Yves Namur publie depuis 1971. Il a obtenu plusieurs prix dont le Prix Mallarmé pour La Tristesse du figuier en 2012 ; il est membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique et de l’Académie Mallarmé. Voilà pour l’écume d’une vague qui part de loin. Il vient de faire paraître deux anthologies de ses poèmes : Un poème avant les commencements (qui couvre la période 1975-1990) et Ce que j’ai peut-être fait (qui court de 1992 à 2012). Trop souvent, nous voyons des poètes arrivés (ou qui ont une image à défendre) renier leurs premières publications qu’ils jugent faibles ou indignes de ce qu’ils sont devenus ou parues chez des éditeurs de peu d’intérêt (pour leur image)… C’est oublier qu’il faut bien commencer un jour et que l’édition est d’abord une affaire d’argent et que même pas une guinée n’est misée, dans la grande majorité des cas, sur un parfait inconnu. Restent alors les "petits" éditeurs qui, sans grands moyens financiers, n’hésitent pas à publier un débutant dès lors qu’il leur semble talentueux et/ou prometteur. Yves Namur n’hésite pas, dans la première anthologie, à reprendre ses plaquettes du début, quitte à les situer dans ce qui est maintenant une œuvre, inachevée certes, mais en mouvement. L’intérêt de ces deux anthologies, qu’il faut lire d’affilée, est d’ailleurs de mettre en évidence ce mouvement.
Yves Namur divise son parcours poétique en deux périodes, le début des années 90 étant la charnière. Après 1990, il écrit ce qu’il appelle une "poésie pensante", "redevable aux fréquentations des Jabès, Juarroz, Rilke ou Celan" tandis qu’avant cette année, sa poésie est différente et il cite Le voyage en amont de ( ) vide comme "l’exemple même de ce que pouvait être à cette époque [ses] références".
Le titre de la première anthologie fait écho à ces deux vers du poème liminaire de Fragments traversés en quelques nuits d’arbres et confuses (1990) : "une porte s’ouvre / sur des commencements". Dans les plaquettes ici regroupées, Yves Namur explore le mystère du réel : sont posés face au regard les objets et les êtres. La poésie est l’expression de ce réel qui est en même temps celle du regard qui nomme : "Le poème / Où naît le regard / Et les noms imprononcés de l’arbre". Les mots sont gros de tout ce qu’ils contiennent, ils désignent plus que ne pourrait le faire leur simple signifié. Et Yves Namur entend aller jusqu’au bout de ce contenu, d’où cette scansion qui est comme une démarche concentrique visant à se rapprocher peu à peu du noyau insécable du sens, une scansion qui toujours reprend pour l’exprimer différemment ce qui est dit. Si les mots sont ce dont dispose le poète dans sa quête du réel, il sait qu’ils sont limités malgré tout mais qu’il faut "faire avec" ; et le miracle alors s’accomplit car Yves Namur arrive à dire tout en étant conscient des limites de ces mots : c’est qu’il ruse…
Les poèmes des débuts ressassent les mêmes thèmes, plastiques serait-on tenté d’écrire. D’une plaquette à l’autre, on retrouve le sel, l’eau sous ses différentes formes, les aisselles, etc. Cela crée un climat étrange et prenant, un univers personnel qui interroge le lecteur. Les choses changent avec Le voyage en amont de ( ) vide dont on peut penser qu’il n’évite pas les modes poétiques du moment (le livre est paru en 1990) : l’utilisation des parenthèses, le vide qui troue le vers, les fragments inachevés, le corps et l’œil présents dans ce recueil… Sans doute faut-il prendre au sérieux l’exergue d’Octavio Paz : "La destruction est-elle création ? Je ne sais, mais je sais que la création est destruction…" Si le texte aboutit à la négation de l’écriture comme chemin, en émerge cependant de belles fulgurances comme ce vers : "l’illisible de la mer, du poème, du bleu".
