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Comprendre le monde "en des temps incertains".
Par Daniel Cirera

La perception et la compréhension de ce qui se joue à l’échelle du monde, la vision du monde, participent du positionnement social et politique. Ce qui est nouveau, ce n’est pas ce constat, ce sont les conditions dans lesquelles les questions sont posées.

Le lendemain du 11 septembre 2001, nous avons reçu des messages, des réactions à chaud, sincères, de militants, de proches, sur le thème "ils l’ont bien cherché !". Réactions minoritaires certes mais significatives. J’étais alors en charge des Relations internationales du PCF. On se souvient des réticences aux hommages rendus aux victimes de l’attaque contre les tours du World Trade Center parce que c’était les Etats-Unis de Georges Bush qui avaient été touchés. Il fallut en appeler à la réflexion politique sur les conséquences lourdes de l’attentat, sa signification, sur qui étaient les auteurs, leurs objectifs. J’ai repensé à ce moment, ces jours-ci quand, dans des conditions très différentes, se sont fait entendre des réactions similaires, après l’attentat contre Charlie Hebdo, et la prise d’otages meurtrière de l’Hypercasher de Vincennes. Réactions limitées en France, mais réelles, et répandues dans des milieux anti-impérialistes radicaux dans d’autres continents. Militants et responsables communistes, progressistes, anti-impérialistes, pacifistes, s’étaient trouvés confrontés précédemment à des situations qui posaient le problème du choix de son camp. En 1991 lors de la première guerre du Golfe, lancée par Georges Bush père, et auquel la France s’était associée, il fallut se dégager de la pression du choix entre Bush et Saddam Hussein, et arriver à faire entendre la position anti-guerre. Lors des bombardements de l’OTAN en 1998 contre la Serbie, l’enjeu était de se dégager de l’assimilation de la condamnation des frappes à un soutien à Milocevic (il faut le rappeler, le gouvernement comprenait alors des ministres communistes). Cela avait conduit, entre autres, à avancer dans la réflexion sur les conditions d’une coordination militaire entre européens, pour se dégager de l’Otan. Au moment de la deuxième Intifida après 2000, on s’en souvient peut-être, la condamnation des premiers attentats suicides en Israël ne fut pas évidente pour tous dans la gauche critique et radicale. Le choix de la violence terroriste contre des populations civiles, fut dès le départ une ligne de clivage infranchissable (rapport à la violence, à l’action populaire, à la démocratie, à la stratégie de rassemblement, etc.). Ces débats, ces tensions sur des prises de position étaient révélatrices du fait que nous étions entrés dans une période où "l’ennemi de mon ennemi n’est pas nécessairement mon ami". Nous sommes encore et toujours confrontés à ce débat et à ces tensions dans l’interprétation des événements, le choix d’un positionnement. Pas seulement pour des raisons éthiques, mais aussi d’efficacité stratégique.

* * *

-  1.- Le problème aujourd’hui est moins l’accès à l’information que le choix dans son abondance et l’interprétation des faits. Leur sens en quelque sorte. La question qui nous est posée, comme individu et citoyen et comme collectif, est celle de la grille de lecture de ce réel dans ce qu’il a aujourd’hui d’inédit, et d’insaisissable, souvent. La grille de lecture a été globalement et en profondeur structurée par la guerre froide, par ce qu’on appelle le monde bipolaire. Vision schématique et réductrice sans doute, mais qui correspondait au poids réel des deux superpuissances. Chacun choisissait son camp dans sa vision solidaire dans l’ affrontement qui opposait USA/URSS, "monde libre"/communisme, impérialisme et socialisme, impérialisme et luttes de libération.

