« Un sage oriental demandait toujours, dans ses prières, que la divinité voulût bien lui épargner de vivre une époque intéressante. Comme nous ne sommes pas sages, la divinité ne nous a pas épargnés et nous vivons une époque intéressante. »
Albert Camus, Discours de Suède
La poésie n’est pas seulement un genre artistique ou littéraire, nous le savons tous. Elle est une « autre » manière de vivre et d’habiter le monde. Une façon d’exister sans trahir ce qui au fond de nous sommeille et qui, pour atteindre la surface, a besoin d’imagination.
Nous ne sommes peut-être pas des héros, nous autres poètes de ces temps compliqués, ou alors sans le savoir et sans même le vouloir, mais nous sommes à coup sûr des « agitateurs », des acteurs conscients de l’amélioration de la société, voire de sa transformation.
La poésie est une affaire de femmes et d’hommes, une histoire d’êtres vivants. L’art pour l’art n’existe pas vraiment, c’est une sorte de paresse de l’esprit uniquement tourné vers lui-même, un exercice de style, un simple jeu « formel ».
L’art pour l’art n’exprime rien de considérable, en effet. Il traduit un manque, une absence, une perte de valeurs, un repli identitaire sur soi. L’art pour l’art, même lorsqu’il participe de la plus grande exigence, ne fait que témoigner de l’absurdité de notre condition.
Le poète – l’artiste en général – peut bien placer son art au-dessus de tout, ce qui à nos yeux paraît normal, il a le devoir de s’exprimer – de traduire en mots, en images ou en sons ses émotions et ses passions – pour le plus grand nombre.
Il se doit donc de prendre, dans la mesure du possible et en pleine connaissance de cause, toute sa part de responsabilité devant la situation qui nous entoure, même lorsque cette dernière est périlleuse, menaçante.
Le poète est un citoyen à part entière et, essayant de s’adresser à tous, il ne peut faire l’impasse sur la réalité – de tous. Il ne peut oublier l’oppression, la misère ou les inégalités qui entravent les libertés individuelles et collectives. Le poète n’est pas libre si ses propres voisins ne le sont pas.
Tout autant qu’eux il peut aimer, jouir, souffrir, être malmené ou exploité. Tout autant qu’eux il est tantôt solitaire et tantôt solidaire. Mais ce court exposé, nous en conviendrons assez facilement, soulève d’autres interrogations.
Il est fréquent, par exemple, d’opposer le réalisme politique à l’idéalisme moral. Car le poète, même lorsqu’il est pleinement engagé dans l’aventure humaine, même quand il se déclare volontiers citoyen lucide et acteur de ce monde où nous vivons, n’en garde pas moins son esprit d’indépendance et de révolte.
Toute forme d’art, nous en avons la conviction la plus intime, exige une morale. Mais le réalisme politique, rappelle-t-on le plus souvent, n’a pas à s’encombrer d’élucubrations accidentelles ou de considérations abstraites.
Malgré cela, si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit vite que les problèmes politiques et moraux sont indissociablement liés. Pour nous, il s’agit bien de créer, ici et maintenant, un homme nouveau, l’homme d’aujourd’hui et de demain. Et, puisque l’homme reste encore à faire, il est forcément en question.
Derrière la politique la plus obstinée, il y a toujours une éthique qui se cache. Quant à ceux, trop nombreux, qui séparent vie, morale et politique, ce sont vraisemblablement des naïfs ou des escrocs. Toute démarche poétique – toute expression artistique – est, au fond, un réel mode de vie.
Vouloir réconcilier morale et politique, ce n’est pas être idéaliste, au contraire, mais c’est peut-être bien renoncer à l’assurance que véhiculent encore sur cette planète malade les religions et les idéologies.
C’est tenter d’articuler ce qui semble, depuis toujours, contradictoire. C’est tenter, finalement, d’affronter la perpétuelle complexité humaine tout en essayant de définir la notion de liberté.
Nous avons sans aucun doute une vision limitée de l’éthique. Elle n’est nullement un ensemble palpable, aménagé, de valeurs et de principes. C’est plutôt, et surtout, le rudimentaire « mouvement » par lequel valeurs et principes ont été énoncés.
Mais qui sont donc, en ces temps troublés, les authentiques moralistes ? Assurément, ceux qui n’obéissent pas aux codes établis et qui préparent un cadre renouvelé de valeurs. Ils modifient plus fortement la face de la terre que puissants et conquérants.
Comme tout ce qui relève du débordement de la parole, la morale – la nôtre, en tout cas – est une morsure sur le monde. À n’en pas douter, le poète a le sens aigu du tragique et des réalités. C’est, ici, l’ordinaire contrepartie de sa « noble » présence au monde.
Oui, il faut comprendre que l’homme se réalise en réalisant les fins qu’il choisit. Et, oui, il faut pleinement assumer sa condition d’homme en inventant un nouveau territoire de valeurs universelles. Oui, enfin, il faut en toute circonstance combattre les crimes de la domination et défendre la liberté. La sienne, et celle des autres !
Saint-Julien-Molin-Molette, le 31 décembre 2017 ;
Vénissieux, le 1er janvier 2018