Le parcours en deux parties retracé dans ce livre initié par le collectif ArTLib, s’effectue en compagnie d’une bonne dizaine d’auteur.e.s qui entrent dans leurs articles respectifs avec plus ou moins d’insistance dans tout ou partie des divers thèmes brièvement évoqués ci-dessus. Toutes et tous, je veux y insister, nous font découvrir les évolutions et les bouleversements qui renouvellent ou submergent de vielles questions -les limites de la propriété des moyens de production devant le « capitalisme algorithmique », la fusion en cours dans certaines activités entre marché et société qui met les salariés en confrontation directe avec les consommateurs et les place sous pression, les effets de l’extension du calcul économique marchand aux services publics et aux administrations, la diminution ou l’absence de hiérarchie dans les entreprises libérées qui n’en deviennent pas pour autant un espace de liberté, etc.
Sans oublier l’analyse des pistes de résistances et d’alternatives qui s’esquissent çà et là dans les plateformes coopératives face au « capitalisme de plateforme », dans le management délibératif qui redonne une capacité d’intervention là où règne « l’inégalité hiérarchique » et le « pouvoir monarchique » du patron, dans les réflexions avancées sur la démocratisation mise en œuvre dès le collectif de travail et en relation avec l’espace public extérieur ou encore dans les expériences de transformation du travail dans une acceptation libertaire. Nombres de ces réflexions et propositions relèvent sans ambiguïté d’une dimension politique qui porte sur le contenu et l’objectif du travail.
Mais je voudrais revenir plus particulièrement ici sur deux thèmes qui me semblent fondamentaux pour la relation entre travail et liberté dans une perspective émancipatrice à l’échelle de la société. Il s’agit des questions de l’écart entre travail prescrit/travail réel et celle du rapport de subordination qui prévaut dans la condition salariale car elles interrogent plus directement la centralité du travail dans l’action politique et par la même son renouvellement.
Cela passe, de mon point de vue, par un bref détour par Marx -auteur explicitement ou implicitement présent dans différentes textes du livre mais dans un usage fragmentaire- afin de mieux d’appréhender le rapport entre l’émancipation et ce qui y fait obstacle dans les rapports de production capitaliste. On trouve dans les écrits de Marx une approche anthropologique du processus d’humanisation de chaque individu. Soit l’incorporation de l’humanité dans chaque être humain. Le philosophe Lucien Sève a pu repérer et énumérer cinq « opérateurs anthropologiques » (Penser avec Marx aujourd’hui, tome 2).
En tout premier lieu l’activité. Pour assurer leur existence matérielle et spirituelle en société, les hommes et les femmes transforment leur environnement naturel et, comme en retour, se transforment eux-mêmes. Le travail étant aujourd’hui une forme de l’activité humaine socialement codifiée et encadrée.
Ensuite la médiation. Dans ces activités, ils utilisent des médiateurs que sont les outils et le langage. Ils équipent respectivement la main et la pensée pour décupler la puissance d’intervention humaine et servir d’intermédiaires dans les rapports nécessaires avec les autres hommes et avec la nature -ce prolongement qui n’appartient pas à la corporéité humaine mais lui est consubstantielle.
Puis l’objectivation. Le produit des activités humaines s’objective dans des productions matérielles et idéelles qui constituent le monde humain dans lequel nous évoluons en articulation avec le monde naturel. Ce processus d’objectivation extériorise les facultés et les potentialités de développement humain que recèle historiquement et contradictoirement le monde humain. Les forces productives en sont une dimension essentielle.
L’appropriation. Conséquemment, le devenir humain en chacun -c’est-à-dire faire siennes les capacités humaines développées à une époque historique donnée- exige donc de pouvoir s’approprier tout ou partie de ces productions humaines extérieures à chaque individu mais assimilable par tous en sa qualité de personne humaine. Dans le monde du travail plus particulièrement, l’appropriation des « puissances sociales » que sont les forces productives (savoirs, techniques, technologies, machines), issues de la coopération des producteurs, s’expriment par le besoin de développement des aptitudes humaines que requiert leur mise en œuvre.
Le dernier opérateur anthropologique est celui d’aliénation. Ce terme peut avoir un sens immédiat mais tout à fait conforme à la pensée de Marx qui exprime le mécanisme rendant l’homme étranger à ses propres productions matérielles et idéelles. Dans ce processus, les puissances sociales -c’est-à-dire la force productive décuplée sous diverses formes- apparaissent comme des puissances étrangères qui les dominent et leur imposent leur marche. Les individus se voient conférés un statut réifié de chose dépendant d’elles et perdent la capacité à maîtriser leur devenir et leur développement. Cette perte de maîtrise par les producteurs sur leurs propres productions sociales et les restrictions voire les impossibilités d’accès qui en résultent freine ou interdit une appropriation par le plus grand nombre de nouvelles capacités humaines pourtant disponibles en tant que productions sociales dans la société. L’aliénation, dans un sens plus général, désigne ainsi le processus qui obère l’accès aux multiples devenirs humains possibles à une époque historique donnée.
