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« Bulldozer » de Vitry en 1980 : que s’est-il vraiment passé au foyer ADEF de Vitry en décembre 1980 ?
Un entretien avec Fabienne Pourre, témoin des événements.

Une question personnelle pour commencer : en 1980 tu étais militante communiste à Vitry, quelle était alors ta place dans le PCF ?

En 1980 j’étais militante dans une cellule de quartier, juste en face du foyer, et membre du comité de section de Vitry du PCF. J’étais responsable de sa commission Culture et membre de la commission Culture fédérale du Val de Marne.

Pour comprendre les événements, peux-tu tout d’abord revenir sur l’histoire de ce foyer dans la période qui les précède ? Pourquoi ce bâtiment était-il vide ?

Ce foyer de la rue des fusillés était à sa création dédié aux salariés des nombreuses entreprises de Vitry (SNCF, EDF, Rhône Poulenc, Pyrolac …), aux jeunes lycéens du lycée technique Jean Macé. Le bâtiment était propriété de l’Office HLM municipal, mais il était géré par l’ADEF [1] créée pour loger les travailleurs du bâtiment notamment, nombre d’entre eux étant des migrants. Il est devenu un foyer de travailleurs immigrés qui ont été partie prenante de la grève des loyers des foyers deux ans auparavant. Un conflit dur entre ces travailleurs et l’ADEF, qui ira jusqu’à poursuivre en justice cinq grévistes malgré la demande d’abandon des poursuites de l’autorité municipale (Jean Collet, premier adjoint au maire). Des négociations (9 réunions) sur la rénovation du foyer devenu vétuste et insalubre ont lieu à partir d’aout 1979 entre l’ADEF, la mairie et les résidents du foyer. Elles échouent.

En novembre 1979, la justice ordonne la fermeture du foyer. Celui-ci sera fermé en mars 1980, les résidents expulsés. Les entrées du foyer seront murées en attente des travaux de rénovation nécessaire. La municipalité travaille à un projet de réouverture du foyer avec sa vocation initiale d’accueil de travailleurs et de jeunes des lycées techniques de Vitry. L’ADEF annonce alors la réalisation de travaux de chaufferie, la remise en état des sols et autres travaux. Ceux-ci nécessitent avant réouverture le passage de la commission de sécurité demandée par la mairie. L’ADEF décide de ne pas se plier à cette demande. Elle organise ainsi clandestinement et dans le plus grand secret le transfert de nuit des 320 Maliens du "foyer baraques" vétuste de Saint-Maur au foyer de Vitry, muré depuis 8 mois, le dimanche 21 décembre 1980. Comme par hasard, c’est le moment où les communistes de Vitry - dont les dirigeants et les élus- sont au Bourget pour fêter le 60ème anniversaire du Parti Communiste Français !

L’ADEF joue un rôle important dans cette affaire. Elle est parfois présentée comme un organisme à vocation sociale. Par exemple un article sur le site d’extrême-gauche Révolution permanente présente l’ADEF comme « une association chargée d’accueillir les immigrés ». Peux-tu nous dire quelques mots sur cet organisme ?

L’ADEF est un organisme de logement social privé à but non lucratif. Ce n’est pas un organisme de solidarité avec les immigrés. Si cela était il n’y aurait pas eu une grève aussi suivie et dure des loyers dans leurs foyers. L’attitude de la direction de l’ADEF à l’époque a d’ailleurs été scandaleuse dans cette affaire du foyer. Non content d’avoir manigancé ce transfert avec le maire de Saint-Maur et le chef coutumier, son salarié, le directeur général de l’ADEF, Christian Colle refuse de recevoir Paul Mercieca le 23 décembre et le 24 il lui dit « Ici on n’est pas au Far West ou en Afghanistan. La prochaine fois je vous fais virer manu militari ! ». Ce ne sont pas les propos d’un militant solidaire non ? Il y eut par la suite l’accusation lancée à l’encontre de ce même directeur général d’avoir fait passer des luxueuses dépenses personnelles en note de frais [2]

