Le 7 novembre 1968, le congrès du parti Chrétien démocrate (CDU) de la République fédérale d’Allemagne (RFA), réuni à Berlin depuis deux jours, entame sa séance de clôture. Une jeune femme se présente à l’entrée et présente « sa » carte de journaliste. Bloc-notes dans les bras, elle se faufile entre les travées ; gagne la tribune où se tiennent les dirigeants du parti, dont le Chancelier de la RFA, élu deux ans plus tôt : Kurt Georg Kiesinger.
La jeune femme, c’est Beate Klarsfeld. Elle a 29 ans. L’âge qu’avait Kiesinger en 1933 lorsqu’il entra au parti nazi. Elle est née en 1939, dans une famille luthérienne, les Künzel, de petites gens « qui n’étaient pas nazis, mais ont voté Hitler comme les autres ». La même année, à 35 ans, Kiesinger, avocat à la Cour d’appel de Berlin, répétiteur de droit public à l’Université, s’apprête à rejoindre son affectation au Ministère des Affaires étrangères du Reich dirigé par Joachim von Ribbentrop, dont il sera très vite le directeur-adjoint de la propagande radiophonique pour l’étranger, notamment la France, et où il assure le lien entre Ribbentrop et Goebbels. Au ministère, on l’appellera le « Goebbels de l’étranger ».
A la tribune du congrès, c’est vers ce Chancelier que la jeune femme se dirige. Elle s’approche, il tourne la tête, elle le gifle à toute volée : « Nazi, nazi ! ». Il prend sa tête entre ses mains et demande : « C’est la Klarsfeld ? ».
Voilà deux ans que cette jeune Allemande est après lui. Elle a publié des articles dans des journaux français – on est en pleine « réconciliation » ! -, une brochure, en allemand et en français, « La Vérité sur Kurt-Georg Kiesinger, dirigeant de la propagande nazie » ; elle a organisé des réunions publiques, convoqué des intellectuels allemands - Günter Grass - et français ; elle l’a apostrophé au Bundestag aux cris de « Kiesinger, nazi, démissionne ! ». Mais qui est-elle ?
Beate avait 21 ans quand elle quitta l’Allemagne pour la France et un emploi de jeune fille au pair. Elle fuyait le sort réservé, alors, aux femmes allemandes, « KKK » : « Kinder, Küche, Kirche » - enfant, cuisine, église. Par hasard, sur un quai de métro, elle rencontra, en 1960, un étudiant en droit. Il s’appelait Serge Klarsfeld. Ils se marnière trois ans plus tard. Le père de Serge avait été assassiné à Auschwitz ; il l’y emmena. Comme tous les jeunes allemands, ou presque, elle ne savait pas grand-chose des crimes nazis et du nazisme lui-même. Il lui fit découvrir « la face cachée » de l’Allemagne.
Lorsqu’en 1966, la presse française se fit l’écho des révélations de quelques magazines d’outre Rhin sur le passé du Chancelier fraichement élu à Bonn, elle estima que la RFA sombrait dans l’inadmissible. Elle voulu agir. Elle agit. Lorsqu’après qu’elle eut giflé Kiesinger, on lui demanda pourquoi lui et pas un autre, elle répondit : « Si vous voulez écarter les nazis de la vie publique, vous devez commencer par l’homme le plus influent de l’État ». Plus tard, dans ses mémoires communes avec Serge elle écriera : « A côté de Kiesinger, qu’est donc un bourreau à Auschwitz ? un exécutant sadique. Mais celui qui excite le sadisme des autres, celui qui répand les calomnies sur peuple dont il sait qu’il est voué à l’extermination, occupe dans un crime exceptionnel un rang exceptionnel », et, elle invitera à méditer ce verset
de l’Ecclésiaste : « c’est parce que l’on tarde à juger les coupables que le mal se répand sur la terre » [1].