Arrivé à ce point, il faut particulièrement insister sur le fait que, pour Marx (Les manuscrits de 1857-1858 dits Grundisse), le développement universel des dispositions humaines acquises au cours de l’histoire de l’humanité par tous les individus sociaux, est la conditions cardinale de l’institution d’un nouveau mode de développement des sociétés humaines qui ne reposera plus sur la valeur d’échange et le vol du temps de travail d’autrui mais sur « la force productive développée de tous les individus » et leur riche développement dans une multiplicité d’activités dans et hors travail. Alors le temps libre deviendra une nouvelle mesure de la richesse sociale...
Pour s’opposer à l’aliénation instaurée par les rapports sociaux capitalistes et pour la contrecarrer, il est donc nécessaire de s’approprier -de faire siennes- les productions humaines et tout particulièrement les puissances sociales de manière individuelle et collective. C’est-à-dire de maîtriser leur processus constitutifs dans les activités outillées et leur finalité dans leur objectivation. Cela renvoie à des dispositifs d’acquisitions de connaissances mais également à des pratiques démocratiques qui vont à l’encontre des rapports sociaux dominants.
Pour Marx, de façon très schématique, le système capitaliste de production est un rapport social qui recherche la mise en valeur de la valeur. Tout doit être assujettit à cet impératif vital. Le capital doit engendré plus de capital sous peine de dévalorisation. La caractéristique de ce rapport social c’est qu’il est à la fois un rapport d’exploitation, de domination et d’aliénation. Exploitation parce qu’il tire profit de la capacité de la force travail à produire plus qu’il ne lui est nécessaire pour vivre en s’accaparant le surproduit sous forme de plus-value. Domination parce qu’il doit contraindre la société à poursuivre cet objectif par tous les moyens qu’il peut utiliser en fonction des rapports de forces et de l’état des consciences. Aliénation parce qu’il coupe les individus de leur propre productions sociales et chosifie les rapports humains en les soumettant au calcul économique. Pour parvenir à ces fins, il n’a de cesse d’étendre la logique de marché -celle qui fait des biens et services mais également de l’argent comme du travail, des marchandises soumises au diktat de l’offre et de la demande- à tous les domaines de la vie sociale et à son environnement naturel -ne jamais oublier que pour Marx il existe deux facteurs de production de richesses nouvelles : l’homme et la nature (voir « Marx écologiste » de John Bellamy Foster, 2011).
Ce rapport social a la spécificité de restreindre voire d’interdire l’accès aux activités humaines et à leurs productions en fonction de règles sociales telles la rentabilité ou la profitabilité. Ou de ne l’autoriser que lorsqu’il y a compatibilité avec la préservation de ses intérêts. Ce faisant, il contribue activement à orienter, restreindre ou bloquer l’accès à des potentialités de développement humain qui apparaissent à front renversé dans le mouvement des sociétés humaines (aliénation).
La société et les lutte sociales peuvent s’y opposer -et s’y opposent à maintes reprises- mais la tendance reste inscrite dans les gênes du système et le succès pas toujours au bout de la lutte. C’est pourquoi il est difficile de concevoir un mouvement d’émancipation humaine sans remise en cause des rapports de productions capitalistes. Car l’émancipation peut se voir comme un processus d’acquisition et de développement de nouvelles capacités d’interventions humaines sur les réalité sociales et naturelles, rendus possible dans le cadre d’une appropriation individuelle et sociale -individuelle dans l’usage des outils propres à des activités et collective dans le contrôle démocratique des moyens de production au sein même de ces mêmes activités. Dans cette perspective, l’émancipation humaine c’est le développement le plus universel possible de chaque individu social faisant siennes les facultés les plus avancées que l’humanité développe en son sein pour parvenir à une plus grande maîtrise de leur existence individuelle et collective.
A partir de cet éclairage marxien, comment peut-on scruter les défis de l’émancipation au travail et du travail au regard de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel dans un contexte de subordination hiérarchique institué dans les entreprises et les administrations publiques ?
