Entre 1914 et 1917, Grigori Zinoviev et Vladimir Lénine, tous deux immigrés en Suisse, écrivent dans différentes publications une somme d’articles qui dénoncent la faillite de la IIe Internationale et la trahison des sociales-démocraties européennes qui ont voté les crédits de guerre et se sont engagées dans des « unions sacrées » au profit de gouvernements belliqueux. Leurs articles sont rassemblés dans un livre publié en 1918 à Petrograd sous le titre « Contre le courant ». Il sera publié en France en 1927 dans une traduction de Victor Serge et Maurice Parijanine.
Je reprends ici ce titre pour parler de deux livres récemment parus, qui, à leur manière, s’inscrivent à contre-courant des idées reçues sur le communisme, la Russie, le passé, le présent et même l’avenir.
Le premier, d’Éric Le Lann, publié aux édition Manifeste, sous le titre Communisme, un chemin pour l’avenir, invite à reconsidérer le « bilan » ou l’ « héritage » d’un mouvement révolutionnaire qui a « ébranlé le monde », a été partout, et notamment en France, le moteur de progrès sociaux, dont les traces sont indélébiles, a suscité un élan libérateur chez les peuples colonisés, a imposé la paix quand elle était menacée ou impulsé la résistance là où elle était piétinée. Comme le note Florian Gulli dans sa préface, « Le refus d’hériter ne conduit en réalité qu’à des impasses. Il conduit à toujours recommencer à zéro comme si l’histoire n’avait pas eu lieu ». Tout au contraire, la lecture du livre d’Éric Le Lann, « invite à renouer avec la question d’un « grand récit » de l’émancipation.
Face à ceux qui aujourd’hui estiment que le communisme a été un « enfer » et ceux qui affirment, pour la pureté du concept, qu’il n’a jamais existé, Eric Le Lann écrit : « Au bout du compte qu’on désigne le communisme du XXe siècle comme un enfer ou qu’on ne voit pas de trace de communisme dans ce siècle, on efface la marque des classes et des peuples dominés sur l’histoire (…)Rendre à nouveau intelligible l’histoire pour les classes dominées est une des dimensions du combat pour qu’elles y prennent toute leur place ».
Il faut entendre ici le travail de l’historien. Pas celui du juge d’instruction ou de l’avocat général, accusateur public. « Robespierristes, antirobespierristes, écrivait le grand historien Marc Bloch, avant d’être assassiné par les nazis, nous vous crions grâce : par pitié dites-nous simplement, quel fut Robespierre » [1].
Cette citation pourrait venir en exergue du second livre dont je veux parler, celui de Jean Geronimo, Poutine au cœur du piège ukrainien, paru chez Sigest avec une préface de Jacques Sapir, spécialiste reconnu de l’URSS et de la Russie.
Marc Bloch, dans l’ouvrage dont j’ai parlé, soupirait : « Par malheur, à force de juger, on finit, presque fatalement, par perdre jusqu’au gout d’expliquer ». Voici Jean Geronimo contraint d’avertir dès le départ : « Expliquer n’est pas justifier mais comprendre ». Car sa « matière » est chaude, très chaude : la guerre en Ukraine ou, plus exactement ce qui y a conduit.
Par le menu, le jeune docteur en économie de l’Université de Grenoble, dont ce n’est pas la première (et courageuse) intervention sur, sans jeu de mot, ce terrain miné, démontre comment le président russe, et la Russie, ont été poussés à une intervention armée contre l’Ukraine, leur voisine et sœur. Intervention parfaitement évitable, n’était l’obsession de Washington et des occidentaux illustrée par cette citation de l’ancien conseiller du président Carter, Z. Brzezinski : « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie ».
« Dans un moment où l’information est devenue captive de la propagande, où se déploie une véritable hystérie anti-russe qui autorise ceux qui la propagent à s’exonérer de tout effort sérieux de réflexion sur le drame auquel nous assistons, écrit Jacques Sapir dans sa préface, ce livre est de salubrité publique ».
On veut bien le croire, même l’espérer. Mais, il reste que ce travail d’explication et non de plaidoyer « pour » ou « contre », s’il répond au vœux de Marc Bloch demeure à contre-courant. Un défaut ? Non un mérite ! Car écrire, au terme d’une longue démonstration : « Ainsi, si le facteur déclencheur de cette guerre est Moscou, le facteur incubateur et catalyseur est Washington, via son pivot ukrainien utilisé comme un appât dans un piège suicidaire », c’est aussi pointer les lieux d’où dépendent la paix à construire.
[1] Marc Loch Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Editions Culturea, Montpellier 2023.