C’est à ce mal qu’avait voulu s’attaquer le procureur général du Land de Hesse, à Francfort-sur-le-Main, Fritz Bauer. Né le 16 juillet 1903 à Stuttgart, juge assesseur à la cour de justice de sa ville natale, il avait été arrêté par la Gestapo et interné dès le mois mai 1933 puis exclu de la fonction publique en raison de ses origines juives et de son adhésion au parti Social-démocrate (SPD). Il se réfugia au Danemark en 1935 ; à l’occupation du pays, il gagna la Suède, en 1943, où il créa avec Willy Brandt – qui succédera à Kiesinger en 1969 - le périodique Sozialistische Tribüne - La Tribune socialiste. Rentré en Allemagne après la guerre, le juge Bauer fut l’initiateur des procès dits « d’Auschwitz » à Francfort-sur-le-Main où comparurent des gardiens du camp d’extermination. C’est principalement grâce à lui, que furent retrouvées les traces d’Eichmann en Argentine et c’est lui qui en prévint les Israéliens, n’ayant pas confiance dans la justice de son propre pays dont il était pourtant l’honneur. Hélas, pas pour tout le monde, faut croire : le 1er juillet 1968, quatre mois avant que Béate Klarsfeld n’administre une correction au « Goebbels de l’étranger », on retrouva Fritz Bauer dans sa baignoire à Francfort-sur-le-Main. Une mort étrange qui n’inquiéta cependant ni la police ni le gouvernement de Bonn. « Dès que je sors du palais de justice, disait-il, je me retrouve en territoire ennemi ». Il avait raison !
Car l’arbre Kiesinger, que Béate voulait, à juste titre, déraciner, cachait une épaisse forêt.
En novembre 2015, deux historiens, codirecteurs de la commission historique chargée de faire la lumière sur le passé nazi du Ministère fédéral de l’intérieur, Frank Bösch et Andreas Wirsching présentaient un premier bilan de leurs investigations. Il en ressortait qu’à l’époque où officiait le juge Bauer, c’est-à-dire dans les années 1950-1960, 66% des directeurs de départements ministériels étaient d’anciens membres du parti national-socialiste, et 45%, également d’anciens membres de la SA, les « chemises brunes ». En 2011 déjà, on avait appris que 33 des 47 cadres dirigeants de la police criminelle fédérale (BKA) étaient d’anciens SS.
Paul Dickopf, par exemple, sous-lieutenant affecté au SD, le service secret de la SS, patron du BKA en 1965 et à la tête d’Interpol en 1970. A sa mort, en 1973, Hans-Dietrich Genscher, lui-même affecté à la Waffen-SS en 1945, affirma que Dickopf avait été « un exemple pour toute la police allemande » ! Genscher fut, plus tard, le ministre des Affaires étrangères d’Helmut Kohl !
Mais, il y a mieux ou pire, comme on voudra : la « cellule de protection juridique » des Services secrets extérieurs (BND), chargée des prisonniers de guerre allemands emprisonnés à l’étranger, aidait les nazis en fuite. Elle prévint, par exemple, Klaus Barbie, le « boucher de Lyon », des recherches lancées à son encontre, notamment par les Klarsfeld.
Il est vrai que la dénazification, décidée à Londres en janvier 1942 par les Alliés (USA, Grande-Bretagne, URSS), renforcée par l’accord de Potsdam en août 1945, avait connu pas mal de « ratés » dès sa mise en application, du moins côté occidental. Les chiffres en témoignent : sont ainsi détenus jusqu’en 1947, 64 500 personnes, en zone britannique, dont 34 000 sont libérées, soit 53 % ; 95 250 en zone américaine, dont 44 244 sont libérées, 46 % ;
18 963 en zone française, dont 8 040 libérées, soit 42 % ; 67 179 en zone soviétique, 8 214
Libérations, soit 12 %.
Certes, nombre de criminels nazis ou fonctionnaires du Reich complices furent jugés et condamnés. Au total, tribunal de Nuremberg compris, on estimait, en 1970, à 11 000 le nombre de nazis condamnés par les tribunaux alliés et ouest-allemands. En 1979, l’action de Béate et Serge Klarsfed conduisit devant la justice, à Cologne, Kurt Lischka, commandant du SD et de la Gestapo du « Gross Paris », Herbert Hagen, ancien supérieur d’Eichmann, et d’Ernst Heinrichsohn, adjoint au Service des affaires juives à Paris.
