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Contre la fausse révolution verte
Par Stéphane Hessel et Robert Lion

Nourrir bientôt 9 milliards de personnes, c’est le plus grand défi du XXIe siècle. On en parle beaucoup. On agit moins. Une poignée de gouvernements, dans les pays du Sud, comme des centaines d’ONG, tentent de conduire des réalisations concrètes. La meilleure idée du moment, affichée timidement par la FAO, est sans doute d’appuyer les petites exploitations agricoles de taille familiale : elles peuvent, avec efficacité, réduire localement l’insécurité alimentaire.
Et voici qu’on veut lancer, à grande échelle, la nouvelle révolution verte. Nous crions : casse-cou ! Rappelons-nous la première révolution verte, partie d’Inde dans les années 1960, avec l’idée de nourrir les milliards de bouches nouvelles qui s’annonçaient : la population mondiale allait en effet être multipliée par trois en cinquante ans. On avait pour cela trouvé la solution ! Après la deuxième guerre mondiale, une immense industrie américaine de fabrication d’explosifs s’était reconvertie dans la production d’engrais et de pesticides, à partir d’une ressource illimitée, pensait-on alors : le pétrole. Avec ces intrants magiques, on allait décupler les rendements et sauver les hommes.

Il y eut de bons résultats. Malgré la croissance de la demande, les famines comme les prix alimentaires furent à peu près stabilisés. Ainsi s’écrivit une page importante et positive de l’histoire du monde.

Mais cette pétroagriculture allait déboucher sur des catastrophes. Au premier chef, des désastres humains : Bhopal, qui vit périr des milliers de personnes, fabriquait force fertilisants ; le DDT et autres pesticides de l’époque se révélèrent nocifs pour la santé humaine et animale ; par dizaines de millions, des paysans tombèrent dans la dépendance, esclaves des marchands de pesticides, d’engrais et de semences, modifiées ou non ; on sait les vagues de suicides qui frappent les campagnes indiennes.

Dans le même temps, la monoculture effaçait les exploitations diversifiées et imposait des produits uniformes. La biodiversité, sur terre comme dans les eaux, a subi des dommages irréversibles.

Parallèlement, les modèles alimentaires s’alignaient, au moins dans les villes du Sud et d’Asie, sur le schéma occidental : de plus en plus de viande, un appel massif au blé, d’immenses besoins en eau. L’alimentation animale se dévoyait, provoquant des désastres sanitaires, dégradant les écosystèmes de la Thaïlande à la Bretagne, accélérant la déforestation du Brésil à l’Indonésie, pour alimenter les usines à bétail. Un peu partout, les sols fertiles filent alors vers la mer. Et au fond des campagnes, 600 millions de ruraux demeurent gravement malnutris.

La FAO reconnaît l’échec : "Nous sommes maintenant conscients d’avoir payé cher le gain de productivité dû à la révolution verte." Sur le plan des capacités agricoles et après quarante années d’"une agriculture qui ne peut produire sans détruire", selon le mot de Pierre Rabhi, la planète est en moins bon état qu’en 1950. Elle est plus que jamais dépendante d’une ressource, le pétrole, appelée à se raréfier.

Alors, une nouvelle révolution, surfant sur la croissance verte, nouveau mot d’ordre pour l’économie mondiale, ça sonne bien, mais de quoi parle-t-on ? Un greenwashing de façade avec, dans les faits, la même domination des grandes industries amplifierait la catastrophe : écoulement forcé des semences transgéniques et des intrants chimiques - tant que le pétrole est là ! -, diffusion de modèles alimentaires insoutenables, déshumanisation de l’agriculture, épuisement des sols.

Le poids des bailleurs de fonds publics s’affaiblit, faute d’argent. Des fondations prennent la relève, animées par des esprits généreux, tels Kofi Annan ou Bill Gates. Malheureusement, ces fondations affichent leurs complicités avec les multinationales de l’agrochimie... Messieurs les grands mécènes, ouvrez les yeux, cassez ces alliances !

Vous le savez bien : d’autres voies peuvent nourrir le monde. Elles ne sont pas révolutionnaires : elles marquent le retour à des modèles de bon sens, dont, sans appel au pétrole ni aux OGM, on sait aujourd’hui augmenter les rendements. Agroforesterie, agroécologie ou agriculture biologique, schémas culturaux diversifiés, refus de la standardisation planétaire des produits, association - comme jadis - de la culture et de l’élevage, soutien de l’agriculture bocagère et des exploitations à taille humaine, appel aux savoirs et aux traditions, maintien de l’emploi agricole dans les zones rurales, respect des terroirs et de la diversité.
De telles pistes permettent, sans appel à la chimie, une relocalisation et une intensification des productions. Cet exploitant du Bas-Congo formé par Agrisud est fier de montrer qu’avec les engrais organiques, le paillage et les biopesticides, ses cultures sont deux fois plus productives que celles traitées, comme il l’avait toujours fait, à coups d’intrants industriels. Ceci n’est ni folklore ni artisanat : il y a dans ces bonnes pratiques d’immenses progrès possibles de productivité. Elles se développent sans tambour ni trompette.

Halte au feu ! Ce feu mortifère que stimulent les multinationales avides de débouchés. Comme le dit Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, "l’agroécologie peut mieux garantir la sécurité alimentaire du monde sur le long terme". Il faut aller vite en ce sens, sans attendre que l’épuisement du pétrole ne nous force, de toute manière, à revenir à la raison.

Publié sur le site du Monde le 6 décembre 2010.


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