Nous sommes médiatiquement sommés de nous comparer aux autres. Dès qu’il se passe quelque chose dans l’hexagone nous sommes vivement invités à aller voir comment nos voisins font face au même problème. Les statistiques sont mobilisées et les différences constatées immédiatement pointées du doigt comme variables explicatives que nous serions appelés à combler. On passe ainsi aisément de l’observation à la préconisation sans s’interroger sur ce qui fonde et explique la différence qui a souvent sa raison d’être.
On conviendra que l’observation d’autres sociétés peut être d’une grande richesse et nous apprendre beaucoup sur nous-mêmes. Elle peut même être menée avec beaucoup de finesse, d’humour, et permettre de se jouer de la censure comme le fit Montesquieu avec tout son talent dans ses fameuses Lettres persanes. C’est là l’une des grandes richesses de l’anthropologie et des sciences sociales à laquelle aucun chercheur ne saurait renoncer. À condition d’être mené sérieusement, notamment en sachant comment sont construites les catégories que l’on compare et de ne pas partir de l’a priori que ce qui vient d’ailleurs est forcément emprunt d’une rationalité supérieure devant laquelle il conviendrait de s’incliner.
Ceci doit être fortement rappelé dans le cadre européen où la façon dont on se situe par rapport à la moyenne vaut argument d’autorité et sert à pointer du doigt tout écart à la norme. L’implicite étant qu’à terme, on doit tous être pareils. D’où cet acharnement à vouloir « harmoniser » à marche forcée.
Les Allemands boivent plus de bière, les Anglais plus de thé et nous plus de vin. Et alors ! Cette comparaison ne vaut pas hiérarchie. Elle dit simplement que l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France sont bien trois pays différents qui se sont historiquement constitués de façon singulière. Elle ne signifie pas qu’il faudrait absorber un cocktail qui serait composé de ces trois boissons. Ainsi en va-t-il des retraites, de la fiscalité et de bien d’autres domaines de la vie sociale. Assises sur de nombreux clichés les comparaisons internationales sont bien souvent trompeuses.
Ces comparaisons qui nous assaillent deviennent des éléments du débat politique qu’elles contribuent à polluer aussi sûrement que les sondages le font depuis des années. Pourquoi en est-il ainsi ? Principalement parce qu’ils reposent sur des malentendus, des faux-sens et sur une ignorance de ce dont on parle. Prenons quelques exemples qui illustreront notre propos.
Il est de bon ton par exemple de gloser sur la faiblesse des syndicats en France, et donc sur leur manque de représentativité et en conséquence sur leur légitimité. Le dialogue social n’aurait donc plus d’importance et la consultation des directions syndicales deviendrait au fil du temps un vestige de pratiques anciennes qui auraient un fumet de désuet. Dans la foulée, il conviendrait de s’interroger sur la nécessité des aides publiques à l’expression de la vie syndicale. À grand renfort de cette thèse, on vantera pour l’opposer l’excellence des rapports sociaux chez nos voisins – notamment l’Allemagne - et la forte influence de leurs syndicats. On louera leur responsabilité, leur représentativité, la qualité de leur gestion et leur aptitude au dialogue social. On déplorera qu’il n’en soit pas ainsi chez nous et l’on alimentera l’idée dans l’opinion publique que nos syndicats ne sont pas entrés dans la modernité et restent travaillés par de vieilles idées aujourd’hui dépassées. Tout cela repose sur un contresens volontairement entretenu qui consiste à comparer des choses qui ne peuvent l’être terme à terme. Il est en effet normal que les syndicats allemands rassemblent des millions de travailleurs dès lors que l’accès à des services mutualistes (santé, …) se fait à travers eux et qu’ils en sont les principaux gestionnaires. Si en France l’adhésion à la MGEN (mutuelle de santé des enseignants) se faisait à travers la FSU ou le SGEN, on verrait les effectifs de ces syndicats enseignants multiplier par dix. Bref, la comparaison sert à dévaloriser la situation nationale, nous présenter comme ringard et à justifier la perte de vigueur du dialogue social. Il serait plus correct d’en tirer de conclusions sur les différences de traditions des deux pays, leurs trajectoires singulières, les originalités de leurs mouvements ouvriers.
