Longtemps, les Allemands de l’Est, par milliers, vinrent passer leurs vacances sur les bords du lac Balaton en Hongrie. Il ne manquait cependant pas de lacs en République démocratique allemande (RDA) et le pays, au contraire de la Hongrie, comptait quelques centaines de kilomètres de côte, quant au vin blanc du Balaton, il n’était pas difficile de s’en procurer dans les Konsum et les HO [1]. De plus, les deux pays « frères » n’avaient aucune frontière commune et de Berlin au Balaton, on compte près de mille kilomètres et un transit obligé par la Tchécoslovaquie.
Il suffisait cependant de se promener dans les campings sur les rives du lac pour comprendre l’engouement des Allemands : une Trabant y côtoyait souvent une Mercédès. Les familles séparées de l’Est et l’Ouest se retrouvaient là sans encombre pour quelques semaines. Puis, chacun s’en allait retrouver « son » Allemagne en se promettant de se retrouver l’été suivant.
En cet été 1989, ce fut une toute autre histoire. On vint de RDA bien plus nombreux, avec femmes et enfants et beaucoup, beaucoup de bagages et pas forcément en voiture. On vint attendre. L’objectif n’était pas de se baigner, pas même de passer les vacances avec la famille de l’autre côté. Non, des dizaines de milliers de citoyennes et citoyens de RDA espéraient se rendre en Autriche et de là en RFA.
Mais pourquoi, alors, se diriger vers la Hongrie ? Parce que tous ces gens sentaient, savaient que c’était là que le « rideau de fer » allait, d’abord, s’ouvrir. Et il s’ouvra le 11 septembre 1989. Quinze mille personnes, au moins, se précipitèrent en Autriche ce jour-là. Le 9 novembre, deux mois plus tard, le Mur de Berlin tombait.
La Hongrie faisait un peu exception dans ce qu’on appelait « le camp socialiste ». Après l’écrasement de l’insurrection populaire de 1956 par les Soviétiques, ceux-ci avaient quelque peu lâché la bride à la nouvelle direction du Parti socialiste ouvrier hongrois (PSOH) et à son chef, János Kádár. Si bien que, malgré le traumatisme, au cours des années qui suivirent, le pays connut un développement économique et social soutenu et une politique plus ouverte que dans les pays « frères », ce qui fit dire que la Hongrie était « la barraque la plus gaie du camp » et on parla de « socialisme du goulache ».
János Bácsi – l’oncle János- en acquit une grande popularité au point qu’en mai 2008, selon un sondage de l’institut allemand gfk-Hungaria, 62 % des Hongrois déclaraient encore regretter la Hongrie socialiste de Kádár.
Cependant, si les réformes économiques de 1968 et des années suivantes eurent de bons résultats, comme les autres économies socialistes, l’économie hongroise rentra en crise à la fin des années soixante-dix, l’inflation atteint des sommets et le niveau d’approvisionnent des ménages et des entreprises ne fut à peu près maintenu qu’au prix d’une colossale dette extérieure contractée à l’égard des pays et institutions occidentaux.
Le mécontentement montait. Kádár chercha à le canaliser au moyen d’une politique toujours plus ouverte notamment en direction des intellectuels et même de l’Eglise. Les Hongrois purent se rendre plus facilement à l’étranger sans qu’on comptât de défection. « Ils sont contents de partir et contents de revenir » disait le vieux dirigeant. Le 1er janvier 1988, le visa de sortie obligatoire fut supprimé. Plus rien n’empêchait les Hongrois de voyager.
Après l’accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en URSS, la Hongrie comme l’ensemble des Etats socialistes européens, vit naitre des mouvements de contestation et le PSOH se divisa. En mai 1988, une conférence extraordinaire du PSOH acta le départ de Kádár de la direction du parti qui fut remplacé par Karoly Grosz (1930- 1996), le premier ministre, lui-même remplacé, en novembre, par Miklos Németh, un jeune économiste de 40 ans, diplômé de l’université Harvard à Boston et qui par la suite, après le changement de régime, exerça la fonction de vice-président de la nouvelle Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), basée à Londres et chargée d’ « aider » les pays de l’Est dans leur « transition vers l’économie de marché ». Autre réformateur, Imre Pozsgay (1933-2016), rentré au Bureau politique du PSOH après le départ de Kádár, auquel il s’opposait, et qui fut l’un des principaux artisans de la « table ronde » avec l’opposition qui aboutit à la proclamation de la nouvelle République de Hongrie, le 23 octobre 1989 marquant la chute définitive du régime socialiste. Kádár était mort en juillet, le jour où la Cour suprême de Hongrie réhabilitait solennellement Imre Nagy, exécuté en 1958.
Le 7 octobre 1989, le PSOH s’autodissout et éclate en deux formations distinctes, le Parti socialiste hongrois (MSzP), qui abandonne toute référence au communisme et dont Pozsgay fut le vice-président, et le Parti ouvrier (Munkáspárt) devenu en 2005 le Parti communiste ouvrier hongrois (Magyar Kommunista Munkáspárt) qui se scindra plus tard donnant naissance à une nouvelle formation le Parti ouvrier de Hongrie 2006 (Magyarországi Munkáspárt 2006).
Si c’est János Kádár qui, lors d’une réunion du comité central, en 1987, demanda au ministre de l’Intérieur de réformer le système de contrôle à la frontière entre l’Autriche et la Hongrie, ce sont Pozsgay et Nemeth qui présidèrent à l’ouverture de la frontière de septembre 1989, mettant Grosz, le secrétaire du PSOH, devant le fait accompli.