Le premier préalable pour construire une grille de lecture pertinente est de prendre effectivement en compte les grandes ruptures de ces dernières décennies, depuis les années 70 notamment, qui rendent obsolètes et inopérantes aujourd’hui les lectures et les conceptions binaires des rapports de force. Les prendre en compte c’est-à-dire faire l’effort d’en tirer toutes les conséquences, dans l’analyse et dans l’action. En premier lieu le bouleversement tectonique provoqué par l’effondrement de l’Union soviétique et du bloc socialiste européen (conséquences stratégiques, mais aussi politiques et idéologiques). C’est intégrer dans le programme ce qu’a signifié la révolution iranienne de 1979, quand au lendemain de la victoire des Vietnamiens - des communistes - sur les Américains, l’anti-impérialisme a pu être identifié par des centaines de millions d’hommes à une Révolution islamique. Ce qui nous renvoie aux bouleversements des années 70, avec l’enchaînement de la vague neo-libérale. Plus récemment la crise de 2007 qui a touché au cœur des puissances capitalistes dominantes occidentales. Enfin l’émergence de nouvelles puissances économiques appelées à jouer un rôle politique de plus en plus influent, notamment la Chine mais pas uniquement (Inde, Brésil, Afrique du Sud, mais aussi Turquie, Nigéria, et d’autres encore, élargissement du G7 au G20).

-  2.- Il n’est pas évident de substituer à la vision binaire une grille de lecture qui prenne en compte la complexité de la réalité, au sens de l’interaction d’acteurs, d’intérêts multiples et souvent contraires, hostiles (économiques, politiques, stratégiques, enjeux de politique intérieure).

L’état du monde apparaît chaotique. Il l’est, mais pas au sens apocalyptique. N’est-ce pas plutôt dans l’absence de repères qui permettent interpréter l’accumulation des informations, leur flot déversé par les médias et les réseaux sociaux ? Ce sentiment de chaos, ne tient-il pas aussi pour nous "occidentaux" dans la perception que les puissances qui ont dominé et façonné le monde depuis le XIX° siècle n’ont plus la maîtrise des solutions aux crises ? Ne serait-ce pas aussi parce que nous vivons un moment d’affrontement entre confrontation et coopération, entre intégration et exclusion, entre universalisme et replis, sans référence dans le passé quant à sa nature et son ampleur ? Un moment où se dessinent, dans de grandes tensions, de violences et de guerres, mais aussi de puissants mouvements émancipateurs, des rapports de force et la recherche d’équilibres nouveaux, extra-ordinairement diversifiés, en ces " temps incertains " selon l’expression de l’ethnologue Georges Balandier. Entre les Etats, mais aussi avec des acteurs nouveaux, économiques et politiques, tant au plan étatique que des forces sociales. Assumer ces transformations, ou l’ancien et le nouveau s’entremêlent sans sens prédéterminé, pour agir sur le réel implique un changement des conceptions et de l’action (prises de position, conception de la solidarité, définition de la politique étrangère).

En ce sens ce chaos est une chance s’il oblige à s’attaquer à ce que le réel a et porte de nouveau.

Dans le nouveau de cette période, une donnée essentielle, en terme de puissance, réside dans la crise de l’hégémonie occidentale, et la relativisation de la puissance américaine en recherche - elle aussi - d’une stratégie globale. L’échec des interventions militaires (Afghanistan, Irak) et de l’unilatéralisme a marqué une rupture, qui s’est manifestée avec l’élection d’Obama en 2008. Cette contestation et cette relativisation de la puissance occidentale avait connu un moment charnière avec l’arrivée au pouvoir en Amérique latine de gouvernements progressistes qui ont trouvé leur légitimité populaire dans leur émancipation de l’influence américaine et la revendication de la souveraineté, la revendication de la maîtrise de leurs ressources naturelles et la lutte contre les inégalités. Dans le même temps, dans la période récente, on assiste à l’essor d’un multilatéralisme diversifié, qui articule institutions internationales et lieux de négociations inter-étatiques élargies comme en témoigne la vitalité des organisations régionales, la place nouvelle prise par le G20 avec la crise de 2008, les BRICS etc., les accords bi- et multilatéraux de libre-échange (au détriment de l’OMC). Ce multilatéralisme complexe ne signifie pas un monde pacifié, mais un monde à la recherche de nouveaux équilibres que personne ne peut prétendre dominer seul et durablement. A travers la crise de l’hégémonie des puissances qui ont dominé le monde depuis le XIXème siècle, on peut avancer l’idée qu’il s’agit d’une crise de l’idée même d’hégémonie.

