Ce matin, au défilé unitaire du 1er mai à Annonay, la foule est assez nombreuse et les paroles sont audibles : qui sème la misère, récolte la colère. Les usines ferment, les unes après les autres. Canson licencie, délocalise. Les ouvriers nous distribuent des feuilles de papier de toutes les couleurs, du calque également. Les rues sont, elles aussi, bientôt remplies de couleurs : du rouge, du bleu, du jaune, du marron, du vert et du violet. Partout la présence de Canson . C’est un pan d’histoire locale (et pas seulement !) qui s’effondre. C’est pas la crise, c’est tout voulu. Le fleuron du calque sacrifié. Ce sont les mots justes des slogans des syndicats qui, ici, figurent sur les banderoles et les affiches. Un tapis de feuilles multicolores recouvre maintenant la place où le cortège s’arrête. L’ambiance qui règne est bonne, mais chacun reste déterminé. Les luttes du moment sont des luttes essentielles, pour la survie du genre humain. Là, regardant cette foule solidaire, j’ai envie de pleurer. « La vérité est la seule arme qui reste entre les mains des intrépides défenseurs de la liberté, pour terrasser les perfides agents de l’aristocratie. » C’est ainsi que s’exprimait Robespierre, dans sa Défense du Comité de salut public, le 25 septembre 1793.
Avec le temps, on finit toujours par devenir une sorte de Quichotte de bas étage très friand d’entourloupe. Mais on reste fidèle, pourtant, à quelques principes et à certains choix. Vénissieux est la ville où j’ai constamment vécu. Elle exige de moi de solides définitions et de fabuleuses promesses.
C’est l’endroit où je nais et grandis à moi-même.
C’est l’aube, quand je me réveille et me lève d’un bond.
C’est l’instant où se perdre dans les taillis, l’instant où créer de nouvelles illusions.
C’est là que l’on oublie, parfois, rêves et visions. Mais que l’on retrouve, pourtant, le goût de l’aventure et le sens du combat.
C’est là que l’on enterre, parfois, sa vieille peau, son ancienne personnalité et sa perte d’enthousiasme.
Ce sont, aussi, toutes ces choses vivantes que l’on arrive à voir de loin, et qui un jour échouent sur le rivage, les rochers.
C’est le monde, en somme. Le taureau qui refuse d’être pris.
De plus en plus, chaque matin, c’est là-bas. Là-bas que l’on se cache, ou que l’on se croise et qu’on parvient, ensemble, à se calmer les nerfs, à prendre du recul.
C’est le bien et le mal, le dedans et le dehors.
C’est ici que l’on s’interroge sur le rôle de l’imagination. Le rôle de la morsure lors de la transformation.
C’est…
L’essentiel de mes notes composées d’images mentales.
L’alibi ou la preuve, le mensonge et l’ivresse.
Mais je préfère vivre ici, parmi les chevaux et les loups.
Il fait déjà sombre et cela va durer longtemps.
Il fait déjà nuit, et j’ai peur de l’ennui.
Et c’est le fleuve, le lac, là où les eaux troubles se confondent.
C’est sûrement le pont le plus long au monde. Un cimetière d’hommes, d’arbres et de souches.
C’est surtout un désert au milieu de nulle part.
Peut-être la colline égarée de la purification ethnique, le grand linceul du dimanche, la réponse à la question.
La nature désormais assume son rôle mythique de paradis artificiel.
C’est la nuit des étoiles dans le couloir sans fin.
C’est le masque de l’eau et le ciel absorbé.
C’est le nid secret de l’oiseau, le lit défait de la rivière.
C’est, encore, la cervelle étroite, l’intelligence battue en brèche.
C’est le manque ou l’absence, le triomphe des morts.
C’est l’endroit de la baie, le ventre de l’amour.
C’est, principalement, la réalité déshabillée, le corps nu d’une vierge venue d’autrefois. Ses seins fermes, son doux visage. Son regard perdu dans le miroir.
C’est enfin l’immensité du jour, entre le crépuscule et l’aurore.
C’est l’amitié virile un rien désamorcée, le tombeau du plus illustre des inconnus.
C’est, pour conclure véritablement, une clarté de passage dans mon ciel en friche.
Ce qui demeure certain, au moment où j’écris ces lignes, à l’heure même où je jette sur la papier quelques notes prises à la hâte, vers hirsutes ou fragments épars, ce qui est sûr donc, c’est qu’un souffle puissant me traverse, c’est que j’existe, que je suis de nouveau bien vivant, bien plus vivant que jamais.
L’art n’est jamais neutre, et la littérature n’est pas innocente.
Le poème à venir est total !