Le différentiel entre le prescrit et réel révèle l’existence d’un espace où les travailleurs doivent faire appel à des ressources rationnelles et sensibles, intellectuelles et corporelles, non codifiées dans la prescription reçue, pour parvenir à l’objectif de production fixé. Cet investissement créatif et inventif constitue un tout premier mouvement d’émancipation en cela que les salariés engagés dans cet effort y acquièrent de nouvelles capacités d’intervention sur le réel grâce auxquelles ils et elles font surgir de nouvelles potentialités d’agencement de ce même réel. Il faut bien prendre la mesure de ce qui ce joue là : le processus d’émancipation humaine dans le travail n’est pas juste possible mais également absolument nécessaire pour l’essor d’activités productives efficaces et un développement humain universel. C’est un développement tous azimuts des capacités d’intervention humaines qui est la clef pour inventer de nouveaux possibles humains. C’est donc aussi dans cet espace que s’éprouve et s’élabore une conscience d’un pouvoir d’agir transformateur pour et par des activités vitales pour la vie des sociétés. Une conscience née de la perception des limites de la toute puissance patronale et managériale qui engendre comme un esprit de résistance. Une conscience qui suggère qu’il est possible d’organiser et de conduire différemment les activités productives dès lors que le travail y serait traité autrement. Il y a là un véritable point d’appui d’expérience et de conscience pour élargir l’espace d’intervention des salariés dans les entreprises en termes de droits et liberté qui participent d’un mouvement émancipateur.
La conscience de cette capacité d’action sur le réel peut exister dans des proportions variables en fonction de l’organisation du travail sur le terrain. Elle se repère souvent en creux dans la réticence des collectifs de travail à divulguer tous ces savoirs secrets afin de ne pas accroître les pressions productivistes. Ou en négatifs dans les mal-être et les pathologies qui surviennent quand un travail se voit empêché par des critères et des objectifs qui contreviennent aux normes et valeurs éthiques d’une vie bonne, jusqu’à en perdre sens. En positif, dans l’opinion majoritaire des salariés qui disent, malgré tout, apprécier leur travail. Sans doute de part l’existence de cette espace irréfragable entre le travail prescrit et réel dont ils ne peuvent être expulsés et qui n’appartient qu’à eux.
Mais les efforts des directions et du management pour capter et intégrer aux procédures professionnelles cette intelligence du réel d’où découle une capacité d’intervention inédite en est une autre facette.
C’est là sans doute une des fonctions principales du management dans ces variantes les plus récentes. Mais pas la seule (voir la contribution de D. Linhart). Dans un autre registre non moins essentiel, il lui faut organiser et maintenir le rapport de subordination qui institue et corsète le statut salarial. Ce rapport de subordination, établi dans l’entreprise sur une base juridique, met l’usage du temps de travail d’un salarié et le résultat de son travail à la disposition d’une entreprise. Certes les luttes sociales ont permis d’inscrire dans cette base juridique l’obligation patronale de respecter un certains nombre de droits sociaux et syndicaux reconnus aux salariés mais aux prérogatives très limitées ou nulles quant aux orientations fondamentales et aux finalités des activités. Dans certaines entreprises dites « libérées », on peut redistribuer partiellement le pouvoir de décision en réorganisant la hiérarchie et en autorisant une prise de décision au niveau de collectif de travail sur la meilleure façon d’atteindre un objectif fixé. Néanmoins, n’est jamais partagé ou remis en cause le pouvoir de décision stratégique sur les objectifs et le devenir de l’entreprise. Ce pouvoir suprême reste l’apanage du patron et des actionnaires. Et ils entendent bien le conserver car il garantit que leurs intérêts prévaudront sur ceux des salariés.
Si l’assise juridique donne un fondement légal à la subordination salariale, elle a également besoin de s’adosser à une légitimation idéologique. Celle-ci repose en grande partie sur la logique du calcul économique libéral qui tend à régir en dernière instance les choix et les décisions que prennent les directions dans les entreprises. Cette rationalité érigée en dogme et brandie comme une évidence naturelle, doit être la seule possible pour assurer le fonctionnement de l’entreprise et désormais grandement celle des administrations publiques. Elle parcourt toute la chaîne hiérarchique en charge de la faire prévaloir sous des formes et dans des contextes variés. La rationalité économique qui supporte la mise en valeur du capital apparaît donc comme le critère de véridicité qui justifie le fonctionnement actuel des entreprises. Aux yeux des salariés comme des populations. En cela, le rapport de subordination salariale participe d’une manière fondamentale à la construction de l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie qui s’étend à toute la société.
La subordination salariale dans l’entreprise vient redoubler les rapports de domination de classe par l’instauration d’un rapport d’assujettissement des travailleurs aux choix patronaux et par la construction d’une hégémonie culturelle qui instaure en loi organique des activités économiques la rationalité économique du capital. Défaire les rapports de subordination à l’entreprise, renforcer considérablement les droits sociaux et syndicaux des salariés apparaît comme une tâche cardinale pour permettre l’instauration d’une démocratie sociale autogestionnaire et l’exercice d’une véritable citoyenneté participative sur les lieux de travail.