Depuis l’ADEF s’est tournée, dans le cadre d’un dispositif public national de traitement des foyers, vers leur rénovation ou la construction de résidences sociales (logements temporaires pour les jeunes en insertion, familles monoparentales, personnes seules...). Elle ne pourrait le faire si sa seule vocation humaniste était le logement des travailleurs immigrés. Pourtant le contexte actuel est pire qu’en 1980. Non l’ADEF n’est pas et n’a jamais été une association à vocation humanitaire chargée d’accueillir les immigrés. C’est un bailleur social de droit privé « partenaire des politiques publiques et des acteurs locaux » comme il est dit sur sa plaquette de présentation. Elle reçoit des fonds publics donc pour ce qu’elle entreprend.

Venons-en aux faits : d’abord, quand et dans quelles conditions les élus et les militants communistes apprennent-ils l’arrivée des travailleurs maliens dans ce batiment ?

Oh simplement. Nous sommes en hiver. La nuit tombe vite et elle est longue. Nous avons été avertis le lundi 22 décembre par des habitants voisins et des passants que les chambres étaient allumées, donc il était occupé. Par qui ? Pourquoi ? Comment ? C’est d’abord cela qui est réfléchi, les instances fédérales et nationales puisque le secrétaire fédéral est membre du Comité central sont informées de cette occupation.

Ceux qui n’ont pas connu cette époque ont sans doute du mal à imaginer qu’un maire ne soit pas mis au courant de l’arrivée de 300 personnes dans un batiment propriété de l’office communal de la ville, sans même l’avis d’une commission de sécurité ! Peut-être que les lois décentralisation ont un peu changé les choses de ce point de vue. Comment réagissent les élus et la section du PCF de Vitry ?

La première réaction des communistes et des élus stupéfaits de cette opération est de tenter le dialogue avec l’ADEF. Paul Mercieca se rend donc à l’ADEF dès le 23. L’ADEF refuse de le recevoir. Il ne sera reçu que le 24 de la manière scandaleuse que je viens de décrire.

Paul Mercieca produit un arrêté d’interdiction d’occupation des locaux sans avis de la commission de sécurité [3]. Celui-ci sera réfuté par la préfecture au prétexte que l’ADEF est dans son droit de déplacer les migrants. Elle considère en outre qu’il n’y a pas danger imminent pour les habitants. Elle sait pourtant qu’en cas d’incendie par exemple c’est le maire de la ville qui sera poursuivi pour ne pas avoir assuré la sécurité des résidents, comme l’a reconnu par la suite une Présidente de tribunal.

J’ajoute que nous sommes vraiment en colère quand nous apprenons que c’est le maire de Saint-Maur, qui est notre premier adversaire dans le département, qui a piloté l’opération.

Peux-tu maintenant nous parler du rassemblement du 24 décembre. Quel était son but ? Comment s’est-il passé ?

Il y a plusieurs moments ce 24 décembre 1980. Le premier est celui de l’intervention d’un tractopelle qui détruit le muret situé le long de la voie publique qui fermait depuis 8 mois le foyer et le perron latéral qui avait servi, pense-t-on, d’entrée aux occupants du foyer de Saint- Maur. Certainement pour que cette opération reste le plus longtemps possible secrète. Dans ce premier moment les coupures d’électricité, de gaz, d’eau sont faites.

Le second moment a lieu avec l’arrivée d’autres communistes, dont je suis, et d’élus alors que l’engin quitte les lieux. Pour certains ils déblaient les pierres qui obstruent l’entrée principale avant de rejoindre à l’intérieur d’autres communistes et élus. La proposition faite aux occupants est de les accompagner et d’occuper la préfecture pour exiger qu’une autre solution soit trouvée. Des résidents sont prêts à cette action et commencent à sortir du foyer. C’est alors que le chef coutumier (qui a organisé l’opération de transfert avec Beaumont, le maire de Saint Maur) intervient de manière extrêmement virulente (nous ne comprenons pas ce qu’il dit). Tous suivent ses consignes et rentrent dans le foyer.

