Fin 2011, une nouvelle organisation supranationale a vu le jour, la Communauté des Etats latino-amérciains et caraïbes (CELAC) rassemblant l’ensemble des 33 pays de la région. Les chefs d’Etats ou de gouvernement réunis ont été accueillis à Caracas par Hugo Chávez pour fêter l’événement. Preuve de son importance, tous avaient répondu présent à l’exception des présidents péruviens et costaricain tentant de contenir de forts mouvements sociaux dans leur propre pays.
Pour la première fois, les Etats latino-américains et caribéens se réunissent sans la présence des puissances européennes et nord-américaines : sans l’Union européenne, comme dans les sommets UE-Amérique latine et Caraïbes ; sans l’Espagne ni le Portugal, comme dans les sommets ibéro-américains ; sans le Canada et surtout sans la première puissance impérialiste de la région, les Etats-Unis, comme à l’Organisation des Etats américains (OEA). Depuis 60 ans, cette dernière était l’organisation internationale traditionnelle des Etats américains de l’Alaska à la Terre de Feu. Souvent vilipendée par les latino-américains comme le « ministère des colonies » des Etats-Unis, l’OEA n’a jamais soutenu leur cause. Prompte à exclure Cuba en 1962 pour avoir eu l’audace de s’émanciper de la tutelle étasunienne, l’OEA n’a jamais dénoncé le coup d’état d’Augusto Pinochet au Chili du 11 septembre 1973, ni réagi à la guerre des Malouines qui a opposé l’un de ses membres, l’Argentine, à la Grande-Bretagne en 1982. La CELAC est-elle pour autant une alternative à l’OEA ? Si sa création marque indéniablement le refus des tutelles et la distance qui s’est creusée entre Washington et le sud du Rio Grande, la réalité est plus complexe.
La CELAC répond à une demande du Mexique, offusqué par la création, en 2008, à l’initiative du Brésil, de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR), rassemblant les seuls Etats sud-américains sans le Mexique, ni l’Amérique centrale, ni les Etats caribéens. Le Brésil, pour sa part, souhaitait un organisme de « concertation politique », pour refonder et élargir le Groupe de Rio aux Etats caribéens.
De leur côté, les gouvernements de l’ALBA, l’organisation anti-impérialiste impulsée par Cuba et le Venezuela et élargie notamment à la Bolivie, l’Equateur et le Nicaragua voulaient voir le symbole de l’inclusion de la plus grande île des Caraïbes loin de la tutelle étasunienne. L’adoption par la CELAC de communiqués condamnant le blocus contre le pays des barbudos et se solidarisant avec l’Argentine dans sa revendication de souveraineté sur les Malouines semble aller dans ce sens. Le président de l’Equateur, Rafael Correa, a proposé de remplacer l’OEA par la CELAC et de créer un organisme des droits humains capable de se substituer à la Cour interaméricaine des droits de l’homme, souvent inféodée à Washington. Le président vénézuélien a considéré ce sommet comme « l’événement politique le plus important qui s’est déroulé en Amérique depuis 100 ans », « la poursuite du chemin commencé, il y a 200 ans » en référence aux luttes d’indépendances de Simón Bolívar. « Au fil des années, la CELAC va faire oublier la vieille OEA usée », a conclu Hugo Chávez. Le président nicaraguayen, Daniel Ortega, l’ancien leader de la révolution sandiniste, a, de son côté, prédit : « C’est l’arrêt de mort de la doctrine Monroe » évoquant ainsi les principes diplomatiques adoptés au XIXème par les Etats-Unis prônant « l’Amérique aux Américains » afin de chasser l’impérialisme européen à leur seul avantage.
Pourtant, si les déclarations de Rafael Correa, Hugo Chávez et Daniel Ortega semblent sans équivoque sur la perspective de la CELAC, les points de vue de leurs collègues latino-américains contrastent largement sur cet objectif. Ainsi, Alfredo Moreno, le ministre des Affaires Etrangères chilien a annoncé que la CELAC sera « seulement un forum, pas une organisation, même pas un secrétariat général, comme l’UNASUR, ni rien de tout cela ». Son homologue colombienne, María Ángela Holguín confirme ce point de vue en déclarant :« la CELAC est davantage un forum, elle ne va pas avoir un secrétariat, ni une structure en tant que tel parce que c’est un forum de concertation et de dialogue ». La propre Déclaration de Caracas, document approuvé lors du sommet, définit la CELAC comme un « mécanisme régional ». La CELAC ne constitue donc pas un organisme avec une structure et une capacité de décisions comme l’OEA ou même la jeune UNASUR.
L’organisation est embryonnaire et le contenu l’est tout autant. Contrairement aux déclarations des dirigeants de l’ALBA, les dirigeants de la diplomatie des plus grandes puissances du sous-continent ne donnent pas à la CELAC, cette coloration anti-impérialiste. Ainsi, le sous-secrétaire aux affaires sud-américaines et caribéennes du Brésil, Antonio José Simoes, indique que « la CELAC ne joue pas contre l’OEA, notre préoccupation est de travailler pour la région ». La ministre des Affaires étrangères mexicaine, Patricia Espinosa, précise de son côté : « Je ne vois personne qui soit en train de penser qu’on puisse éliminer l’OEA, je ne crois pas que cela puisse être quelque chose qui soit dans l’intérêt des pays de la région ». La désignation du président chilien, Sebastian Piñera, à la présidence de la CELAC pour l’année 2012, confirme les contradictions de cette organisation. Celui-ci a réprimé, durant l’année 2011, un massif mouvement étudiant qui réclamait le droit à l’éducation gratuite et a appliqué les lois anti-terroristes héritées de Pinochet aux communautés indigènes mapuches.
Paradoxalement, les avancées les plus concrètes du sommet de fondation de la CELAC furent, loin de tout chemin vers l’indépendance, d’ordre commercial, comme si le sommet caraquénien était l’opportunité pour réaliser de bonnes affaires. Ainsi, le Venezuela a acheté 20 avions commerciaux à l’entreprise brésilienne, Embraer ; l’Argentine et le Brésil ont utilisé le cadre du sommet pour annoncer la création d’un mécanisme d’intégration productive entre leurs deux pays ; le Venezuela et la Colombie ont conclu un arrangement douanier ; le Venezuela a signé 28 accords commerciaux avec l’Argentine dont les patrons argentins furent très contents….
Entre les luttes concurrentes des sous-impérialismes régionaux pour le leadership de l’Amérique latine, les effets rhétoriques des gouvernements de l’ALBA et les intérêts commerciaux les plus pragmatiques, l’objet précis de la CELAC reste en formation. La constitution d’un réseau latino-américain aussi informel qu’il soit sans la présence des Etats-Unis, ni autre ancienne puissance coloniale est sans aucun doute une bonne nouvelle pour tous ceux qui souhaitent un avenir du Sud émancipé de la tutelle du Nord. Cependant, le chemin sera long pour transformer un forum entre gouvernants en instrument des peuples. Le président Chávez déclarait, il y a quelques années, que « les gouvernements allaient de sommet en sommet et nos peuples d’abîme en abîme ». La CELAC contiendra-t-elle cette inexorable tendance ? Les peuples feront-ils irruption dans le débat ? Sans cette condition indispensable, le risque de devenir un sigle de plus dans la multiplicité des organisations que les latino-américains surnomment des « soupes de lettres » n’est pas à exclure. Dans le cas contraire, cette institution embryonnaire pourrait alors servir le chemin tant espéré vers la véritable indépendance.
Thomas Posado est collaborateur de la revue Recherches Internationales