-  3.- Un des exemples les plus structurants est le positionnement envers la politique américaine, depuis l’arrivée d’Obama. Les contorsions pour traiter l’ouverture d’Obama envers Cuba sont révélatrices de la difficulté à dépasser la vision binaire. Reconnaître le refus d’intervenir - directement - militairement en Syrie, contrairement à François Hollande, ou en Libye, laissant faire le job par Sarkozy et Cameron, l’opposition à l’intervention directe contre l’Iran en dépit des pressions des faucons et des dirigeants israéliens, la main tendue à Téhéran, l’accord avec la Chine sur le climat, le refus, dans un premier temps, d’envoyer des troupes en Irak, tout cela ne signifie pas ignorer la volonté de préserver la place hégémonique, de première puissance militaire, et économiquement dominante pour les Etats-Unis dans les conditions du XXIème siècle. Cela signifie prendre en compte le réel, les mouvements des rapports de force, les éléments de politique intérieure. Ceci étant, la résurgence du thème d’une "nouvelle guerre froide" avec la crise en Ukraine, le défi de l’affirmation de la puissance russe, celui, global, posé par la Chine, le renforcement en matière de sécurité face à la menace du terrorisme, tout cela conforte les tenants d’un resserrement des liens transatlantiques en matière de sécurité et économique, et alimente la revitalisation du thème de "l’Occident". Ceci dit sans dramatisation. Car il s’agit d’une posture défensive révélatrice de la nouveauté de la situation, dans une complexité qui s’impose à tous.

Le positionnement du PCF et de l’extrême-gauche envers la politique de Hollande est éclairant aussi des difficultés à prendre en compte ces réalités. La première réaction à l’intervention au Mali pour stopper la progression des djihadistes a été déterminée par la posture d’opposition intérieure et non par l’analyse des conditions de la décision. On a été jusqu’à la mettre sur le même plan que l’intervention irresponsable de Sarkozy en Libye, voire celle des Etats-Unis en Irak. De même la décision d’intervenir en Irak contre EI a été mise sur le même plan par certains que celle de Bush en 2003. Quitte à appeler dans le même temps à armer les combattants kurdes. Autre chose est de poser des critères et des conditions (ONU, contrôle par le parlement, définition des missions et des objectifs). Par contre, il est juste de critiquer la fébrilité pour intervenir en Syrie, la prise de position au début de l’attaque israélienne contre Gaza et le soutien inadmissible à Netanyahou, les freins mis à un accord avec l’Iran à Genève. Par contre aussi, ne pas saluer clairement les votes par la France sur la Palestine à l’Assemblée générale de l’ONU, et récemment au Conseil de sécurité, parce que c’est Hollande, c’est tout bêtement se priver de capitaliser les campagnes qui ont imposé ces évolutions.

-  4.- Le processus déclenché par les mouvements populaires dans les pays arabes depuis 2011 est un événement d’une portée considérable, révélateur de la période avec leur revendication de justice et de liberté, de justice sociale et de démocratie, dans une zone hautement stratégique. Indicatif de ce que signifie dans les conditions d’aujourd’hui la notion de "peuple". Non pas désincarné, mais acteur politique, avec les contradictions que cela implique.

Dans le même sens, une donnée s’impose, déterminante pour des choix et des stratégies qui se confrontent au réel pour le transformer : l’interpénétration entre politique intérieure et action internationale, diplomatique ou militaire. La politique extérieure est de moins en moins l’affaire des seuls Etats et gouvernements, dans les cadres national et international. De nouveaux acteurs influent, comme les grands groupes multinationaux industriels, les marchés financiers, la mondialisation des échanges et les interpénétrations d’intérêts économiques et financiers. Les ONG, les organisations de la "société civile", des mouvements sociaux organisés en réseaux. Sur le plan de la sécurité, les organisation et groupes radicaux violents, militarisés, les réseaux mafieux de toutes sortes. La révolution des communications, la rapidité de la circulation l’information, impliquent en permanence les opinions. Par la rapidité de l’information et les mises en réseaux, ce bouleversement libère et autonomise l’intervention citoyenne, jusqu’au politique, des individus et des organisations.

