Ce texte est la traduction de l’essai de Georg Lukács N. Bucharin : Theorie des historischen Materialismus, Rezension. Il a été publié pour la première fois dans Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, (Archives d’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier), volume 11, 1925.
Il occupe les pages 188 à 200 du recueil : Georg Lukács, Schriften zur Ideologie und Politik, Luchterhand, Neuwied et Berlin, 1967.
Une version française en a été donnée dans la revue L’homme et la société, n°2, Octobre, novembre, décembre 1966, avec l’autorisation de la revue anglaise New Left Review, sans indication de nom de traducteur.
Nous en donnons aujourd’hui une traduction nouvelle, qui se veut plus proche du texte allemand. Le livre de Nicolas Boukharine et la pagination correspondante sont cités d’après la deuxième édition parue chez Anthropos, Paris, 1971 : La théorie du matérialisme historique,
Manuel populaire de sociologie marxiste.
Le nouvel ouvrage de Boukharine constitue, comme souhaité depuis longtemps, un résumé systématique du matérialisme historique d’un point de vue marxiste. Comme rien d’analogue n’avait été tenté chez les marxistes depuis l’Anti-Dühring d’Engels, à l’exception du petit livre de Plekhanov, et que le soin de résumer la théorie avait été jusqu’ici abandonné aux adversaires du marxisme qui, pour la plupart, ne l’avaient comprise que très superficiellement, la tentative de Boukharine serait à saluer avec sympathie, même si ses méthodes et résultats doivent être critiqués davantage encore que cela ne sera le cas dans ces lignes. Il faut en effet reconnaître que Boukharine a réussi à réunir dans une présentation systématique, marxiste pour l’essentiel, toutes les questions importantes du marxisme ; en outre, l’exposé en est clair et facilement compréhensible, de sorte que le livre parait bien correspondre à sa définition : être un manuel.
Cet objectif de Boukharine d’écrire un manuel aisément compréhensible doit induire le critique à l’indulgence vis à vis de certaines affirmations, surtout quand elles se rapportent à des domaines quelque peu délaissés. Cet objectif, ainsi que la difficulté de se procurer en Russie les livres dont il avait besoin, excusent le fait que pour traiter l’art, la littérature et la philosophie, Boukharine utilise la plupart du temps des sources de seconde main, sans prendre en compte le plus souvent les résultats des recherches les plus avancées. Le danger qui en résulte s’en trouve accru par le fait que, dans son désir d’écrire un livre accessible à tous, Boukharine est tenté de simplifier par trop les problèmes eux-mêmes. Sa présentation est certes claire et limpide, mais de telle sorte qu’en même temps elle estompe et obscurcit à maints égards certaines corrélations au lieu de les expliquer vraiment. On ne peut en effet jamais accepter une présentation simplifiée qui porte, non pas sur la simplification de problématiques et de résultats matériellement exacts, mais sur la simplification des problèmes et des solutions eux-mêmes, d’autant moins que la tendance à la simplification de Boukharine ne se pas limite pas aux notions idéologiques les plus accessoires, mais touche également les questions les plus cruciales. Par exemple, Boukharine trace un parallèle rigoureux entre la hiérarchie et les rapports de domination dans la structure de la production économique d’une part et ceux qui prévalent dans l’État d’autre part. Il termine par la remarque : « Ainsi comme nous voyons, la structure du pouvoir politique lui-même reflète celle de l’économie, c’est-à-dire que les mêmes classes occupent les mêmes places. » (page 157). Ceci est sans nul doute exact en tendance évolutive. Il est également juste qu’une contradiction persistante et aiguë entre les deux hiérarchies conduit généralement à un bouleversement révolutionnaire. Mais en regard de l’histoire concrète, la formulation de Boukharine est par trop simplifiée et schématique. Il est en effet tout à fait possible que l’équilibre de pouvoir économique entre deux classes en compétition puisse engendrer un appareil d’État qui ne soit véritablement contrôlé par aucune de ces deux classes (même s’il est contraint à de nombreux compromis avec elles), et qui de ce fait ne reflète en aucune façon leur structure de manière simple. Cela vaut par exemple pour les monarchies absolues au début de l’ère moderne. Il est même possible qu’une classe accède à la domination économique sans pour autant être en mesure d’adapter complètement l’appareil d’état à ses besoins ou de lui imprimer ses caractères de classe. Mehring a amplement démontré pour l’Allemagne que la bourgeoisie était à tel point effrayée d’avoir à recourir à l’aide du prolétariat pour la révolution bourgeoise, que même au plus fort de sa lutte pour des réformes bourgeoises, au moment de sa plus forte poussée économique, elle laissa en place l’appareil d’État des Junkers, et accepta tranquillement qu’avec lui subsiste l’ordre de domination féodal absolutiste. Bien entendu, un manuel ne peut absolument pas traiter toutes ces questions concrètement, dans toute leur ampleur. Mais que l’on n’indique même pas l’importance de telles exceptions par rapport au modèle rend quelque peu suspecte la présentation de Boukharine. Plekhanov et Mehring ont souvent montré dans des recherches particulières comment un exposé de vulgarisation peut être compatible avec une scientificité de fond dans le traitement des problèmes. Très opportunément, Boukharine a endossé la tâche importante de résumer tous les problèmes du marxisme, mais à maints égards, il retombe en dessous du niveau que ceux-ci avaient atteint.
