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Classes populaires : pour sortir des mythes
Par Gaël Brustier et Julien Landfried

L’évidente rupture entre les classes populaires et la politique découle directement d’une vision erronée de la société française. La compréhension géographique et sociale de la France doit s’émanciper du sens commun et de trop fréquentes représentations imposées pour retrouver le chemin d’une représentation réaliste et lucide de la France populaire. Il faut « chasser les mythes » comme aurait dit le sociologue Norbert Elias.

D’abord concentrons-nous sur les faits. Il n’existe pas de jeunesse qu’en ville et, à fortiori, les « quartiers populaires » sont loin d’être tous concentrés dans les métropoles. Une nouvelle réalité sociale est née de la mondialisation néolibérale et s’incarne dans une géographie sociale nouvelle. La mutation de l’économie liée à la globalisation financière a engagé la mutation du territoire : la France ne ressemble plus à l’image que l’on se fait d’elle. Un puissant effet de persistance rétinienne a en effet empêché de comprendre les mutations à l’oeuvre. Cette nouvelle géographie sociale a entraîné un profond changement des représentations collectives. Globalisation financière, changement de géographie sociale et modification des représentations collectives sont liés.

Il faut d’abord préciser le vocabulaire employé. Parler des « quartiers populaires » c’est avant tout parler des milieux populaires, dont la présence ne peut plus être réduite – loin s’en faut – au fait urbain dense. La vision déformée (et médiatique) de la géographie française qui résume les « quartiers populaires » aux banlieues à forte concentration de populations immigrées est réductrice et ne correspond pas à la réalité. En outre, le fait urbain dense est aujourd’hui minoritaire, ainsi que l’a démontré le géographe Christophe Guilluy (Fractures françaises, Bourin Editeur, 2010). La France populaire, celle des ateliers et des usines n’est plus celle des grandes métropoles mais une France périphérique, soit périurbaine, soit rurale. Depuis le début des années 1980, la France subit un double effet d’étalement urbain et d’expulsion des ouvriers et des employés de ses villes centres. Ce phénomène concerne le halo périurbain qui entoure les grandes métropoles urbaines françaises. Mais une partie de l’espace rural aussi est en pleine croissance démographique.

Un exode urbain se produit en direction des zones périurbaines d’une part et des zones rurales de l’autre. Ainsi les communes péri-urbaines, peuplées de 820 habitants en moyenne, accueillent-elles un nombre croissant d’ouvriers et d’employés. Les grandes métropoles se nourrissent par exemple d’un salariat d’exécution dans le domaine des services qui a élu domicile dans l’espace périurbain. Ce dernier rassemble 12% des emplois mais 22% des salariés. Ces mêmes salariés sont soumis aux plus longs temps de transport et bien souvent subissent les effets de la rigueur salariale. En effet, les employés sont ceux qui ont le plus perdu, d’un point de vue salarial, dans les deux dernières décennies. Cette réalité périurbaine est aussi liée à l’importance de la petite propriété. Le dédain pour la France des pavillons fait l’impasse sur le fait qu’une grand partie du salariat d’exécution français a opté pour l’habitat individuel et le pavillon loin des centre-villes où on peut encore trouver des prix de terrain accessibles, loin aussi des quartiers gangrènés par la délinquance. Etalement urbain et précarisation des classes dites « moyennes » mais appartenant en réalité au salariat d’exécution sont deux phénomène corrélés l’un à l’autre.

Plusieurs rapports – celui de l’IGAS ou de la direction du Trésor – pointent pour l’un les difficultés liées aux mondes ruraux et pour l’autre à la désindustrialisation, qui sont étroitement liés. Pourtant, la vision médiatique de la société nous masque ces enjeux. 35% des actifs des mondes ruraux sont des ouvriers, fait constamment ignoré ou mésestimé. Les premières victimes de la crise et des délocalisations depuis 2008 sont en effet les ouvriers ruraux ainsi que les précaires, de plus en plus nombreux dans un rural tout à la fois délaissé et refuge des plus modestes.