Nous ne pouvons que repartir. L’électricité et l’eau seront rétablies dès le lendemain matin. Quant au « foyer » de Saint -Maur il sera détruit dans la semaine qui suit afin d’éviter tout retour. La promesse faite de reconstruire ce foyer vétuste, on le sait, ne sera jamais tenue. Il n’y a toujours aucun foyer à Saint Maur ni en 2024, ni en prévision…

Le symbole qui reste de tout cela, c’est le maire de Vitry, Paul Merciecca, qui envoie un bulldozer obstruer les entrées du foyer. Que peux-tu nous dire à ce sujet ?

Ce symbole est odieux. Parce qu’il n’y a pas eu de bulldozer qui, dans la tête de chacune et chacun d’entre nous, est un engin démolisseur et destructeur. Cette manœuvre a fonctionné ! Aujourd’hui encore nombre de gens et des communistes aussi, arrivant sur Vitry, pensent que le foyer a été détruit au bulldozer. Ils demeurent stupéfaits lorsqu’ils apprennent que le foyer de la rue des fusillés qui existe encore est LE fameux foyer rasé !

Quant à l’accusation faite à l’encontre de Paul Mercieca, elle est non seulement sans fondement car Paul n’était pas là, mais c’est une injure, est une atteinte à son intégrité reconnue par la population qui l’a réélu maire et élu député reconnaissant son honnêteté et sa probité.

A l’époque, le journal l’Express présentera rapidement l’affaire comme la mise en œuvre d’une orientation de la direction nationale du PCF. Les dirigeants du PCF, notamment Georges Marchais, jouent-ils un rôle ?

Georges Marchais est parti en congé à l’étranger dès le lendemain de la journée du 60ème anniversaire du PCF. Il n’était pas là tout simplement. Le secrétaire fédéral membre du comité central, Guy Poussy , était présent, oui, et a tenté l’occupation de la préfecture.

Dire qu’il y a la mise en œuvre d’une stratégie politique est aussi une opération d’intox qui sert à cacher la réalité d’une politique de droite discriminante. Ainsi en 1976, sur 8 villes qui accueillent des foyers 7 ont un maire communiste. Quant à Vitry, elle est la seule ville en 1975 à avoir une proportion d’étrangers logés par l’OPHLM supérieure à la part d’étrangers dans la ville, elle ne peut être accusée de racisme comme il a été dit.

Ce qui est réel est que nous sommes alors dans un contexte de montée du chômage, de désindustrialisation qui pèse – justement - sur les politiques sociales menées. Sociales au sens plein du terme : politique d’aide aux plus fragilisés, politique solidaire, politique culturelle et sportive qui sont les marques de la gestion communiste. Ces choix, qui sont des choix politiques, sont mis à mal par une droite qui travaille de fait à concentrer des ghettos de la misère dans ces villes-là.

Les villes de droite, dont Saint-Maur, elles, au contraire excluent les populations et créent des ghettos de « riches », de l’entre soi égoïste et sans partage. Cette politique est de plus en plus refusée par les électeurs. N’oublions pas dans ce déferlement des médias sur ce qui deviendra « l’affaire du bulldozer de Vitry » que nous sommes à la veille des élections présidentielles de 1981 et que Georges Marchais est candidat.

Quelques jours plus tard, les événements prennent une dimension médiatique nationale. Tu t’attendais à cela ?

Nul d’entre nous ne s’attendait à cela ! C’est le 31 décembre, je suis avec Guy Martin, alors adjoint au maire à l’immigration. Avant de passer à table, nous entendons à la radio parler de l’affaire du foyer de Vitry démoli par les communistes. Nous comprenons alors qu’une opération d’envergure est lancée, sans imaginer qu’elle serait de cette ampleur et qu’elle marquerait l’histoire de notre ville. Nous ne nous y attendions pas parce qu’aucun évènement, aucune intervention n’avait eu lieu depuis une semaine. Le temps était à la discussion et à la réflexion sur ce sujet puisque le foyer était occupé avec la bénédiction de la Préfecture, c’est à dire de l’Etat, parce qu’aucun de nous n’avait voulu faire autre chose que dénoncer le maire de Saint Maur et les pratiques de la droite contre les immigrés.