Mais d’autres « gros poissons » trouvèrent des eaux assez troubles pour y nager, souvent sans se cacher vraiment : Heinz Reinefarth, lieutenant-général -Gruppenführer -de la Waffen-SS, chef des SS et de la police en Pologne, devint maire de Westerland (1951-1964) et député du Bloc des réfugiés au Landtag de Schleswig-Holstein à partir de 1958 ou encore Kurt Waldheim, secrétaire général des Nations unies et président fédéral de l’Autriche de 1986 à 1992, Oberleutnant de la Wehrmacht sur le front de l’Est.
En novembre 1956, le général allemand, Hans Speidel est nommé commandant des forces terrestres du secteur centre Europe de l’OTAN. Officier pendant la campagne de France en mai et juin 1940 ; il participa à la rédaction du traité d’armistice signé avec Pétain et accompagna Hitler lors de sa visite à Paris en juin 1940. En août, il devient le chef d’état-major du général Otto von Stülpnagel, commandant en chef des troupes allemandes en France. Des jeunes français, en 1956, refusèrent de servir sous ses ordres. Vingt-deux d’entre eux furent emprisonnés.
Enfin, comment ne rien dire de Heinz Lammerding, mort tranquillement dans son lit, chez lui à Bad Tölz, le 13 janvier 1971. Général allemand de la Waffen-SS, il commandait la division SS Das Reich, responsable des massacres de Tulle, d’Oradour-sur-Glane et d’Argenton-sur-Creuse en juin 1944. Condamné à mort par contumace par le tribunal de Bordeaux, en 1953, l’Allemagne de l’Ouest refusa de l’extrader. Il créera une entreprise de bâtiments et travaux publics à Düsseldorf qu’il dirigea jusqu’à sa retraite. A ses funérailles, accoururent plusieurs centaines d’anciens officiers nazis, dont Otto Weidinger, un autre officier de la Waffen-SS auteur d’un torchon, « Tulle et Oradour, une tragédie franco-allemande », dont la circulation, la distribution et la mise en vente ont été interdites en France. Lui aussi est mort de sa belle mort, sans jamais avoir été inquiété, en 1990.
En 1957 et 1965, un « Livre brun », publié en RDA, énumérait les noms des juristes et hauts fonctionnaires de la RFA compromis dans le nazisme : 21 ministres et secrétaires d’État, 100 généraux, 828 magistrats et procureurs, 245 diplomates et hauts fonctionnaires des Affaires étrangères et 297 hauts fonctionnaires de la police et des services secrets. « Ces dénonciations, bien que fondées, soulèvent peu d’écho en RFA en raison du consensus anticommuniste ambiant », note Marie-Bénédicte Vincent, spécialiste de l’Allemagne au 20e siècle [2]. Après la fondation de la République fédérale d’Allemagne, le Bundestag avait mis officiellement fin à la dénazification par le vote de la loi du 1er juillet 1951, pour permettre la réintégration d’anciens fonctionnaires du Troisième Reich. Depuis la fondation de la RFA en 1949 des lois d’amnistie avaient déjà été promulguées. Comme le note Hélène Miard-Delacroix, c’est « le souci de pragmatisme qui l’emporte dans de nombreux cas sur le souci de la mémoire, voire sur l’aspiration à la justice » [3].
« La dénazification fu-t-elle un échec ?, s’interroge, sur son site (3), l’AlliiertenMuseum [4] de Berlin – le musée des Alliés -, Son bilan est, à tout le moins, modeste. Seul un nombre très réduit de personnes dut rendre des comptes pour soutien actif au régime nazi. Contrairement au souhait des Alliés, il fut impossible de renoncer catégoriquement aux anciennes élites pour reconstruire le pays – après 1950 on retrouva souvent dans les secteurs économiques et administratifs des personnes qui occupaient ces mêmes postes avant 1945. Dans les domaines scientifiques et culturels également, beaucoup purent profiter du déclin rapide de l’élan de dénazification ».
Telle ne fut pas la chance de l’Allemagne, en tous cas, où « le ventre de la bête immonde » (Brecht) semble encore bien fécond.
Article paru dans l’Humanité Dimanche. Novembre 2018
[1] Beate et Serge Klarsfeld Mémoire, Flammarion 2015
[2] De la dénazification à la réintégration des fonctionnaires, Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2014 N° 121.
[3] « Amnésie, amnistie, mémoire : la jeune République fédérale d’Allemagne
des années cinquante face au passé nazi ». Presses universitaires de Lyon 2003.