L’actualité politique vient de redonner tout son importance à la publication de "Un jour du monde", la chronique qu’Aragon donne dans Ce soir jusqu’à la fermeture de ce quotidien en août 1939. Il se trouve que pendant la récente campagne pour les élections européennes, un jour-naliste de RMC, Daniel Riolo, a cru pouvoir impunément lancer au candidat communiste aux élections européennes que le PCF avait « complètement collaboré » avec les nazis. Ce monsieur ne connait pas ce dont il parle, il ne fait que répéter sans complexe ce qui se dit et s’écrit. Tout part du pacte germa-no-soviétique de septembre 1939, des conditions dans lesquelles il fut signé et des objectifs que l’URSS lui assignait. La lecture de ce numéro des Annales et singulièrement le mémoire du général Doumenc qui dirige la délégation française chargée – en apparence – de conclure un accord militaire avec l’URSS montre très clairement qui fut responsable du déclenche-ment de la Seconde guerre mondiale et de la défaite de la France. Ces textes soulignent, en ces mois décisifs, le rôle d’Aragon pour l’Histoire. François Eychart.
Les Annales, dans leur dernière livraison, nous régalent de la suite des chroniques d’Aragon parues dans le journal Ce soir. Ce sont les articles publiés du 1er janvier au 25 août 1939. Celui du 26 août, inclus dans l’ouvrage, n’est pas paru car le journal a été interdit dans la nuit du 25 au 26.
Nous avons un avantage considérable sur Aragon, nous connaissons, ou plutôt, nous croyons connaître, le mécanisme infernal qui conduit à la guerre. L’écrivain-chroniqueur, lui, réagit à chaud aux évènements, parfois en apparence désordonnés, et tente de leur donner sens. Les journalistes capables d’anticiper, de tracer une perspective avec le bric-à-brac des informations sont rares. Louis Aragon en est !
Dès la première partie, nous sommes frappés par la pugnacité du rédacteur. Il prend la cause de l’Espagne républicaine, alors à l’agonie, à bras le corps, et il pourfend avec régularité – avec acharnement, dirai-je – le gouvernement Daladier, surtout le dangereux ministre des Affaires étrangère, Georges Bonnet. Et ce qu’il pressent, se vérifie. Depuis l’accord du 6 décembre 38 avec l’Allemagne (voir le numéro 19 des Annales) et l’écart des ministres juifs du dîner protocolaire pour ne pas déplaire à Ribbentrop, Georges Bonnet tente d’emboiter le pas des nazis sur la question juive. Ainsi, le poète roumain Paul Celan, voulant étudier la médecine à Paris, devra partir à Tours car le gouvernement avait décidé de quotas d’étudiants étrangers par faculté (beaucoup de juifs allemands vivaient exilés à Paris). Bonnet ira jusqu’à proposer à Ribbentrop d’envisager la déportation des juifs allemands à Madagascar ! Il votera le 10 juillet 40 les pleins pouvoirs à Pétain, fera partie du Conseil national de Vichy, et s’enfuira en Suisse pour échapper aux poursuites. Il reviendra blanchi en 1958.
Aragon pressent donc. En ce sens il joue le rôle que confère Baudelaire aux poètes : être des phares allumés pour guider les peuples. Le plus étonnant, c’est qu’il ne connaisse pas tout des arcanes des turpitudes gouvernementales, mais il analyse, décortique et touche du doigt des réalités non dites. Ainsi l’Espagne, il dénonce à force cris de plume la politique de non-intervention en évoquant le drame pour les républicains d’être livrés en pâture aux fascistes italiens et allemands. Il dénonce une troisième frontière fasciste sur les Pyrénées, risque que prend la république française en livrant des avions sans moteurs, en baissant les yeux honteusement sur les assassinats franquistes, sur la mort de la liberté, du droit, de la justice une nouvelle fois à nos portes. Il rend hommage au Chili qui ouvre les portes de son ambassade en accueillant des réfugiés républicains. Il ne savait pas que la France avait bien ouvert les siennes en 1936, mais à 700 réfugiés factieux. Qu’elle fera tout auprès du pouvoir assiégé pour que ces fascistes puissent partir en France par autocar, et revenir combattre parmi les troupes franquistes. Non, il ne savait pas et pourtant il vitupère car la France rejette les demandes républicaines de droit d’asile (pages 368 et suivantes).
C’est un sens de l’analyse politique peu commun qu’il déploie. Il le double d’une générosité, d’un enthousiasme étonnants. Il fait sienne d’abord la cause des enfants puis celle des écrivains espagnols entassés dans les camps de concentration français. Il organise une collecte pour accueillir gosses et intellectuels, car Daladier et Bonnet demandent 600 francs par enfant et 2000 francs par adulte libérable ! Un marchandage de négrier ! Non seulement la France a trahi l’Espagne, mais de surcroit, elle fait du fric sur le dos de sa détresse. Et l’appel d’Aragon reçoit un écho dans le monde entier. Les sommes affluent, des petites, données par de « petites » gens, des plus grosses par des associations. Avec pugnacité, il en tient le compte au centime près. Il publie le nom des donateurs, beaucoup de noms oubliés et aussi beaucoup de personnalités. Aragon suscite un mouvement, un élan pour sauver l’intelligence espagnole. Il y a malheureusement aussi des échecs, comme la mort du poète Antonio Machado, qu’il transcende.
Une interruption d’un mois et demi va inquiéter les lecteurs, et nous priver de son analyse. Aragon est submergé avec toutes les tâches qui l’assaillent. Il est surmené. Dans un précédent article je m’interrogeais : comment faisait-il ? Comme tout le monde, mais à force de tirer sur la ficelle, celle-ci se brise. Il revient donc. Entre temps, il y eut l’invasion de la Tchécoslovaquie et la république espagnole a été vaincue. C’est l’illustration de l’échec de la politique de Munich, la preuve que la meilleure façon de combattre le fascisme sous toutes ses formes est justement de le combattre. Déjà l’Italie revendique la Corse, la Savoie, la Tunisie.