On a présenté ces événements comme l’illustration d’une dérive raciste et xénophobe du PCF, qu’en penses-tu ?

C’est certainement ce qui a eu le plus de mal à passer et de plus qui est faux, injurieux. Comme tous les communistes (nous étions un parti de plusieurs milliers d’adhérents à Vitry, représentatifs d’une ville monde comme on dit maintenant) la question du racisme ne se posait pas pour nous. Celle de l’exploitation oui, celle du racisme de la droite oui. Nous non. Nous étions si nombreux à avoir vécu personnellement ou par les parents la résistance au fascisme, les batailles anticolonialistes et militer pour la paix (Viêt-Nam), connu Octobre 61 et Charonne, les noms qui nous ont mobilisés ou nous mobilisent encore sont ceux, entre autres, d’Angela Davis, de Nelson Mandela.

Il n’y avait pas de dérive raciste et xénophobe de notre côté. De l’autre, cette dérive pointait son nez et, peut-être trop naïfs, nous ne l’avons pas vue venir dans ce qu’elle produirait et produit aujourd’hui.

Comment peut-on penser que Paul Mercieca était raciste, lui dont les parents sont arrivés de Malte et qui a succédé à Marcel Rosette, mauricien, fondateur de l’Association des descendants d’esclaves noirs !

Pour comprendre tous les éléments, peux-tu nous dire un mot sur un autre protagoniste des événements, le maire de Saint Maur et sur son parcours ?

Jean Louis Beaumont était un homme de droite « électron libre » disent les uns. Il est élu en 1977 dans des circonstances particulières. Il se présente à la demande de la droite unanime. Celle-ci voulait se débarrasser du maire sortant, le gaulliste de gauche Gilbert Noël, coupable d’avoir appelé à voter Mitterrand au second tour de la présidentielle de 1974 et accusé de vouloir bétonner sa ville avec des tours HLM et des voies express. Il fonda son propre mouvement, Les Villages dans la Ville, dont la philosophie peut se résumer par cette formule : "Quand les gens sont heureux il faut leur foutre la paix", ainsi qu’il le confia à L’Express. D’où un certain immobilisme notamment en matière d’urbanisme, accompagné d’une politique très restrictive en matière de logements sociaux qui valut à sa ville de lourdes amendes.

Le 10 Janvier 1981, interrogé par la presse sur le déménagement du foyer et ses conséquences il dit : « Depuis quelques jours, Mr Marchais m’insulte en me traitant de raciste, il insulte à travers moi la ville de St Maur... Les Français et la France. » et ajoute nous « sommes prêts à accueillir ces travailleurs maliens ». Nous connaissons la suite.

Et la suite, logique peut-être, est qu’il fut au centre d’une polémique lorsqu’il voulut réserver les avantages sociaux dispensés par la mairie aux seuls ressortissants de l’Union européenne. Il se dit aussi que Jean-Louis Beaumont aurait ainsi refusé le poste de ministre de la Santé dans les années 1970 pour ne pas avoir à défendre la loi sur l’IVG dont il était un farouche adversaire. Comme nous fumes pendant ses 30 ans de règne sur la plus grande ville de droite du Val de Marne ses adversaires.

Propos recueillis par Eric Le Lann. Février 2024.

Prochainement, un entretien avec Bassirou Diarra et Mamadou Camarra reviendra sur les relations entre les résidents du foyer, la municipalité de Vitry et le PCF après ces événements.

Notes :

[1Association pour le développement des foyers, organisme créé à l’origine par les entreprises du bâtiment et de la métallurgie.

[2Voir Le Parisien du 30 septembre 1998

[3Voir à ce sujet l’article du Monde du 5 janvier 1981


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