Alors que l’essentiel des questionnements autour du travail se focalisent, dans la période actuelle, sur l’éventualité de sa disparition comme activité séparée, à l’aune des transformations induites par la numérisation, cet ouvrage coordonné par le président de l’Institut Erasme, Marc Deluzet, propose de déplacer le curseur : le vrai sujet ne serait pas la « fin du travail » - cette idée versée au débat public dès la fin des années 70 par le philosophe André Gorz-, mais les moyens de remettre l’humain en son coeur.
« Le travail authentique est une activité créatrice d’humanité à travers l’émancipation qu’il permet et la double ouverture qu’il apporte : ouverture à la nature comme possibilité de transformation et ouverture à l’autre comme possibilité de reconnaissance », est-il avancé.
Or, précisément, comme on sait, le travail est aujourd’hui mal-traité. « Burn-out », suicides, mais aussi désengagement des salariés au quotidien sont les symptômes bien connus de ce mal que Marc Deluzet et son équipe placent directement parmi les « composantes » de la « crise globale » (économique, sociale, culturelle, environnementale...) des pays occidentaux.
Le lien avec la dimension démocratique, ou politique, de cette crise est particulièrement mis en avant : « l’activité professionnelle a trop souvent perdu sa fonction d’émancipation collective qui apprenait à chacun à débattre et ouvrait aux enjeux qui dépassent le service ou le quartier », lit-on.
Que s’est-il passé, alors, pour que le travail ne permette en plus, ou si peu, de se forger comme citoyen conscient et actif ? Le livre met avant deux causes : la séparation taylorienne des tâches de conception et d’exécution, et surtout, le « compromis fordiste », qui a accompagné cette prétendue « organisation scientifique du travail » et consisté à faire accepter « le lien de subordination » aux salariés par des contreparties (« la protection sociale et la réparation des atteintes physiques du travail »).
Face à cela, il s’agirait de repartir du « travail réel », celui de l’individu aux prises avec les prescriptions de sa hiérarchie. Car, « dans le réel du travail, l’individu remodèle toujours ce qui lui est prescrit ». Et il y aurait là, dans ce remodelage permanent, « le coeur d’un code de l’honneur susceptible de faire surgir la perspective des renversements à venir. »
Peut-être le mouvement ouvrier n’a-t-il pas assez pris la mesure de cette dimension qualitative de l’activité de production. Peut-être ses organisations n’ont-elles pas su saisir la portée révolutionnaire de ce qui se joue dans cette friction quotidienne entre « travail prescrit » et « travail réel », à savoir la remise en cause potentiellement radicale du carcan tayloriste et de ses procédures déshumanisantes. C’est ce que suggère le présent ouvrage, lorsqu’il critique un « mouvement syndical (...) globalement engagé dans une vision doloriste et marchande du travail », tout en soulignant de récentes évolutions, en particulier du côté de la CGT, vers une plus grande prise en compte des « situations concrètes de travail ». Autrement dit, concentré sur la seule défense de l’emploi et les salaires, le syndicalisme serait peu ou prou passé à côté de ce que vivent les travailleurs dans leur activité productive, et partant, se serait privé de bien des ressources pour ses combats.
On regrettera le caractère globalisant du propos. Toutes les « organisations du mouvement ouvrier » se sont-elles fourvoyées dans la même impasse, comme un seul homme ? N’y a-t-il pas eu, avant la période récente, des débats internes sur ces enjeux ?
On peine à croire que non. Et quoi qu’il en soit, la volonté de réparer un certain oubli du « travail réel » remonte au moins à quelques décennies du côté des intellectuels soucieux du vécu des travailleurs. On se reportera par exemple aux travaux d’Yves Schwartz, qui ne figurent pas dans les références du présent essai, mais dont on se dit qu’ils y auraient eu toute leur place, pour le meilleur.
Relisons la somme impressionnante que constitue Expérience et connaissance du travail, parue la première fois en 1988 et rééditée en 2012 aux Editions sociales. « Dans l’histoire du travail, depuis l’esclave jusqu’à l’ouvrier de manufacture ou d’usine, le rapport vécu du travailleur à son travail prescrit par un maître ou par un contremaître, l’usage personnel de son travail par le travailleur lui-même, sont des questions longtemps frappées d’oubli. Le présent ouvrage d’Yves Schwartz s’applique à la compréhension d’un tel « oubli », à la restitution du sens propre du travail, considéré comme aventure originale de la vie par l’invention de l’homme », faisait valoir, en préface, le philosophe George Canguilhem. Le souci du « travail réel » n’est donc pas nouveau. Mais aujourd’hui, comme hier, la question est de savoir si l’on s’appuie dessus pour briser, à terme, le joug du capital, ou bien dans l’idée, selon nous erronée, de bâtir avec celui-ci une alliance.
Sans conteste, l’essai collectif Changer le travail pour changer de société s’inscrit dans la deuxième option.
Le projet, en soi bien légitime, de favoriser la créativité des salariés y est même ouvertement promu au nom des nécessités de la concurrence. « Pour affronter la concurrence, il faut pouvoir innover. Et pour innover, il faut des salariés créatifs. Or, comment être créatif si la direction et le management imposent une rationalisation du travail qui aliène et brime initiative du salarié (...) ? », est-il lancé. Où l’on voit que la critique du taylorisme et de ses avatars peut tout à fait s’effectuer d’un point de vue capitaliste.
Par ailleurs, la critique du fordisme, qui accompagne celle du taylorisme, charrie elle-même, ici, une certaine ambiguité quant à ses motivations.
Considérer que la « protection sociale » a été octroyée en échange de l’acceptation par les salariés du « lien de subordination », n’est-ce pas laisser entendre que la classe des producteurs se serait faite acheter, ou endormir ? Comme si ses batailles pour de meilleures conditions matérielles du travail (niveau de salaire et protections), ne concernaient pas le « noyau » de celui-ci, mais son « enveloppe », selon les expressions utilisées au début du premier chapitre.
Curieuse vision, qui paraît faire abstraction de ce que le travail, pour l’heure, se déploie toujours dans des rapports de classe, sous domination du capital. L’histoire des luttes du monde du travail brille d’ailleurs par son absence.
Revenant sur la révolution industrielle en France au XIXème siècle, l’ouvrage préfère évoquer des « tensions sociales » : « Les tensions sociales se jouent essentiellement autour des salaires, de l’emploi et des risques liés aux accidents du travail et à la santé des travailleurs, que les premières lois sur le travail des enfants, des femmes enceintes tentent de réduire. »
Une formulation qui donne, là encore, l’impression de minimiser la portée des luttes pour l’amélioration des conditions de travail. Or, cet enjeu n’est-il pas indissociable du « travail réel », cher aux auteurs ? Les liens sociaux noués dans ces luttes ayant pour horizon de libérer le travail du joug du capital ne sont-ils pas d’autant plus forts qu’ils s’appuient, justement, sur l’attachement des travailleurs à leur activité concrète ?
Ainsi, stimulant en son point de départ, cet essai collectif s’avère finalement décevant. D’un côté, il appréhende, de façon convaincante, le travail comme le coeur battant de toute démocratie véritable ; mais, de l’autre, il escamote la contradiction capital / travail, et fait comme si l’on pouvait démocratiser l’entreprise sans remettre fondamentalement en cause la dictature du profit.
« Changer le travail pour changer de société », coordonné par Marc Deluzet, édité par la Fondation Jean Jaurès et le Fondation européenne d’études progressistes, 2017, 6 euros.