C’est le mouvement même de sa poésie que donne à lire Yves Namur dans cette anthologie. Mouvement qui se continue dans Ce que j’ai peut-être fait…
Le titre de ce dernier choix est modeste, humble : il est peut-être une réponse à Guy Goffette dont un vers est intégré à un poème de La Tristesse du figuier : "Ce que j’ai fait et comment je suis mort". Yves Namur pose la question qui traverse toute sa poésie depuis une vingtaine d’années, dans Fragments de l’inachevé : "Convient-il de dire // Ce que nous ne savons pas / Parce que justement nous ne le savons pas ?" Et c’est le mystère de la réalité que le poète s’acharne à percer avec les mots. Et le poète interroge cet exercice étrange et les mots. À mon sens, il n’y a pas rupture mais évolution entre les deux anthologies car Yves Namur manifeste depuis ses débuts la même attention aux mots, attention certes différente mais c’est toujours la même exigence. Lionel Ray, dans sa préface, parle de "creuser". Et Creusements (Gallimard, 1987), n’est-ce pas le titre d’un recueil de Guillevic dont on sait la constance à interroger le réel ? Le dernier poème de Fragments de l’inachevé, repris dans cette anthologie (p 20), ne se termine-t-il pas par le mot domaine : "Il y a tant et tant de choses / Dans le domaine", mot qui est aussi le titre d’un autre recueil de Guillevic (Du domaine, Gallimard, 1977) ? Il apparaît ainsi une continuité dans la totalité de l’œuvre d’Yves Namur, même si l’accent est désormais mis sur la difficulté de la parole poétique. N’écrit-il pas dans Le livre des sept paroles (1994) : "La parole est peut-être faite de creux […] // Peut-être serait-ce cela / Ce qu’on appelle la parole, // Un espace fait de grandes absences" ?
Poésie pensante dit Yves Namur de son écriture de ces deux dernières décennies. Ne devine-t-on pas dans les vers suivants, "Et comme je suis, moi aussi, / Dans l’impossible connaissance de ce que je suis, / Dans l’impossible approche de ce que je peux être", une réponse au "Connais-toi toi-même" socratique ? C’est une véritable quête d’identité qui traverse ces vingt dernières années puisque dans Le livre des apparences (2001), Yves Namur récidive avec ces remarques : "Jamais je ne saurai / Qui était ce moi dans le miroir // Et / Qui était ce moi dans le dehors des choses". D’où les multiples interrogations qui émaillent les poèmes pour aboutir à et aveu : "Moi qui ne sais ni regarder ni toucher cela / Qui nous entoure et nous regarde". La poésie d’Yves Namur dit alors l’impossibilité de regarder l’intérieur des choses mais son poème, in fine, est une version de ce que pourrait être cet intérieur des choses traduit en mots. Tout comme dans la série des Galets éclatés du peintre Ladislas Kijno est un tentative de réponse à la remarque de l’enfant qui, devant l’une des toiles exposées à Antibes, affirmait "vouloir crever la boule". Kijno entend alors voir l’intérieur de la chose qu’est le galet…. En quoi, la poésie d’Yves Namur ne connaît pas une rupture radicale mais bien ce qu’il faut appeler un saut dialectique. Cette poésie devient celle de l’altérité : les choses sont étrangères à l’homme même si celui-ci est fait de choses obscures. C’est que l’homme est habité par le vide, affirme Namur, l’absence n’existe pas, il n’existe que des êtres absents, que des choses absentes. Mais le poète est aussi habité par un excès de paroles : "Que faire aujourd’hui de cet excès de paroles / Dont je suis intimement fait ?"
C’est là, toute la contradiction qui traverse le poète, son tragique. Car il essaie de percer les mystères du monde par le poème. Il n’est alors réduit qu’à des questions et des hypothèses qu’il ne peut que reprendre sans cesse. Alors que le scientifique essaie de vérifier ses hypothèses ou ses problématiques. D’où cette question désespérée : "Maître, / Je vous le demande avec insistance : // De quelle réalité puis-je encore rendre compte dans mon poème ?" Il n’est pas étonnant alors que ce choix de poèmes se termine par des textes qui affirment le peu que nous sommes.
Le poète ne cesse de chercher. Mais si la recherche n’aboutit pas au sens ultime, restent les poèmes, leur beauté et leur fragilité émouvante. Ces deux livres sont donc les bienvenus et ils rappellent que leur auteur a reçu le Prix international Eugène Guillevic en 2008 pour l’ensemble de son œuvre…
Un poème avant les commencements (1975-1990). Co-édition Le Taillis Pré - Le Noroît, 360 pages, 25 €. Notes et bibliographie(s).
Ce que j’ai peut-être fait (1992-2012). Préface de Lionel Ray. Éditions Les Lettres Vives, 126 pages, 18 €.