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Une ode ambivalente aux « gens ordinaires »
Laurent Etre a lu "Notre ennemi, le capital", le dernier ouvrage de Michea

Jean-Claude Michéa décrit la dynamique mortifère du capitalisme, sans proposeraux classes populaires d’autre perspective que de préserver leurs « manières de vivre ».

Dans Notre ennemi, le capital, son dernier ouvrage, le philosophe Jean-Claude Michéa reproduit un entretien accordé au site de la jeune revue socialiste et décroissante le Comptoir, et en prolonge le contenu à travers un ensemble de notes et de renvois.Cette « structure arborescente », comme il l’appelle, a le mérite de ne pas enfermer le lecteur dans les rigidités d’un système. Mais pas sûr, en revanche, que ce soit là la meilleure méthode pour approfondir et affiner des positions dont l’auteur est souvent amené à regretter les caricatures et instrumentalisations qui en sont faites. Il en est ainsi de son usage de la notion d’identité. Au détour d’une note, Jean-Claude Michéa entreprend de régler son compte à l’idée, qu’il juge « stupide », selon laquelle cette notion « serait forcément “substantialiste” et “fixiste” ». Pour ce faire, il convoque son maître, Orwell, lequel, dans le Lion et la Licorne (1941), répondait en ces termes : « Qu’est-ce que l’Angleterre de 1940 peut bien avoir de commun avec celle de 1840 ? Mais aussi, qu’avez-vous de commun avec l’enfant de cinq ans dont votre mère garde précieusement une photographie ? Rien, si ce n’est que vous êtes la même personne. » Cela paraît frappé au coin du bon sens.

Pourtant, si c’est le fait d’évoluer qui constitue l’identité, pourquoi persister à voir en elle un point d’appui solide, stable, pour combattre le système capitaliste, dont Jean-Claude Michéa n’a de cesse, par ailleurs, de souligner qu’il est lui-même toujours en mouvement ?

L’identité, point d’appui solide pour combattre le système capitaliste ?

C’est que l’identité dont se préoccupe l’auteur se rapporte aux classes populaires, et que celles-ci semblent être dotées à ses yeux d’une indépendance culturelle nette à l’égard de la dynamique capitaliste de marchandisation de nos vies. Autrement dit, les évolutions de cette identité, ou plutôt de ces identités, seraient a priori étrangères, voire contraires, à celle du capital.

Parmi les « manières d’être spécifiques » aux classes populaires, qui en manifestent donc l’identité, il évoque pêle-mêle « la chasse et (…) pêche traditionnelles », la « passion pour le club de rugby ou de football local », « les coutumes propres à un village, un quartier ou une région », mais aussi « l’art culinaire local » ou, même, les ferias. Or, si l’on peut concevoir que ces pratiques (dont, soit dit en passant, la dimension de classe est tout sauf évidente) puissent être remises en cause par l’extension du règne de la marchandise, on peut douter, en revanche, qu’elles soient de nature à inquiéter les tenants du mode de production capitaliste. Et l’on peut s’étonner, aussi, que le philosophe leur accorde clairement plus d’importance, dans ce combat fondamental, qu’aux luttes des salariés.

Pas de propositions pour désamorcer ce piège

Certes, il est probable, comme expliqué à la fin de l’ouvrage, que le capitalisme soit de toute façon promis à l’« implosion », et que celle-ci soit proche. Mais justement, si la seule alternative est celle, déjà pointée en son temps par Rosa Luxemburg, entre le socialisme et la barbarie, n’y a-t-il pas urgence à définir une stratégie permettant à la première option de l’emporter ?

L’idée d’une « alliance indispensable entre les classes populaires et une fraction importante des nouvelles classes moyennes » n’est évoquée que pour aussitôt mettre en garde contre le risque que les « représentants intellectuels » de ces classes moyennes n’exercent une « emprise idéologique » sur ladite alliance. Et le philosophe ne formule pas de propositions pour désamorcer ce piège. Il se contente de marteler, encore et toujours, la nécessité de lutter contre toute attitude surplombante à l’égard des « façons d’être et de penser » des « gens ordinaires » (l’équivalent pour lui des « classes populaires », ou de « ceux d’en bas »), sans que l’on cerne bien les contours de ces notions. Dans un contexte où le « mépris de classe » se porte bien (songeons à certaines reparties d’un Macron au sujet des ouvriers), il est compréhensible que le discours de Jean-Claude Michéa puisse séduire du côté de celles et ceux qui subissent un tel mépris. Raison de plus pour ne pas cautionner ses ambivalences.

Article publié dans le journal L’Humanité.

Notre ennemi, le capital . de Jean-Claude Michéa.
Flammarion, coll. « Climats », 317 pages, 19 euros.


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