Cette figure de l’histoire qui vient de s’éteindre s’était entretenue à de nombreuses reprises avec Alain Ruscio, qui avait été envoyé spécial du journal L’Humanité à Hanoï durant la dernière guerre du Vietnam.
Il est difficile pour les jeunes de mesurer à quel point le nom de Giap a symbolisé pour une génération la vérité de l’époque qu’elle vivait, la lutte victorieuse des peuples contre le colonialisme, contre l’impérialisme, même face aux moyens de l’impérialisme le plus fort, et à quel point la guerre du Viêt-Nam a pesé dans les engagements militants d’alors. Rappelons seulement ce qu’écrit l’historien Pierre-Richard Feray de la dernière phase de cette guerre, menée directement par les Etats-Unis : « Cette guerre ne fut pas une guerre classique. Aidés par de nombreux chercheurs américains (anthropologues, sociologues, économistes, politologues…), les stratèges américains mirent sur pied « la réponse efficace » : « urbanisation forcée et modernisation » qui sorte rapidement le pays en question de la phase au cours de laquelle un mouvement révolutionnaire rural peut espérer se créer une force suffisante pour prendre le pouvoir. La guerre chimique avec ses missions d’épandage des herbicides et des défoliants, l’écrasement de la population des régions libérées sous les bombes avaient pour objectifs primordial de chasser la population des régions libérées pour faire affluer les réfugiés vers les villes et de ce fait les placer sous le contrôle de Saigon ». Puis « au cours de l’été 1972 et jusqu’à la fin de l’année, les B 52 rasèrent littéralement le Nord-Viêt-Nam, ne négligèrent aucune cible : digues, ouvrages hydrauliques, industries, villes…Les ports furent minés ». L’historien conclut : « cette guerre, la plus longue de notre époque, fut aussi une des plus cruelles, des plus barbares. Napalm, phosphore, défoliants, gaz, tapis de bombes, engins à billes, bombes à dépression CBU-55, tout, sauf la bombe atomique fut essayé pour réduire la résistance du peuple vietnamien. On inventa même à propos du Viêt-Nam le mot écocide, voire celui d’ethnocide » [1]
Le ViêtNam a quitté la scène symbolique - même pour les militants, les années d’après la victoire se sont avérées plus complexes à "assumer" - et le nom de Giap sombre peu à peu dans l’oubli. Sans doute aussi la modestie, l’humilité de l’homme, qualités qui furent aussi celle d’un peuple héros malgré lui, ne cadrent en rien avec les exigences de la société du spectacle. C’est dire le mérite du livre Vo Nguyen Giap, une vie que nous livre d’Alain Ruscio, qui fut correspondant de L’Humanité au Viêt-Nam, et qui résume ses entretiens avec lui de 1979 à 2008, tout du moins la partie revue par Giap lui-même, celle qui va jusqu’à la victoire finale sur les Etats Unis d’Amérique.
On parcourt donc grâce à ce livre toute la période qui court des années 1920 à 1975, avec quelques incursions dans le passé plus lointain du Viêt-Nam. Alain Ruscio s’acharne tout au long des entretiens à faire que Giap se départisse de sa discrétion et livre au-delà du récit historique la part qui fut plus directement la sienne dans les évènement, parfois avec succès. C’est ainsi qu’on apprend qu’à la décision de préparer la lutte armée, en 1940, Giap, qui n’avait aucune formation militaire, se rendit à la bibliothèque centrale d’Hanoï chercher dans le Grand Larousse « les différents articles concernant les techniques militaires ». Par delà la réserve de son interlocuteur, on mesure combien l’abnégation a marqué sa vie, qu’il s’agisse de sa jeune épouse arrêtée par les français et morte en prison ou de ces pages où il évoque les années 41-42, période « exaltante » au plan politique, mais durant laquelle, finit-il par concéder, « nous avons vécu dans les endroits les plus invraisemblables, grelottant la nuit, parmi les serpents, la vermine, toutes sorte d’animaux nuisibles. Nous avons mangé n’importe quoi, jusqu’aux racines des plantes ». Relevons aussi l’amertume qui perce lorsqu’est évoquée l’année 1954, avec le sentiment d’une victoire en partie volée, lorsque Mendes-France, qui passe pourtant pour l’artisan de la paix, chercha à regagner dans une négociation avec la Chine le terrain perdu au Viêt-Nam, imposant la division de fait du pays et donc en fin de compte la poursuite de la guerre sous la conduite américaine.
Robert Mac Namara, tirant les leçons de la défaite états-unienne, reconnaissait qu’il ne savait rien de ce qu’était le Viêt-Nam : « Je n’avais jamais visité l’Indochine et je ne comprenais rien à son histoire, à sa langue, à sa culture, à ses valeurs. Je n’y étais en rien sensible. Quand il s’agissait du Vietnam, nous nous trouvions en position de décider d’une politique pour une terra incognita. » [2]. A l’opposé de cette attitude, Giap étudiait en permanence l’adversaire. Par exemple, pour riposter à la stratégie de regroupement de la population dans les hameaux stratégiques, « nous avons, nous dit-il, étudié ce qu’ils avaient fait (les américains) en Grèce, en Malaisie, aux Philippines. Nous n’avons jamais sous-estimé nos adversaires ». Et le stratège ne s’engageait dans une bataille qu’après avoir établi toutes les hypothèses quant aux réactions de l’adversaire, et aux conséquences à en tirer dans chaque cas.
Au fil des pages, on découvre une symbiose, fut-elle provisoire, entre des dirigeants politiques et militaires et leur peuple, et, par contraste, vient à l’esprit le livre L’étrange défaite de Marc Bloch sur mai-juin 1940.
Eric Le Lann
Vo Nguyen Giap, Une vie, propos recueillis par Alain Ruscio, Les indes savantes, 117 pages, 16 €
Voir également sur ce site l’article Hô !Hô !Hô Chi Minh ! et un article sur l’agent orange, utilisé par les Etats-Unis pendant la guerre du Viêt-Nam