L’historien Moshe Lewin est mort le 14 août 2010. Dans Le Monde du 18 août, Alain Blum, de L’Ecole des hautes études en sciences sociales rappelle l’itinéraire de cet historien ignoré des principaux médias, qui "avait échappé à l’extermination des juifs de Wilno (Lituanie), en sautant dans un camion soviétique à l’approche de l’armée nazie", son apport fondé "sur une lecture entièrement nouvelle des sources bureaucratique" où il "traque la moindre trace de profondeur sociale et humaine" et "ses polémiques avec les tenants de l’école totalitaire". L’entretien qui suit avec Bernard Fraderick avait été publié par L’Humanité en 2003 à l’occasion de la parution d’un de ses livres majeurs, Le siècle soviétique. Eric Le Lann.
Bernard Frederick. La coïncidence, je ne sais pas si c’en est une, veut que vous publiez, chez Fayard, Le siècle soviétique [1], au moment du 50e anniversaire de la mort de Staline. Pour autant, vous êtes loin de faire de Staline la question centrale de votre recherche. Vous vous refusez - c’est votre expression - à " staliniser " l’histoire soviétique. Ce en quoi vous rompez avec une certaine tradition de la soviétologie.
Moshe Lewin. L’Union soviétique a changé de peau plusieurs fois. On ne l’a pas remarqué à cause de la force des idéologies. Il y avait, en Occident, à cause de la guerre froide ou d’autres raisons, une tendance à " staliniser " toute cette histoire, de 1917 jusqu’à la fin. La propagande faussait le jeu. Or, il y a, dans l’histoire de l’URSS, une période bolchevique ; il y a une période d’entre deux : la Nouvelle politique économique [2] pendant laquelle Staline s’installe mais où il n’y a pas encore de stalinisme ; il y a, ensuite, une longue période de Staline. Celle-ci, après la guerre, a un sous-chapitre : le stalinisme se décompose - c’est une de mes " trouvailles ". Le stalinisme comme tel ne pouvait déjà plus gérer le pays, cela explique la vitesse avec laquelle les successeurs de Staline se sont entendus et mis au travail. À partir de là, l’URSS entre dans un système non stalinien, même anti-stalinien. Il faut cerner la différence entre cette période-ci et la précédente.
À partir de Khrouchtchev, on peut encore discerner deux périodes : les années soixante et après. Les années soixante sont très ouvertes, dynamiques. Les débats sont assez libres. Ensuite, c’est la descente. En russe " zastoï " (stagnation). C’est une décadence. On a l’impression que rien ne bouge. C’est, cependant, une illusion : il y a un processus de décadence. Et une décadence est une période extrêmement intéressante. Parce que c’est, en un sens, beaucoup plus compliqué que l’ascension. Pour moi, il était donc très important de montrer que le système, après Staline, est un système différent. Le mot " dictature " ne couvre pas une seule réalité.
Après la mort de Staline, le système ne fonctionne plus sur la base de la terreur. Entre le Parti et l’appareil bureaucratique, il y a négociation en permanence, le second ayant de plus en plus l’avantage. Enfin, il y a quelque chose de très important : c’est la libre détermination de la classe ouvrière. Sous Staline, elle était asservie, attachée à son lieu de travail. Or, j’ai étudié les codes et les relations de travail, on voit qu’à partir des années soixante, les ouvriers ne travaillent pas si on ne les paye pas. Ils quittent leur entreprise, ils partent ailleurs, sans problème. Les travailleurs ont appris à utiliser le Code du travail, ils vont devant les juges, ils s’adressent à des avocats. Et ils gagnent leurs procès à 70 % ! On ne sait pas ça : il y a eu des dizaines de milliers de procès liés à des conflits du travail.
C’est à ce phénomène que vous faites allusion dans la préface de votre livre quand vous écrivez que vous voulez " mettre en lumière des aspects de l’histoire de l’URSS qui ne sont pas connus ou ont été négligés " ?
Je n’ai jamais rien lu sur la libération du travail dans le système soviétique, or les documents sont massifs. Le travailleur russe, après les années cinquante, n’était plus dominé. Si l’on voulait, par exemple, envoyer un ouvrier travailler en Sibérie, il fallait signer un contrat. Si l’État ne tenait pas ses engagements, l’ouvrier s’en allait ailleurs. Vous comprenez que tout le système de planification en était modifié. Le " jeu " était absolument nouveau. Et, la planification n’était pas faite pour ce jeu-là. Elle était faite pour une économie dans laquelle le travail - le travailleur - ne comptait pas. Il était là un point c’est tout. Or, après la mort de Staline, les travailleurs viendront à manquer. On ne peut plus les forcer, il faut donc négocier. La même chose avec l’intelligentsia. Évidemment, nous n’avons pas affaire à une démocratie ; les partis ou groupements politiques restent interdits. Mais, il n’y a plus de tueries, pas même d’arrestations ou très peu pour un régime " totalitaire ". La dissidence n’est pas un phénomène de masse, elle est le fait d’individus qui n’ont pas de programme de changement à offrir à la société.