Mais nous n’allons pas nous limiter aux détails. Il y a en effet beaucoup plus important que ces négligences et dérapages, c’est le fait que Boukharine s’éloigne de la vraie tradition du matérialisme historique sur plusieurs points qui sont loin d’être négligeables, sans avoir pour cela de raison matérielle et sans dépasser le niveau déjà atteint par ses meilleurs prédécesseurs, et même souvent sans l’atteindre. (Il va de soi que même dans ses erreurs, le travail de Boukharine mérite intérêt, et se compare toujours aux meilleures traditions du marxisme ; les vulgarisateurs ordinaires n’entrent même pas en lice comme objets de comparaison.) Notre étude concerne surtout le chapitre d’introduction philosophique. La position de Boukharine s’y trouve dans une proximité tout à fait douteuse avec le matérialisme bourgeois (contemplatif selon les mots de Marx). Apparemment, la critique que des gens comme Mehring et Plekhanov ont exercée à l’égard de cette théorie, sans parler de celles de Marx et Engels eux-mêmes, n’existe pas pour Boukharine, pas plus que la stricte délimitation de leur incapacité à comprendre le processus historique, par rapport à l’adaptation toute particulière à l’histoire du matérialisme historique et dialectique. Après le retournement complet en son contraire que tous les « idéalistes », de Bernstein à Cunow, ont imprimé au cœur même du marxisme, il est compréhensible qu’il y ait eu une réaction et c’est finalement sain. Mais dans ses considérations philosophiques, Boukharine écarte implicitement de la méthode marxiste tous les éléments qui dérivent de la philosophie classique allemande, sans même daigner les réfuter. On mentionne bien Hegel ici ou là ; mais on n’en vient jamais à une discussion, essentielle, entre sa dialectique et celle de Marx. Il est tout à fait significatif que la seule chose dite sur Feuerbach, c’est que par lui « le matérialisme a été développé », et qu’il a « influencé Marx et Engels ; ces deux derniers ont donné la théorie la plus parfaite du matérialisme dialectique » (page 57). Il n’étudie absolument pas le problème de la relation entre l’humanisme de Feuerbach et la dialectique matérialiste.
Nous avons spécialement souligné ce point, parce que c’est là qu’on peut le plus aisément comprendre l’erreur la plus essentielle de Boukharine dans sa conception du matérialisme historique. Par sa très forte proximité du matérialisme issu des sciences de la nature, la théorie de Boukharine revêt le caractère d’une « science » (dans l’acception française du terme), et son application concrète à la société et à l’histoire estompe de ce fait parfois ce qu’il y a de décisif dans la méthode marxiste : que tous les phénomènes économiques ou « sociologiques » renvoient aux rapports sociaux des hommes entre eux. Lorsque l’on met l’accent, dans la théorie, sur une fausse « objectivité », celle-ci devient fétichiste.
