Pierre Vidal Naquet, dans sa préface du livre de Christopher Browning, Des hommes ordinaires qui décrit comment un bataillon de réserve de la police allemande à Hambourg, pendant la 2ème guerre mondiale sont devenus des meurtriers en masse, écrit : « Les hommes du bataillon 101 n’étaient ni des SS, ni des bourgeois déclassés ; leur formation par l’idéologie avait été faible et du reste tardive… Ils venaient des couches moyennes, prolétariennes… » En un mot, ils étaient, comme les a appelés l’auteur de ce livre, « des hommes ordinaires ».
Cette introduction pour parler d’une pièce vue au Théâtre Toursky, à Marseille, début janvier : « Une famille ordinaire » de José Pliya, mise en scène par Hans Peter Cloos. José Pliya, né en 1966 à Cotonou, est un écrivain et dramaturge d’origine béninoise. Il est l’auteur d’une douzaine de pièces et l’Académie Française a décerné en 2003 le Prix du jeune théâtre André Roussin pour Le Complexe de Thénardier.
Pour l’auteur : « …au commencement, il y a le Rwanda, génocide actuel, témoignage du Mal à l’œuvre et mon impossibilité d’en rendre compte, à vif, à chaud. » José Pliya écrivit une pièce, relatant l’histoire d’une famille allemande entre 1939 et 1945 et renouvelé une question majeure : savoir non pas de quelle façon le nazisme a été imposé au peuple allemand, mais plutôt comment les Allemands ont pu désirer le nazisme.
1939 – 1945. La famille Abraham est une famille allemande, originaire de Hambourg, une famille luthérienne de la petite bourgeoisie. Une famille ordinaire. Il a Oskar le père, à la retraite ; il y a sa femme Elga, la bonne cuisinière ; il y a leur fils Julius et sa femme Dörra, si belle, si amoureuse. Il y a leur fille Véra qui nous raconte l’histoire de sa famille. C’est une famille “normale”, avec ses petites joies, ses petits secrets, ses petites frustrations et ses petits voisins avec qui on vit en bonne entente sans problème.
La famille Abraham va traverser la guerre, de façon ordinaire : petites peurs, petits espoirs, petites délations, petit héroïsme, petits massacres. Oskar, le père, trop âgé pour servir militairement, reporte sur son fils Julius tous ses espoirs d’héroïsme ; il le pousse à s’engager dans une unité spéciale de la police, déterminant ainsi le destin tragique de sa famille… une famille ordinaire, on vous dit.
Ce qui est passionnant, dans cette pièce, c’est qu’elle mèle de manière intime une histoire domestique et l’histoire. Oh ! Pas l’histoire qui s’écrit, qui se fait avec un grand H, mais celle qui s’écrit, se fait par des hommes presque de rien… et cela en est peut-être plus effrayant.
Et ce qui m’a séduit dans cette mise en scène, c’est qu’elle est au diapason du texte. Ce qui relève de la sphère de l’histoire est « relatée » par la scénographie. Immense cadre de scène, à terre des objets somme toute anodins, des postes TSF, qui diffuseront du jazz. Leur nombre nous renvoie à la fonction de propagande de la radio, certes en Allemagne dans les années de guerre, mais aussi au Rwanda puisque par la radio passait également la propagande.
En prologue, en fond de scène, passent des images tirées de films expressionnistes, la première image venant de Caligari. Chaque image donne un effet d’étrangeté à base de malaise. La dernière est une image de ruines extraites de Rome, ville ouverte de Rosselini. Et même si le spectateur ne connaît pas l’origine de ces images, cette ouverture – comme l’on parle d’une ouverture d’opéra –donne tout de suite le « la ».
« Une famille ordinaire » s’articule comme un récit, celui de Véra : elle raconte tout simplement ce qu’il advient de cette famille ordinaire, de ces gens qu’elle aime avant tout, parce que c’est son père, parce que c’est sa mère, son grand-père et sa grand-mère.
Les deux piliers de la pièce sont le père et la mère de Julius : le travail de Hans Peter Cloos, dans sa direction d’acteurs est de nous offrir deux forces de proposition qui apparemment s’opposent. La mère, dans sa prémonition d’événements douloureux, est tout le temps en perpétuum mobile, comme si cette agitation était là pour masquer son inquiétude palpable. Le père, hiératique, s’emmure souvent dans un silence qui a valeur, si ce n’est plus, de discours.
Ce sont deux immenses comédiens qui donnent vie et chair à ces mots : Roland Bertin et Christiane Cohendy. Le fils, énigmatique, oscillant entre violence est secret, c’est Matthias Bensa. La belle fille, qui ne retrouve plus ce qu’est devenu l’homme qu’elle aimait, c’est la touchante Laure Wolf, la « passeuse » de l’histoire, c’est la spontanée Bérangère Allaux.
J’ai commence cet article en citant un extrait d’une préface de Pierre Vidal Naquet au livre de Christopher R. Browning Des hommes ordinaires. Même si la fiction du dramaturge n’est pas le récit de l’historien, il convient peut-être de se demander, avec ce dernier : « Mais comment ces hommes sont-ils devenus des meurtriers en masse ? Que s’est – il passé dans leur unité quand ils ont tués pour la première fois ? Avaient – ils d‘autres choix ? Si oui, lesquels, et comment ont-ils réagis ? »
Une famille ordinaire n’a pas la prétention de répondre à ces questions, elle se contente de les poser, et de les bien poser. Après tout, qu’aurions nous fait à leur place ? Bouleversant.
Janvier 2011