Vous découpez le livre en deux parties : une analyse chronologique et thématique, d’une part ; un survol, le " siècle soviétique " - qui donne son titre au livre -, d’autre part. Quelle articulation avez-vous cherché ?
Dans la première partie, il fallait montrer en détail comment fonctionnait le stalinisme, grâce aux archives, aux documents, aujourd’hui accessibles. Car, il n’y avait pas une grande clarté sur ce fonctionnement. Au fond, on pouvait s’interroger : ça ne peut pas fonctionner, s’il n’y a qu’un homme qui décide. Dans un tel pays, il faut beaucoup de gens qui travaillent. Le stalinisme ne pouvait pas permettre le développement du socialisme, ni à aucune force, bureaucratique ou autre, de devenir indépendante. Pour gouverner un pays comme l’URSS, il fallait donner des droits et, ça, le stalinisme ne pouvait pas se le permettre. Il a donc créé une situation pleine de contradictions. Staline voulait gouverner " en détail ", c’est-à-dire s’occuper de tout. Les archives regorgent de télégrammes adressés à des petites villes aux fins fonds de " l’empire " à propos de la construction d’une route ou d’un bâtiment agricole... Une telle manière de diriger est impossible. D’un côté, Moscou donne des ordres, c’est le fonctionnement officiel - de l’autre, les cadres locaux font comme ils peuvent, c’est le fonctionnement réel. D’un côté, par exemple, Staline nie la famine, accuse les gens d’être des fainéants et interdit toute distribution de nourriture ; de l’autre côté, les pouvoirs locaux mobilisent les ressources alimentaires pour le ravitaillement. Je montre dans le livre comment spontanément le système essaye de pallier à l’inefficacité de l’hyper centralisation. Après la guerre, ces contradictions s’accentuent. Le système ne peut plus fonctionner. Il entre en décomposition. Ensuite, j’étudie la période après la mort de Staline, pour montrer, comme je viens de vous le dire, que le système était profondément différent.
Dans la dernière partie - " Le siècle soviétique " -, je reprends l’histoire dès le début. Pour mieux souligner le caractère du phénomène bolchevique qui n’appartient pas à la discussion sur Staline. Les gens ne veulent pas le savoir, mais le parti bolchevique a un fonctionnement très démocratique. Même pendant la guerre civile, il y a des congrès chaque année, des conférences, le Comité central débat. Mais ce parti était passé par de telles situations - la Première Guerre mondiale, la révolution, la guerre civile, l’éclatement du pays - qu’en 1920, Lénine se rend compte qu’il n’a plus de parti. Il y a dix-sept fractions dans l’organisation ! Lénine sait qu’il n’y a pas de bolchevisme, qu’il faut se préparer à refaire un parti et pour cela analyser la situation de la Russie telle qu’elle est. C’est pourquoi, il interdit les fractions, mais pour un temps seulement. Pas pour interdire le débat pour toujours.
Beaucoup d’historiens voient Staline dans Lénine, vous ne semblez pas en faire partie...
Mais ce sont des ennemis ! Je peux le prouver. Lénine appelle Staline " derjarnik " (à la fois oppresseur et sauvage, grossier). Ce n’est pas le même parti. Ce sont des conceptions absolument différentes du système et de l’État. Cela transparaît dans le conflit qui les oppose sur la formation de l’URSS. Staline veut un État pour l’État, sans contrôle, sans aucun droit aux nationalités, il dit à Zinoviev que Lénine est " un vieux libéral " qu’il faut le " contrôler ". Lénine s’oppose à cela. Il fait échouer le projet de Staline d’une Russie intégrant toutes les nations de l’ex-empire, d’une " république unitaire ", et ce sera la création de l’URSS, affirmant l’égalité entre les républiques. Lénine veut un État social. Dans cette affaire de la fondation de l’URSS, Staline s’est trouvé, à cause de Lénine, dans un état critique et Trotski, Zinoviev, Kamenev ont raté ça !
Mais, ne peut-on pas considérer que dès l’époque de Lénine, une certaine politique coercitive se met en place que Staline amplifiera avec la terreur ?
Ce qui se met en place, c’est un appareil d’État, et il en fallait un. Imaginez ce qui reste de l’empire alors : un espace éclaté, des forces divisées et la guerre civile. La décadence, la décomposition. Lénine veut stopper ces processus. Il voulait un système économique de " capitalisme d’État " - on oublie ça -, c’est-à-dire une économie de marché. Il ne croyait pas que le socialisme pourrait s’établir dans l’immédiat. Il voulait constituer ce que j’appelle un " État social ", contrôlé par les masses et par le parti. Sous Staline, l’État va tout contrôler et lui-même va contrôler l’État.