C’est dans le traitement du rôle de la technique dans l’évolution sociale que se manifeste de la façon la plus aiguë ce reliquat de matérialité non résolue et de fausse objectivité. Boukharine lui attribue un rôle qui ne lui revient matériellement pas, de toute évidence ; et il le fait d’une manière qui ne correspond pas à l’esprit du matérialisme dialectique (il va de soi qu’on peut toujours trouver des citations de Marx et Engels qui peuvent aussi être interprétées de cette façon). Boukharine dit : « Chaque système donné de technique sociale détermine [1] aussi le système de rapports de travail entre les hommes » (page 139). Page 146, il considère que la faiblesse de l’échange, la prépondérance d’une économie naturelle dans l’antiquité, résulte de la faiblesse de la technique. Il insiste page 152 : « Lorsque la technique change, la répartition du travail dans la société change à son tour. » Page 189, il exprime que la « loi essentielle », c’est la dépendance « en dernier lieu, de l’évolution technique de la société, du niveau des forces productives », etc. Il est clair que cette identification que nous venons de citer, de la technique aux forces productives n’est ni exacte, ni marxiste. La technique est une partie, un élément, certes très important, des forces productives de la société, mais elle n’est ni identique à celles-ci, ni (ainsi que semblent l’impliquer les formulations de Boukharine citées plus haut) l’élément décisif, en dernière instance ou dans l’absolu, dans la transformation de ces forces. Toute tentative de voir la détermination fondamentale de la société et de son développement dans un principe autre que celui des relations sociales des hommes entre eux dans le processus de production (et par conséquent de distribution, de consommation, etc.), c’est-à-dire dans la structure économique de la société correctement envisagée, mène au fétichisme, ainsi que Boukharine l’admet lui-même. Par exemple, il critique la conception de Cunow selon laquelle la technique serait liée aux conditions naturelles, que la présence de certaines matières premières serait décisive pour la présence d’une certaine technique (page 122), et il le fait de façon aussi pénétrante que percutante en démontrant que Cunow confond les matières premières et les objets du travail, oubliant « qu’une technique appropriée est nécessaire pour que les arbres, le minerai, les fibres, etc. puissent jouer le rôle de matières premières... L’influence de la nature dans le sens d’une livraison de matières, etc., est elle-même le produit d’un développement technique ». (p. 123). Mais cette approche exacte et critique ne devrait-elle pas être appliquée aussi à la technique elle- même ? Admettre que l’évolution de la société dépend de l’évolution de la technique ne ressort-il pas tout autant d’un faux « naturalisme » que la théorie de Cunow, qui revient finalement, même si c’est sous une forme quelque peu plus raffinée, aux théories du « milieu » des 18 et 19e siècles ? Bien entendu, Boukharine ne commet pas l’erreur grossière de ces « naturalismes », de vouloir expliquer le changement par ce qui est constant (page 123). Car la technique change au cours de l’évolution sociale. Il explique donc le changement à partir d’un élément variable, et c’est juste du point de vue de la logique formelle. Pourtant, faire de la technique autonomisée le fondement de l’évolution, n’est que le raffinement dynamique de ce naturalisme grossier. Car la technique, si elle n’est pas conçue comme un élément du système de production existant, si son évolution n’est pas expliquée par l’évolution des forces sociales de production (au lieu d’expliquer celle-ci), constitue un principe fétichiste tout aussi transcendant par rapport aux hommes que la « nature », le climat, le milieu, les matières premières, etc. Personne ne doute évidemment qu’à chaque stade déterminé du développement des forces productives, le développement de la technique déterminé par celui-ci, se répercute à son tour sur les forces productives. Boukharine le souligne à propos de toutes les idéologies (suivant en cela les importantes suggestions méthodologiques d’Engels vers la fin de sa vie) ; mais cela ne va pas, c’est matériellement faux et non marxiste d’extraire la technique des autres formes idéologiques et de lui conférer une existence indépendante de la structure économique de la société.