Après un réquisitoire contre Georges Bonnet, traître à la patrie, il dénonce ses mensonges (pages 247 et suivantes), il s’attaque à Daladier qui, devant nos ennemis, reste dans le sillage anglais. Ce n’est plus le « taureau du Vaucluse », mais une vieille carne décatie qui donne des coups de cornes au vent. Attention, l’homme reste roué et dangereux. Déjà en 1938, lors des grèves conduites par la CGT, il avait lancé une répression syndicale féroce. Revendiquer devenait un crime ! Les manifestations sont durement réprimées, le patronat n’hésite plus, dans le cadre d’une campagne férocement anticommuniste, à constituer les fichiers des agitateurs anticipant sur la police. Les décrets lois de novembre 38 frappent la classe ouvrière qui les baptise « décrets misère ». Daladier refuse toute négociation, laisse pourrir la situation, envoie la police et la garde contre les militants (ça ne rappelle-t-il rien ?).
Au plan international, Hitler revendique Dantzig. Après avoir vociféré « pourquoi mourir pour les Sudètes », la droite, les factieux, une partie de la gauche, entonnent « pourquoi mourir pour Dantzig ». Aragon répond clairement : pour la liberté, pour contrer le fascisme, pour défendre la France ! Il est conscient. Sa plume devient plus rageuse, ses mots plus populaires (« je crains qu’il ne se goure », écrit-il au sujet d’Abetz voulant poursuivre un organe de presse français, page 351). L’orage monte à l’horizon. L’URSS fait des offres de services [1] . Acceptant d’oublier les accords de Munich, elle propose un pacte militaire avec la France et l’Angleterre, un accord de protection mutuelle. Daladier hésite… Enfin, il consent à envoyer une mission. Elle partira de l’Angleterre… en bateau… il y a pourtant urgence. La lettre de cadrage au général Doumenc qui conduit l’affaire : gagnez du temps ! Or, il n’y a plus le temps, c’en est fini des tergiversations, c’en est fini des pas de danse, un en avant, deux en arrière. Aragon alerte du drame qui se noue. Mais c’est un drame masqué par de nouvelles mesures. Déjà Daladier a pris le 29 juillet 1939 un décret relatif à la sureté de l’Etat pour les affaires extérieures, transférant aux tribunaux militaires des compétences civiles et pourtant les prétoires et parquets sont aux ordres…
Dans les jours terribles de la mi-août 39, la pantalonnade se poursuit. Hitler, inquiet d’un possible arrangement anglo-français avec Moscou, expédie Ribbentrop négocier en URSS. Les Soviétiques, qui piétinent devant la délégation anglo-française toujours à différer un aboutissement alors qu’ils sont déjà engagés en Extrême-Orient contre les Japonais (on oublie trop souvent ce front…), n’ont plus le choix. C’est la signature dans la nuit du 23 au 24 août du pacte germano-soviétique par lequel Staline croyait différer la guerre de deux ans.
Au milieu des hurlements antisoviétiques Aragon défend bec et ongles l’URSS devant les trahisons françaises. Il la soutient mordicus, non par idéologie, mais parce que les faits sont là. Le lendemain même, la presse communiste est interdite. Nous n’aurons plus Aragon journaliste. L’Action française ne se sent plus, elle appelle au meurtre d’un « confrère » dont la clairvoyance lui est dangereuse : « Daladier, voulez-vous le calme dans les rues et sur les places ? Voulez-vous que le peuple français comprenne, retrouve la sagesse et la fermeté ? … Alors, faites fusiller Aragon. » Il sera agressé le 24 août.
En reprenant en deux tomes les chroniques d’Aragon publiées dans Ce soir, Les Annales fait déjà reconnaissance à Aragon de son talent journalistique et de son sens politique. Mais ce numéro 20 est exceptionnel. Outre un témoignage littéraire et précieux, c’est un monument d’histoire qui nous est livré. Un travail monumental de recherches, de précision, de biographie, d’explications est opéré par son responsable François Eychart et ceux qui l’ont aidé. Avec intelligence, le livre, étayé de notes pertinentes, se termine par des annexes qui éclairent encore plus sur l’utilisation monstrueuse qui sera faite du pacte germano-soviétique. Les témoignages de Lloyd George, de Kerillis, et surtout du négociateur français, le général Doumenc sont autant de pièces à charges. Le témoignage d’Alexis Léger, secrétaire général du Quai d’Orsay, de son nom de plume Saint John Perse, confirme en tout point les articles d’Aragon et font froid dans le dos de par leur cynisme. Ces documents sont un cinglant désaveux de la stratégie de Daladier et de Chamberlain, stratégie qui amène le président du Conseil à interdire par décret les réunions publiques organisées par le Parti Communiste Français (27 août 1939) puis à interdire le parti lui-même (26 septembre 1939) conduisant ses militants en prison, aux abords même de l’échafaud.
De la belle ouvrage !
Texte publié dans Faites entrez l’infini n° 67 sous le titre : En 1939, Aragon se bat contre le fascisme, pour la France
Les Annales n° 20, coédition SALAET-Editions Delga, 465 pages, 22 euros.
A lire également sur le site, des extraits de cet ouvrage :
-Août 39 : la mission à Moscou du général Doumenc
Par François Eychart
L’introduction de François Eychart
[1] Sur cette période, on peut lire l’ouvrage de Michael J. Carley, L’alliance de la dernière chance, paru aux Presses de l’université de Montréal, en accès livre :https://books.openedition.org/pum/17710