Ethnologue africaniste, directeur d’études émérite à l’EHESS, Jean-Loup Amselle a beaucoup publié sur l’évolution des rapports identitaires et multiculturels postcoloniaux, en particulier entre la France et ses anciennes colonies qu’il connaît très bien. Plusieurs de ses essais ont marqué la réflexion sur ce sujet, tout en le positionnant dans une attitude relativement clivante, que ce soit vis-à-vis des vieilles habitudes de la « Françafrique » ou des nouvelles postures intellectuelles dont il ne laisse passer aucune incohérence. Dans cet ouvrage, Amselle se montre une fois de plus sans concessions [1], mais il trace pour nous les grandes lignes d’une nécessaire pensée critique sur le recours à l’animisme, tant sur le terrain africain que dans les sciences humaines en général et, partant, dans la politique qui s’appuie plus ou moins honnêtement sur elles.
La réflexion d’Amselle porte sur la manière dont les Africains se réinventent au lendemain de la période coloniale, c’est-à-dire aujourd’hui, et sur les influences et appropriations réciproques qui viennent nourrir ce processus. Il esquisse un panorama très représentatif, sans se vouloir exhaustif, des différents courants de pensée qui traversent les cultures et les sociétés africaines contemporaines. Il démêle les influences coloniales, postcoloniales et décoloniales qui les sous-tendent. C’était indispensable, tant les rapports entre les Français et l’Afrique restent imprégnés de vieilles représentations, de clichés, voire de fantasmes dont on a souvent mal pris conscience du malaise qu’ils engendrent.
Parmi ces courants, la théorie inspirée par Charles de Brosses [2] et portée à la connaissance du public par l’écrivain sénégalais Cheikh Anta Diop [3], celle d’une tradition originelle, unifiée et forte qui s’opposerait, en Afrique, à la culture grecque comme fondation de la pensée européenne. Cette idée séduisante, déjà ancienne, fonde l’émergence d’un afrocentrisme qui pose l’hypothèse d’une primauté historique de la culture africaine, inversant l’eurocentrisme dont a fait preuve la pensée dominante jusqu’à nos jours dans le monde. « Que l’homme au sens générique soit sorti d’Afrique, qu’il soit ensuite devenu blanc ne veut pas dire pour autant que les cultures européennes soient d’origine africaine, puisque ni l’Europe, ni l’Afrique, en tant que continents, n’existaient à ces époques reculées », précise l’auteur. Cette tendance débouche sur un néopaganisme africain basé sur un animisme revisité tournant autour du culte des fétiches et de celui des ancêtres. Il donne lieu à de nouvelles ritualités souvent qualifiées de « kémites » qui s’opposent aux religions importées, chrétienne ou musulmane. Cette idée exerce par conséquent une certaine influence identitaire et politique, en Afrique et au-delà.
L’afrofuturisme prolonge l’afrocentricité, en ce que le continent africain y réussit à se projeter dans un avenir enfin libéré des contraintes de son histoire coloniale et se donne ainsi l’espoir d’un avenir ambitieux — ce que ne démentent pas les données démographiques mondiales. « Si l’afrocentrisme est une relecture du passé tournée vers l’avenir, l’afro-futurisme apparaît comme une lecture de l’avenir tournée vers le passé » explique Amselle ; et plus loin : « On peut se demander si l’afro-futurisme n’est pas en définitive une projection dans l’avenir d’un simple afrocentrisme. Ce qui reviendrait à en faire un prophétisme rétrospectif […] ». Cet imaginaire, moins contraint par la réaction et par l’histoire, autorise ceux qui le portent à recourir à certains processus connus ailleurs dans la mouvance new age, comme le channeling, des influences ou destinées cosmiques, etc. Ainsi, les entités non-humaines évoquées par les acteurs de l’afrofuturisme n’ont plus besoin d’être strictement locales.