Ces deux aspects révélateurs des problématiques que soulève le travail me paraissent convoquer certains questions ayant une dimension politique. Notamment lorsqu’on veut réfléchir à frais nouveaux à une perspective de transformation sociale.
Dans une perspective marxienne de l’émancipation telle qu’évoquée ici, il paraît essentiel de mesurer le point d’appui que constitue cette capacité d’intervention que sollicite l’écart entre la tâche et son effectuation par les salariés. D’une part, elle révèle l’existence d’un espace où les individus doivent développer et recourir à des capacités non convoquées par la prescription qui participent d’un processus d’émancipation. Selon l’activité professionnelle et la tâche à effectuer, cet espace peut-être plus ou moins large mais son existence dans les réalités même du labeur souligne que l’aspiration universelle à l’émancipation y prend racines et s’y alimente car elle naît avec l’exigence inextinguible pour notre espèce de transformer notre milieu afin de satisfaire nos besoins.
D’autre part, cette expérience que font les travailleuses et les travailleurs au quotidien dans le concret des réalités de leur existence, constitue une expérience pratique qui résiste peu ou prou aux discours idéologiques qui entendent légitimer la toute puissance du pouvoir patronal et managérial par la maîtrise supposée sur l’ensemble du processus de production. Non, les individus sociaux et le collectif de travail, au sein duquel s’élabore des connaissances et des pratiques incontournables pour la maîtrise des productions, possèdent les compétences et les valeurs qui les désignent comme aptes à définir en toute autonomie l’organisation et les objectifs de leur travail. Ils sont habilités à définir des normes sociales et environnementales dans leur travail en relation avec les enjeux et les défis qu’affrontent la société et la planète. Il peuvent, depuis leur lieu d’exercice de leur profession, participer à l’élaboration du monde commun qui englobe l’entreprise et s’étend hors d’elle. La citoyenneté et la démocratie ne peuvent plus, ne doivent plus s’arrêter aux portes des entreprises privées ou publiques et des administrations. Jusqu’à l’autogestion.
Il y a là un enjeu majeur pour commencer à élaborer un nouveau récit émancipateur qui fasse partout du libre développement des capacités humaines le cœur d’un nouveau type de développement des sociétés en harmonie avec les équilibres naturels. Il y a même urgence au regard des catastrophes anthropologiques et écologiques qui menacent la vie sur terre. Comment ignorer plus longtemps que ce sont des femmes et des hommes ayant pu cultiver et affermir partout sur la planète un maximum de connaissances et d’habiletés qui seront susceptibles d’inventer et d’imaginer les réponses aux défis de notre temps ? Toutes et tous ont en eux cette potentialité dès lors que les conditions de les développer sont créées -ce qui relève de l’organisation politique de la cité. Les solutions à ces problèmes ne pourront pas s’affirmer pleinement dans des sociétés où l’essor de l’humanité en chaque personne est conditionnée par le marché, la concurrence et le profit. L’émancipation humaine pour tous n’est pas conciliable avec l’exploitation, la domination et l’aliénation qui sont leurs coreligionnaires. Devront grandir résolument jusqu’à s’imposer des objectifs d’activités productives liés à l’utilité sociale et au bien commun dans d’intérêt général qui inclut ceux de la nature, selon des critères d’organisation qui privilégient la coopération et la solidarité entre les différents acteurs intervenants, l’autonomie et la responsabilité des producteurs engagés vers ces mêmes buts, l’efficacité et l’efficience des opérateurs conduisant les procès productifs selon des indicateurs de progrès humains.
Les acteurs principaux de cette visée émancipatrice pourraient alors être le producteur et la productrice engagé.es dans un collectif de travail, agissant en conscience depuis l’espace des possibles propre à son activité, œuvrant à l’élargir ses capacités d’intervention individuelles et collectives, le pouvoir d’agir grâce à la conquête de nouveaux droits d’intervention et de décision. Cela commence par la lutte pour que ceux et celles qui travaillent soient celles et ceux qui décident. En toutes circonstances.
Pour conclure, nous emprunterons cette citation d’Yves Clot retranscrite dans l’ouvrage qui motive cette note : « En tournant le dos aux conflits vivants du travail réel, à la qualité de la production, la politique s’est vidée de son sang. Elle s’est réduite à une technologie clientéliste de la redistribution des pouvoirs et de l’argent par l’État. » (Travailler, n° 36, 2016)
15 mai 2023
Prémière partie du texte : https://lafauteadiderot.net/A-propos-d-un-ouvrage-collectif-intitule-Travail-e-s-t-liberte
Travail e(s)t liberté ? Sous la direction de Enrico Donaggio, José Rose, Mariagrazia Cairo. Éditions ERES dans la collection « Clinique du travail » dirigée par Yves Clot et Dominique Lhuillier, paru en 2022