Sur ce point j’avance l’idée qu’une vision géostratégique qui ne prend pas en compte les données politiques, y compris les rapports de force intérieurs, le facteur social et humain, les hommes réels, ne permet pas de comprendre la complexité des situations. Pourquoi Merkel et l’Allemagne s’abstiennent-elles à l’ONU sur l’intervention en Libye ? Pourquoi en 2003 la France et l’Allemagne s’opposent-elles à Bush sur l’Irak ? La situation politique intérieure en Israël, l’état de l’opinion, - l’affaiblissement de la gauche pacifiste et l’influence dominante des colons et des partis orthodoxes - est un des facteurs des blocages qui déterminent pour une part les stratégies de l’Etat d’Israël. De même l’élection du Hamas à Gaza qui a rendu la donne plus complexe. Critiquer sa stratégie de confrontation militaire, comme le fait l’autorité palestinienne, ne justifie en rien la politique de Netanyahou.

La difficulté à dépasser la grille de lecture binaire explique la complaisance à l’extrême gauche envers les dictatures laïques, après 1989 (Saddam Hussein, Milocevic, Khadafi, Bachar El Assad) sur la base du critère de l’anti-impérialisme ou de l’anti-américanisme (pas si "chimiquement purs" que cela, si l’on y regarde de plus près). Sur d’autres critères, aujourd’hui, ce même blocage pour sortir d’une vision binaire et schématique, n’explique-t-il pas la séduction pour les thèses complotistes ?

-  5.- En quelque sorte je dirai qu’il ne s’agit pas ou plus de penser le monde "en chambre" à partir d’une mappemonde, mais d’intégrer la dimension politique, des décisions humaines, des rapports de force internationaux et à l’échelle nationale. Ainsi les changements politiques en Iran ont modifié la donne. Ils sont le résultat de la défense d’intérêts nationaux, mais aussi de la prise en compte de l’opinion intérieure. Cela conduit à ne plus penser essentiellement en terme de "géopolitique" désincarnée, mais en terme de peuples réels. Même si c’est plus compliqué.

Concernant l’action extérieure de la France penser une politique qui puisse peser sur les réalités implique d’aller au-delà des postures incantatoires - aussi justes soient les objectifs - sans effet et qui alimentent le sentiment d’impuissance, sans verser à l’inverse dans la soumission à des contraintes présentées comme inébranlables au nom du "réalisme". Sachant qu’en matière de politique étrangère, d’action extérieure, il existe des éléments de continuité et de convergences au-delà des clivages et des oppositions qui structurent la vie nationale. Ces éléments de continuité ne peuvent justifier l’étouffement du débat sur les orientations et les choix. Moins que jamais quand il s’agit de repenser une politique dans un environnement en pleine mutation et incertain (cf. Françafrique, Europe, émergents, Moyen-orient, etc). Car en fin de compte il s’agit bien de choix politiques. Des choix qui appellent donc examen critique, débat et stratégies d’alternatives, intervention politique et citoyenne.

En conclusion je soumets à la réflexion quelques repères pour la réaction aux événements et à leur dramatisation :

-  Face à l’émotion, faire l’effort de la rationalité.
-  Face à l’immédiateté, inscrire les événements dans le temps long.
-  Face à la simplification binaire, assumer la complexité.

Enfin, une remarque polémique.

-  Céder au catastrophisme est une facilité pernicieuse. Les pessimistes ont toujours raison ("je vous l’avais bien dit"). Non seulement ça ne sert à rien, mais cette pensée statique et dogmatique - au mieux paresseuse, au pire manipulatrice - est une ruse des conservateurs (de tous les conservateurs). Cette complaisance malsaine dans l’impuissance est la négation de la politique, de l’intervention humaine, et donc de la possibilité du changement. Tout simplement c’est une position idéaliste qui ignore le mouvement réel et le caractère déterminant et imprévisible de la politique.

23 janvier 2015.

Daniel Cirera est spécialiste des questions internationales et européennes.

Article de Daniel Cirera à lire sur le site : L’hommage inattendu de Karl Marx à Abraham Lincoln.


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