Dans les deux cas, le postulat d’une tradition et d’une culture ancestrale unique, voire celui d’une spiritualité au sens contemporain du terme, le panafricanisme, pose question, car il ne correspond pas aux données historiques connues pour le continent africain, ni même pour sa partie subsaharienne, c’est-à-dire « non-blanche » [4]. Cette idée n’a pas davantage de pertinence que celle, longtemps entretenue par l’Europe et le Nouveau Monde et imputée à sa tradition orale, d’une absence de civilisation, d’État ou de transmission culturelle efficace en Afrique. Malgré tout, on se doit d’entendre et de respecter cet élan d’unification identitaire dans l’imaginaire africain contemporain ; on ne peut se contenter d’en faire la critique. Qui sait, d’ailleurs, si l’Afrique de demain ne sera pas panafricaine, un peu comme « le » chamanisme n’existait pas avant les travaux de Michael Harner et de quelques autres ? Voici une affaire à suivre sur laquelle cet essai d’Amselle nous éclaire.
Tous ces différents courants peuvent être rangés dans une catégorie plus vaste que l’on qualifiera d’« éco-animisme », fondée sur l’idée d’une nature animée par des forces et/ou des entités non-humaines que nous nous devons de respecter et avec lesquelles il faut négocier pour bien vivre au quotidien. Évidemment, cette catégorie déborde largement le contexte africain, mais prend une tournure spéciale en Afrique. C’est peut-être à travers ce particularisme que ce continent pourra un jour se positionner comme puissant, plutôt que de rester un réservoir de ressources en matières premières, agricoles ou en masses laborieuses pour le profit de ceux qui l’exploitent. Grâce à son implacable critique, Amselle nous fournit de précieux outils pour comprendre cette dynamique de reempowerment qui s’invente un futur en réexprimant les mythologies empruntées à son histoire. Cette réflexion ne doit donc pas laisser indifférents ceux qui, où que ce soit dans le monde, se réclament d’une tradition, ni ceux qui visualisent leur avenir comme la réactivation d’un idéal transgénérationnel ou d’une sagesse « ancestrale ». On voit que la perspective s’ouvre largement.
Le tranchant de la critique d’Amselle vis-à-vis du perspectivisme porté par les travaux de Latour, Viveiros de Castro et quelques d’autres, aussi nécessaire qu’elle soit, me laisse toutefois penser qu’il conçoit cette idée comme une opposition radicale à la philosophie et à l’anthropologie européennes. Or, c’est manquer l’ouverture apportée par le perspectivisme qui permet justement de s’extraire de l’opposition entre une pensée unique — coloniale — et la réaction contre son hégémonie — le courant décolonial radical. Avec un perspectivisme ouvert, il devient possible d’envisager la réflexion, les savoirs et pourquoi pas les sciences, de la façon dont on avait appris à concevoir les cultures ou les spiritualités : comme autant de sensibilités qui, pour être différentes dans leur approche, sont toutes porteuses de pertinence pour l’humanité.
Ce livre est, à mon avis, indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à l’actualité des rapports entre l’Afrique et l’autre « Vieux Monde » que revendique être l’Europe, à la pensée décoloniale, mais aussi à ceux qui, dans un domaine ou un autre, s’appuient sur une version plus ou moins animiste du « réenchantement du monde », un thème très à la mode. On aurait toutefois souhaité que l’auteur dépasse la critique et propose — ou simplement dégage — quelques ouvertures qui viennent raviver cet imaginaire dont on comprend qu’il le passionne, oui, mais ressort ici un peu essoufflé aux yeux des lecteurs.
Critique de la raison animiste
Jean-Loup Amselle
Editions Mimesis – https://www.editionsmimesis.fr/
[1] Cf Anthropolitiques, dir. Anthony Mangeon.
[2] De Brosses, Charles, Du culte des dieux fétiches, 1760.
[3] Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres : mythe ou réalité historique ? Ed. Présence Africaine, 1967.
[4] La notion même d’Afrique en tant que telle procède d’une logique coloniale, comme le relève Amselle (page 28, note 43).