnaissance sociales. Ils disent aussi la difficulté de construire du bien commun par la seule juxtaposition des intérêts individuels. En toute logique, ils appelleraient une refondation de l’école de la République autour de ses vraies valeurs, articulée à une vision de la société réellement fraternelle, avec un accès aux droits fondamentaux. Là, comme dans bien des domaines, on ne peut plus se contenter de gérer et de boucher les fissures de temps en temps. Il faut imaginer une véritable alternative au processus de distillation fractionnée qui domine aujourd’hui.
Entretien réalisé par Nicolas Mathey paru dans l’Humanité du 18 janvier 2019.
La riposte. Écoles alternatives, neurosciences et bonnes vieilles méthodes : pour en finir avec le miroir aux alouettes. Philippe Meirieu. Editions Autrement.