Imre Pozsgay, l’avouait sans ambages à l’Express en 2009 : « Depuis le milieu des années 1980, j’avais acquis la certitude qu’une réforme du système communiste était impossible et que la Hongrie devait adopter le multipartisme et une démocratie à l’occidentale. En novembre 1988, profitant d’un voyage à l’étranger de Karoly Grosz, j’ai déclaré que le soulèvement de 1956, à Budapest, avait bien été une insurrection populaire, et non une contre-révolution, comme l’affirmait l’orthodoxie communiste. En réalité, je testais Gorbatchev, afin de voir sa réaction. Il n’a pas bronché. Et j’ai compris que nous avions le champ libre ».
Le démantèlement des protections frontalières avaient débuté le 2 mai 1989. Un groupe de gardes-frontières hongrois, munis de pinces-monseigneurs et de tenailles, coupa, près du village de Hegyeshalom, sur la route entre Budapest et Vienne, les barbelés et les fils électriques.
Le 19 août, enfin un « pique-nique paneuropéen » est organisé à la frontière autrichienne, près de Sopron où, le 27 juin, Gyula Horn le ministre des Affaires étrangères et son collègue autrichien, Alois Mock, ont coupé les barbelés sous l’œil des caméras de télévision. Le « pique-nique » est parrainé par le descendant du dernier empereur, Otto de Habsbourg, côté autrichien, et Imre Pozsgay, côté hongrois. Plusieurs centaines d’Allemands de l’Est forcent alors une porte en bois qui marque le passage de la frontière. Tout est filmé et retransmis à la télévision. Les images font le tour du monde. Elles déclenchent, dans les jours qui suivent, un nouvel afflux d’Allemands de l’Est en terre hongroise. « Par l’intermédiaire des Eglises locales, expliquera Pozsgay, j’avais fait répandre la rumeur, dans les jours qui ont précédé la manifestation, que les Allemands de l’Est pourraient traverser la frontière et qu’ils ne seraient pas arrêtés ».
La RDA commence à s’inquiéter. Ces sont les vacances d’été et 10 % de la population est-allemande - plus de 1,5 million de personnes- a déjà quitté ou s’apprête à quitter le territoire national. Les dirigeants de la RDA ont à plusieurs reprises demandé à Moscou de faire pression sur Budapest pour éviter le pire : un exode massif vers l’Ouest via la Hongrie. Mais Moscou se tait. Les autres capitales de l’Est doivent à leur tour faire face à l’exode est-allemand. Le 19 août, la RFA doit fermer son ambassade à Varsovie, devant l’afflux de candidats est-allemands à l’émigration. A Prague, les réfugiés s’installent dans les jardins de l’ambassade de RFA. Les partis communistes tchécoslovaque, roumain, bulgare se plaignent à Moscou de la politique « séparatiste » des Hongrois. Mais Moscou ne réagit pas plus à leurs récriminations qu’à celles de la RDA. Gorbatchev avait annoncé que les Etats membres du Pacte de Varsovie ne pourraient plus compter sur l’aide de l’URSS pour résoudre leurs problèmes domestique. Les quelques 200 000 soldats soviétiques stationnés en Hongrie furent confinés dans leurs casernes et préparèrent leurs paquetages.
Miklos Németh n’avait pas perdu de temps et supprimé le budget alloué à la protection de la frontière dès son arrivée à la tête du gouvernement. Il annonça cette décision en février 1989 au chancelier autrichien Franz Vranitzky, à Vienne, lors de son premier voyage à l’étrange. Puis, contre l’avis de Károly Grósz, Németh se rendit, le 3 mars, à Moscou où il rencontra Mikhaïl Gorbatchev. Il lui parla de l’introduction du multipartisme, de la situation économique du pays, du retrait des troupes soviétiques et du rapatriement des armes nucléaires entreposées près du Balaton. Enfin, Németh annonça que Budapest voulait démanteler son dispositif frontalier. Réponse de Gorbatchev : « Faites ce que bon vous semble ».
Début août, les Allemands de l’Est sont de plus en plus nombreux et 181 personnes se sont réfugiées dans les locaux de l’ambassade de RFA à Budapest. Elles sont évacuées en avion vers l’Ouest. Pour les autres, les conditions de vie commencent à se détériorer notamment dans les campings du lac Balaton. Budapest et Bonn demandent d’un commun accord l’intervention de tierces parties : la Croix-Rouge internationale et l’ordre de Malte. La décision d’ouvrir les frontières est prise le 22 août. Le 25 août, Miklós Németh et Gyula Horn rencontrent au château de Gymnich le chancelier allemand Helmuth Kohl et son ministre des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher. Kohl se dit touché par la décision de la Hongrie de laisser les citoyens de la RDA traverser la frontière vers l’Ouest, contrairement aux accords qui lient Hongrie et RDA. Kohl va jusqu’à demander aux Hongrois ce qu’ils veulent en contrepartie. Németh lui répond que la Hongrie ne « vend pas des êtres humains ».
Mais, Kohl s’inquiète : « Est-ce que Gorbatchev est au courant ? ». Les Hongrois lui répondent que c’est leur affaire et qu’ils en prennent « l’entière responsabilité ». Kohl décide tout de même d’appeler le dirigeant soviétique. Dans ses souvenirs, Gorbatchev dit lui avoir déclaré : « Le Premier ministre hongrois, Miklós Németh, est quelqu’un de bien ».
Plus tard, le chancelier, célébrant la réunification de l’Allemagne, dira : « Le sol sur lequel repose la porte de Brandebourg est hongrois »...
Article paru dans L’Humanité Dimanche du 12 septembre 2019
[1] Magasins coopératifs et chaine de moyennes surfaces d’Etat