Les Annales de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet nous offrent dans le numéro 19, les chroniques d’Aragon dans le journal Ce soir.
En 1937, le Parti communiste décide de créer un nouveau quotidien, Ce soir, dans le but de concurrencer Paris Soir. Ce journal vise un public moins politisé que celui de L’Humanité et, surtout dans une période où les informations sont véhiculées par la presse écrite, à communiquer de manière plus réactive sur les bouleversements en cours dans le monde. Ce nouveau titre n’est pas labellisé « communiste », mais il est clairement affiché de gauche, soutien du Front Populaire, combattant antifasciste, et l’un de ses premiers grands axes sera de couvrir au plus près la guerre d’Espagne.
Maurice Thorez, qui est à l’origine de Ce soir, demande à ce que des belles plumes soient associées à la démarche. C’est ainsi que Louis Aragon en sera nommé directeur et qu’il convaincra Jean-Richard Bloch de le codiriger avec lui.
Les Annales reproduisent les textes publiés entre le 22 septembre et le 31 décembre 1938. Les textes de 1939 doivent occuper le numéro suivant. C’est un travail militant qui aura permis cette publication. Que soient remerciés ceux qui ont recopié, saisi, commenté, annoté les articles, établi un index des personnes citées, bref ceux qui par un bel engagement nous donnent accès à cette partie peu connue d’Aragon : son travail journalistique.
Aragon ne fait que peu d’articles avant Munich, sur des thèmes allant de Louis XVI joué par Pierre Renoir dans La Marseillaise à la politique. Mais dès les prémices de la débâcle de Munich, en ce terrible mois de septembre 1938, il s’engage à fond. Il proclame une France éternelle, une France de conscience, de dignité, une France terre d’émancipation, de luttes et de résistances. Il étrille – il faut voir comment ! – Bonnet (ministre des affaires étrangères qu’il baptise ministre des affaires hitlériennes), il vilipende Daladier (président du Conseil) d’une plume trempée dans le vitriol. Il démontre les faiblesses et les bassesses. Il dénonce le Comité des Forges (le grand patronat de l’époque) manœuvrant, tirant les ficelles parfois trop grosses, comme avec ce pauvre François-Poncet, homme lige du capital et diplomate, qui passera de l’ambassade de Berlin, où tout allait bien, à celle de Rome pour que tout aille bien.
Aragon s’adresse aux intellectuels français, qu’il appelle à s’engager dans des combats multiples. Il y a du Voltaire de l’affaire Callas, du Hugo éclairant d’un nouveau jour une politique de mensonge et de trahison, du Zola dénonçant l’affaire Dreyfus et du Jaurès dans son entêtement à faire vivre les idées qui sont les siennes.
Parfois les mots résonnent curieusement aujourd’hui, mais, amis, nous sommes dans les coulisses d’un des plus grands drames de l’histoire du XXe siècle, le rideau ne tardera pas à se lever, et ceux qu’il emploie sont d’alors. Aragon dénonce leur utilisation frauduleuse. Il revendique leur contenu et combat une utilisation incantatoire : « Les Français aiment la paix. C’est pourquoi ils aimeraient qu’on en clamât un peu moins le nom, pour la défendre mieux » (p. 397) Eh oui, Aragon convoque « le sentiment français », « l’honneur de la France », « la dignité française », « la conscience française » et autres concepts patriotiques. Car il sent bien que ces semaines pathétiques sont une croisée de chemins. Ou le fascisme international est jugulé, ou il composera une Europe à sa main et sous sa botte.
Le lecteur d’aujourd’hui peut toutefois être surpris d’une contradiction apparente : Aragon défend bec et ongles les colonies, celles de Somalie, de Djibouti, d’Indochine ; bref, nous pourrions croire lire une espèce de Jules Ferry affublé d’une belle plume. Mais, amis, comprenez bien le pourquoi. A chaque fois il craint le renforcement des positions fascistes dans le monde. L’hégémonie italienne en Afrique du Nord, la main mise sur le Maroc par l’Allemagne, la transformation de la Méditerranée en mare nostrum de Mussolini, l’ouverture à de nouvelles conquêtes pour le Japon qui vient d’absorber l’essentiel de la Chine au prix de massacres effroyables. Non, Aragon ne défend pas le fait colonial, il vitupère contre les faiblesses de la politique de Daladier et Bonnet, sa bête noire, qui offre une espèce de ventre mou face aux exigences nazies, nipponnes et mussoliniennes. Aragon reste et restera le pourfendeur de la colonisation.