Le parti unique se met cependant en place sous Lénine.
Oui, mais pourquoi pas ? Il n’y a pas de place dans un pays aussi arriéré et aussi décomposé, pour le multipartisme. L’État doit être raisonnablement fort. Il suffit que le débat politique continue à l’intérieur du parti, à ce moment-là. C’est un pays où 80 % des gens ne savent pas lire. Mais Lénine, qui a interdit les tendances au 10e Congrès du PCb, insiste, dès le 11e Congrès, sur la nécessité du débat politique : " Nous ne pouvons pas vivre sans débat ", dit-il. Car le parti a mal compris l’interdiction temporaire des fractions. Il l’a compris comme l’interdiction de toute discussion. Donc, pour Lénine, dans la situation où se trouve le pays, il faut un parti démocratique et un État social.
La bonne réponse à votre question, c’est, au fond, que la révolution se proclamait socialiste, mais que ses chefs savaient qu’elle ne l’était pas. Ils tablaient sur la crise du capitalisme, celle-ci s’est arrêtée et Lénine, qui le sait, pense désormais " économie mixte ". Trotski écrit, alors, une brochure développant cette idée d’économie mixte, il en parle au Komintern. Lénine s’adresse à Staline et Molotov : " Quelle belle brochure ! leur dit-il. S’il vous plaît, tirez-en cent mille exemplaires. " Évidemment, ils ne l’ont pas fait.
Vous tranchez nettement une des questions les plus actuelles, non pas seulement de l’histoire mais de la politique : " Était-ce un système socialiste ? " interrogez-vous et vous répondez en deux mots, " Absolument pas. " C’est peut-être propre à redonner espoir à ceux qui se réclament du socialisme, du communisme. Mais que faites-vous de cette autre réalité : pour des millions de gens dans le monde, le communisme est inséparable de l’URSS. Suffit-il donc de dire que l’URSS n’était pas socialiste pour sauver le socialisme ?
C’est une réalité plus idéologique qu’historique. Vous ne pouvez pas définir un système par une idéologie qui, de fait, ne lui convient pas. L’appropriation de l’économie par une bureaucratie, ce n’est pas le socialisme. C’est médiéval. Le prince avait son domaine. La nationalisation des ressources économiques par un chef ou par une bureaucratie ne relève pas d’un système socialiste. Et un économiste soviétique, en 1967, Chkrédov, l’a écrit (Ekonomika i pravo, Économie et droit). Il explique que cette conception n’est pas socialiste, qu’elle est proudhonienne : on ne définit pas un système par la propriété qui est un concept juridique ; on le définit par les rapports de production. Pour qu’un système soit socialiste, il faut que la propriété nationalisée appartienne au peuple. Pour cela, il faut une démocratie.
Mais on voit bien, aujourd’hui, que cette histoire de l’URSS demeure un enjeu, qu’elle participe de la question communiste...
Un enjeu idéologique : le communisme a perdu, disent certains. Et moi, je leur enlève la sucette de la bouche. Il n’y avait pas de communisme ! C’était un État de type différent dans lequel d’anciens éléments d’une structure médiévale ont trop longtemps prédominé. En fait, il est trop commode de combattre le socialisme, de combattre la gauche avec ce " socialisme-là ". Ce n’est pas le socialisme qui a perdu : le terme ne peut pas être appliqué à l’Union soviétique. C’est un système russe, dominé par une histoire très profonde, qui a sombré.
Bien sûr, dans le domaine de l’idéologie, on peut exploiter tout ce qu’on veut. Mais moi, je peux vous dire, par exemple, que l’empire américain est en décadence. Il cherche toute sorte d’arguments pour vanter sa suprématie, mais c’est au moment où un empire se vante le plus qu’il est le plus vicié.
Néanmoins, le fait qu’il n’y ait pas d’alternative socialiste est, aussi, un fait historique. L’attachement des communistes à l’URSS, comme modèle, en est une des causes, parce que c’était une erreur. On pouvait défendre l’URSS durant la guerre froide, si c’était nécessaire, mais pas se placer dans le même mouvement qu’elle, du même côté idéologique, parce que ça n’avait rien à voir. Adapter et transformer l’URSS en modèle du socialisme était une catastrophe.
Entretien réalisé par Bernard Frederick paru dans L’Humanité le 20 mars 2003
A lire également deux articles de Moshe Lewin parus dans Le Monde Diplomatique :
"Illusion communiste" ou réalité soviétique ? paru en 1996 et Octobre 1917 à l’épreuve de l’histoire paru en 2007.
[1] Le siècle soviétique, éditions Fayard, en collaboration avec Le Monde diplomatique, 526 pages, 24 euros
[2] La NEP permit le développement d’une économie mixte dans laquelle le commerce, l’artisanat et les PME privés côtoyaient des entreprises d’État. Ce fut également une période de production intellectuelle et artistique très féconde.