Dans un bassin comme le Charolais, connu pour son agriculture d’embouche, 38% des actifs sont concernés par l’industrie et le secteur de la construction. Les zones rurales ne comptent plus, dans leur ensemble, que 7 à 8% d’actifs concernés par l’agriculture. Il faut donc relativiser l’idée d’une « ruralité agricole » et comprendre qu’il existe désormais des mondes ouvriers ruraux. Un chercheur comme Nicolas Renahy a très bien démontré la réalité de la jeunesse rurale ouvrière ou précaire (Les gars du coin, Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, 2005). A l’ère de la mise en avant des « victimes », il est frappant de constater que la discrimination la plus meurtrière concerne les accidents de la route. La jeunesse ouvrière rurale (plus d’un Français sur trois de 15 à 24 ans est un rural) en est la première victime. Dans l’indifférence quasi-générale pourtant, alors qu’il s’agit d’une véritable « hécatombe sociale », ce fait majeur continue de marquer les milieux populaires ruraux.

L’IGAS a démontré, dans son rapport daté de septembre 2009, que la situation des 11 millions de ruraux était, plus généralement, loin d’être enviable : « les catégories les moins qualifiées sont sur-représentées parmi les actifs en emploi : 32% d’ouvriers et 27% d’employés, contre 7% de cadres et professions intellectuelles (7% d’agriculteurs). Dans les dernières années, le milieu rural a subi de plein fouet les réductions d’emploi qui ont touché les secteurs de l’industrie et de l’agriculture ». Le rapport ajoute que le « le taux de pauvreté monétaire moyen dans l’espace rural en 2006 est de 13,7%, contre 11,3% dans l’espace urbain ». Les ruraux sont donc en moyenne “plus souvent pauvres”. Toutefois, cette réalité là est aussi masquée par une construction sociale de la réalité qui estompe grandement les traits saillants de cette évidence sociologique [1].

Il s’agit aussi de s’interroger sur les représentations collectives nées de la mutation de cette géographie sociale. Une dimension fondamentale de la globalisation financière est l’œuvre de sape qu’elle a accomplie au regard de l’identité des mondes ouvriers. Le sociologue Norbert Elias avait défini dans Les logiques de l’exclusion le fonctionnement des ressources d’autochtonie qui était consubstantiel à la définition de l’identité des mondes ouvriers de l’Europe d’après la Révolution Industrielle. Le capital d’autochtonie – conceptualisé par Jean-Noël Retière - est définissable comme l’ensemble des ressources mobilisables par celui qui est né là où il vit et qui lui donnent un avantage social par rapport à celui qui vient d’ailleurs. Ce capital, adossé au sentiment de l’enracinement local, a longtemps permis une participation à la vie publique et une insertion dans l’économie locale plus aisées pour les couches populaires. La globalisation financière, et son impact en termes de délocalisations, est coupable d’avoir fait voler en éclats le « capital d’autochtonie » et d’avoir entraîné une désaffiliation massive des citoyens. Il s’ensuit que le besoin de « sécurisation morale » s’est développé et que, l’exercice de la citoyenneté se trouvant malmené par la crise, les revendications sociales ont pu, parfois, se muer en revendications « morales ».

La question du lien entre les territoires et les entreprises doit être posée. La France souffre, dans la compétition mondiale, d’une désindustrialisation massive, dans un contexte de monnaie surévaluée, d’absence de protections commerciales et de refus de politique industrielle cohérente. Mettre un terme à l’appauvrissement des classes populaires et redonner un avenir à la jeunesse du monde du travail passe par une réindustrialisation de la France. Où l’on voit qu’à l’heure de la globalisation financière, tout est lié.

Enfin, comment ne pas voir que, face à cette réalité sociale, l’offre politique peine à répondre ? Les questions de l’industrie, du libre-échange, de l’Ecole, de la sécurité ne sont pas traitées dans le champ politique. La crise de la représentation puise ses sources dans cette non prise en compte des enjeux qui déterminent pourtant l’avenir des classes populaires… autant que de notre pays.

Tribune de la Fondation Res Publica parue le 13 décembre 2010 dans les pages Rebonds de Libération ("Les enjeux de 2012"). Gaël Brustier est docteur en science politique et Julien Landfried est membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica.

Notes :

[1La persistance d’une France populaire, bien souvent ignorée, est ensuite doublée par un autre phénomène : celui du déclassement. Ce dernier, mis en évidence par Camille Peugny (« Le déclassement », Grasset et Fasquelle, 2009), touche une bonne partie de la jeunesse diplômée. 25% des fils de cadres et 33% de leurs filles sont devenus ouvriers en employés. Le déclassement est une des sources de la crise de l’Ecole et de l’idéal méritocratique. Si le diplôme n’équivaut plus à une protection face au chômage, c’est tout un pan de la confiance dans la société qui s’effondre.


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