En 1934, sous l’impulsion d’un ministre de droite, Louis Barthou, lucide sur la nature de l’Allemagne hitlérienne, la France fait entrer l’URSS à la Société des Nations. Elle réaffirme un traité d’amitié entre elle et la Tchécoslovaquie datant de 1924. Elle signe un traité d’assistance mutuelle avec l’URSS en 1935. Elle renouvelle avec des hauts et des bas un traité avec la Pologne. Elle est liée à la Grande-Bretagne. Elle soutient un accord entre la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie (la Petite Entente). Ce tricotage vise à la sécurité au sein de l’Europe. Hitler dans Mein Kampf désigne très clairement un ennemi, la France (rancœur de la défaite de 1918), une idéologie, le communisme, donc l’URSS, et un projet, celui de conquérir un espace vital pour le peuple allemand. C’est une des raisons pour lesquelles Hitler s’opposera à la traduction en français de son livre. Curieusement, c’est l’Action Française qui en 1934 passera outre à l’injonction.
La catastrophe de l’Anschluss en mars 1938 va tout bouleverser. La France reste spectatrice de l’annexion, après avoir laissé la République espagnole se dépatouiller face à l’agression fasciste. Et là, en septembre 1938, Hitler au prétexte d’atrocités contre des Allemands de Tchécoslovaquie, exige l’annexion des Sudètes. Chamberlain est aux commandes d’un tandem, Daladier pédalant derrière tandis qu’Hitler avec méthode et rapidité avance avec ses chars. C’est là qu’Aragon nous livre ces feuilles.
Jusqu’au 30 septembre, on le sent hésitant sur l’analyse et les conséquences de ce qui se trame. Il s’interroge, interroge le lecteur. Puis l’inconcevable a lieu. La France et l’Angleterre rompent les accords et poignardent la Tchécoslovaquie en la livrant à Hitler. Aragon prend alors une autre dimension. Sa plume se fait arme contre la trahison. Il est pleinement conscient de ce qui vient de se dérouler, que la paix est lourdement menacée. Et nous sommes, c’est l’avantage de lire d’affilée ses chroniques quotidiennes, stupéfaits de sa clairvoyance. Il ne baisse pas les bras, tente de soutenir les réfugiés Tchécoslovaques, en lançant une souscription. Il fait flèche de tout bois, revendique le prix Nobel pour Karel Čapek – pas moins de quatre articles pour cette cause, car donner le Nobel à Čapek, – mérité, certes ! – c’est le protéger mais aussi défendre la cause tchécoslovaque. Et lorsqu’il apprend que c’est Pearl Buck qui obtient la récompense, qu’à cela ne tienne, il la félicite car elle milite pour la République espagnole !
Les semaines passent et l’affrontement idéologique s’aiguise. Les premiers appels à la dissolution du Parti communiste surgissent, les lois de refoulement des étrangers sont promulguées, les décrets-lois de Daladier mettent à bas les conquêtes sociales de 36, les premiers camps de concentrations français s’édifient. Ribbentrop vient signer à Paris en décembre 1938 une déclaration commune de respect mutuel, de fait un pacte visant à tourner Hitler vers l’Est en obtenant une pseudo garantie sur l’Alsace-Lorraine. Pour satisfaire à la politique raciale du IIIème Reich, le sinistre Bonnet n’invitera pas les ministres juifs au dîner protocolaire. « Pour la première fois ont été appliquées à Paris, par un ministre des affaires étrangères, les lois du IIIe Reich contre la race juive » laisse tomber Aragon (p. 343). Lisez bien : pour la première fois. Il pressent le pire.
Aragon comprend qu’il s’agit d’un retournement d’alliance. L’URSS est isolée depuis Munich et peut se dire que la signature de la France ne vaut pas tripette. La mécanique qui conduit à la plus grande escroquerie politique et idéologique du siècle est en marche, les rouages commencent à grincer, il n’y a plus d’autre alternative pour l’URSS que de trouver une solution la mettant à l’abri d’un combat sur deux fronts car, déjà, les affrontements ont commencé en Sibérie avec le Japon.
Au fil des pages, se tisse avec Aragon un nouveau rapport. Il se livre, fait des confidences, raconte les spectacles auxquels il assiste, parle de son engouement pour Tino Rossi, informe des lazzis dans les cinémas, des interventions des spectateurs, et nous voici plongés dans une intimité avec l’auteur qui s’humanise.
Nous savons que lorsqu’il livre ces articles, il vient juste de commencer Les Voyageurs de l’impériale, « Je m’étais mis à vraiment écrire Les Voyageurs comme je l’ai dit, au lendemain de Munich, octobre 1938… » et pourtant déjà on sent s’entasser, s’ordonner ce qui constituera la trame des Communistes. Et on ne peut que se demander : mais comment fait-il ?
Nous attendons le tome suivant qui ne devrait pas manquer de nous emballer !
Les Annales de la SALAET, n° 19, coédition SALAET-Editions Delga, 470 pages, 22 euros, en librairie. On peut aussi le commander à François Eychart, 29 rue Bouret, 75019 Paris, au même prix (port gratuit, chèque au nom de SALAET).