La question des dépenses publiques fait partie de la boîte à outils de la comparaison. Il est suggéré que plus son taux est élevé, plus l’Etat serait dépensier, inefficace et devrait donc procéder à des coupes sombres dans ses dépenses. L’imprécision entretenue dans le vocabulaire est source de confusion. Le montant des prélèvements obligatoires est pointé comme excessif et largement supérieur à la moyenne européenne. Mais on se garde bien de dire ce que désigne cette expression qu’on assimile à tort aux dépenses de l’Etat alors qu’un tiers environ de celles-ci relève vraiment de ces prélèvements. Le reste, soit près des deux tiers ne traduit qu’un important niveau de redistribution organisé et mis en œuvre par l’Etat. Ce qui est prélevé est immédiatement redistribué (santé, retraites, minima sociaux, aide aux familles, chômage, etc.) et sert à asseoir le haut et confortable niveau de protection sociale que beaucoup nous envient. Quant au montant de la dépense publique, il dépend des choix politiques qui ont été exprimés quant au périmètre de ce que l’Etat se devait de prendre en charge à travers des mécanismes collectifs et traduit l’endroit où l’on a voulu poser le curseur entre le public et le privé. Comparer cette place entre les pays et stigmatiser un dépassement par rapport à une norme revient à dire implicitement que la souveraineté populaire n’a pas à en décider. On comprend bien que derrière ces comparaisons deux objectifs sont visés : stigmatiser le caractère dépensier de l’Etat et contester au peuple le droit de décider de son niveau de protection sociale.
Depuis le Traité de Maastricht, le critère de l’endettement est apparu comme élément majeur de la comparaison. N’est retenu que le montant de la dette rapporté au PIB du pays considéré. On commet ainsi deux erreurs qu’un étudiant débutant pourrait déceler. On compare deux grandeurs non-homogènes, l’une un stock – la dette -, l’autre un flux – le PIB, et on rapporte un stock à un flux, ce qui d’un point de vue économique n’a aucun sens. L’autre travers consiste à caractériser une dette que par l’une de ses caractéristiques – son montant total - alors qu’elle en comporte au moins trois autres : son exigibilité, sa charge de remboursement et la nature du prêteur. Le tour de passe-passe étant ainsi mis en place, il devient aisé d’aseptiser le débat sur la dette en s’évitant de poser des questions dérangeantes. Reprenons ces différents points.
Quand un banquier prête de l’argent à un particulier pour acquérir un logement, il vérifie que la charge de remboursement que l’emprunteur devra acquitter tous les mois ne dépasse pas une certaine fraction de son revenu. Peu importe que le montant prêté représente cinq ou dix fois son revenu annuel, car l’emprunteur remboursera en 15 ou 25 ans. Le prêteur compare bien un flux – la charge de remboursement – à un autre flux – le revenu. Ce qui importe au prêteur c’est de s’assurer que le remboursement qui sera étalé dans le temps pourra bien s’effectuer mois après mois. Transposé en termes macro-économiques, cela signifie que le critère qui fait du sens c’est le rapport entre le service de la dette (ce qui doit être remboursé dans l’année) et le budget de l’Etat. Le service de la dette étant fixé, c’est le budget de l’Etat qui représente la variable malléable. Ce qui conduit à interroger la politique fiscale. Des réductions d’impôts non seulement n’aideront pas à rembourser la dette, mais obligeront à d’autres emprunts qui feront exploser la dette. Rapporter le montant de la dette au PIB permet d’éviter de poser la question de la politique fiscale et donc de leur comparaison entre les différents pays.
Exprimer une dette par son seul montant, c’est opérer un biais réducteur qui occulte les autres dimensions. Il n’est jamais indifférent de savoir qui est le prêteur. Par exemple recours à l’épargne nationale ou à la finance internationale ? Un seul prêteur, voire un consortium de banques ou bien une épargne collectée auprès d’un large public ? Les conséquences n’en seront pas les mêmes. Alors que l’Union européenne proclame qu’au-delà d’un endettement de 90 % de son PIB un pays rentre dans une zone dangereuse, personne ne s’inquiète de l’endettement du Japon qui caresse les 200 %. Aucune agence de notation ne s’en préoccupe. En effet, l’essentiel de sa dette provient de l’épargne nationale. La finance internationale n’étant pas engagée elle ne note pas. Le Trésor est confronté à une multitude de prêteurs dont aucun ne possède à lui seul une capacité de pression. Il y a donc une diversité de postures face à la dette publique et ne retenir qu’un critère, au demeurant peu significatif, et s’en servir comme norme à laquelle on est prié d’adhérer relève de l’embrouille qui doit être dénoncée.
Et que dire de l’endettement international de pays qui ne possèdent pas de monnaie de réserve, en général les pays du Sud. Ils doivent rembourser dans la devise dans laquelle le prêt a été consenti, ce qui suppose de leur part de se mettre à travailler pour l’exportation et satisfaire les besoins erratiques de l’économie mondiale.
Observer les autres c’est contribuer à se comprendre soi-même. C’est donc utile de se comparer. À la condition d’être certain que le terme de la comparaison soit pertinent. Et ce serait se déprécier s’il fallait tenir la rationalité extérieure comme d’essence supérieure devant laquelle il conviendrait de s’incliner.
Michel Rogalski est directeur de la revue Recherches internationales
Site : http://www.recherches-internationales.fr/