C’est matériellement inexact, car des changements d’orientation très importants de la technique, qui ont été tout à fait décisifs pour l’évolution sociale, même si ce n’est peut-être pas directement, restent alors inexplicables. Il en est ainsi, par exemple, de la différence entre la technique de l’antiquité et celle du Moyen-âge. Aussi primitive qu’ait pu être la technique du Moyen-âge dans ses résultats, quel qu’ait pu être le recul qu’elle a représenté sous maints aspects par rapport à certaines réalisations techniques de l’antiquité, le principe de la technique médiévale a cependant constitué un développement, à savoir une rationalisation de l’accomplissement du travail par rapport à celui de la société antique, où la rationalisation portait exclusivement sur le résultat du travail, et que l’accomplissement du travail a été bien moins atteint par la rationalisation technique que par le moyen de la violence sociale. [2] Ce n’est qu’ainsi qu’ont été posées les bases de la possibilité d’une technique moderne, ainsi que Gottl l’a démontré de manière lumineuse en ce qui concerne les moulins à eaux, les mines, les armes à feu, etc. Le fondement de ce changement d’orientation décisif de la technique est pourtant le changement de la structure économique de la société : le changement des possibilités de travail et des conditions de travail. Il est tout a fait certain que l’impossibilité pour l’antiquité de maintenir la base sociale de son organisation productive, l’exploitation abusive d’un matériau humain d’esclaves inépuisable, a été une des causes déterminantes essentielles de l’effondrement de l’économie, de la nécessité d’une nouvelle organisation de la société, dont les bases ont été précisément créées au Moyen-âge. Max Weber [3]a démontré d’une façon convaincante que la coexistence d’esclaves et de travailleurs libres dans l’Antiquité avait empêché le développement des corporations et ainsi de la ville moderne - autre contraste entre l’Orient ou l’Antiquité et la société moderne. L’organisation sociale médiévale a surgi dans des circonstances opposées (manque de main-d’œuvre, etc.) déterminant le cours essentiel du développement technique. Alors, quand Boukharine explique (page 141) qu’« avec une autre technique, le travail des esclaves serait impossible ; les esclaves abîment les machines compliquées et leur travail ne présente aucun avantage », il renverse la relation causale. Ce n’est pas le faible niveau de la technique qui rend possible l’esclavage, mais c’est au contraire l’esclavage en tant que forme de la domination du travail qui rend impossible la rationalisation du processus du travail et par cet intermédiaire l’émergence d’une technique rationnelle. Les modifications qui apparaissent lorsque l’on considère l’esclavage comme un élément, relativement isolé, d’un environnement essentiellement basé sur le travail salarié à l’échelle mondiale ne font pas partie du cadre de cette étude [4].
Le renversement de la relation causale apparaît encore plus clairement si nous regardons la transition de la production médiévale au capitalisme moderne. Marx souligne expressément que la transition de l’artisanat corporatif à la manufacture n’a comporté aucun bouleversement dans la technique : « En ce qui concerne le mode de production lui-même, la manufacture dans son sens strict peut difficilement être distinguée - dans son premier stade - des ateliers artisanaux des corporations, sinon par un plus grand nombre d’ouvriers simultanément exploités par un seul et même capital individuel. L’atelier du maître artisan médiéval est simplement élargi. Au début, par conséquent, la différence est purement quantitative. » [5]. Le changement qualitatif se produit lorsque se créent la division du travail capitaliste, les rapports de domination capitalistes, les conditions sociales d’une consommation de masse (dissolution de l’économie naturelle). Ce n’est que lorsque les conditions sociales préalables de la technique mécanisée moderne sont réunies que celle-ci surgit comme le fruit d’un processus de bouleversement social séculaire. Elle est le couronnement et l’accomplissement, mais pas la cause qui a engendré le capitalisme moderne. Elle est apparue lorsque ses conditions sociales préalables furent créées, lorsque les formes primitives du capitalisme de manufacture entrèrent dans une contradiction dialectique, c’est-à-dire lorsque la « base technique étroite » de la manufacture « dès qu’elle eut atteint un certain degré de développement,... entra en conflit avec les besoins de production qu’elle avait elle-même créés ». [6] Il va sans dire qu’ensuite, le développement technique a extraordinairement accéléré le développement économique. Mais cette interaction ne supprime en aucun cas le primat matériel, historique et méthodologique de l’économie sur la technique. Et ainsi que le dit Marx : « Toutes ces économies, qui tirent leur origine de la concentration des moyens de production et de leur utilisation massive supposent, comme conditions essentielles, l’entassement des ouvriers et leur coopération... Partant, elles découlent du caractère social du travail tout autant que la plus-value est issue du surtravail de chaque ouvrier individuel, pris en soi, isolément. » [7]
Sur cette question, nous sommes un peu entrés dans les détails. C’était nécessaire en raison de l’importance méthodologique de cette question. Et cette importance ne repose pas uniquement sur le fait qu’il s’agit ici d’un problème central du marxisme, mais aussi sur le fait que Boukharine est précisément ici victime de sa fausse approche méthodologique. Nous avons déjà parlé de sa tentative de faire une « science » à partir de la dialectique. Épistémologiquement, cette orientation se manifeste en ce qu’il aimerait voir le marxisme conçu comme une « sociologie générale » (page 14). Mais là, son intérêt pour les sciences de la nature ainsi que son instinct dialectique souvent juste entrent dans une contradiction insoluble. Engels a réduit « la dialectique… à la science des lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine » [8]. Le côté général de la théorie sociologique de Boukharine en tant que « méthode pour l’histoire » [9] se trouve en accord avec cela . Mais comme chez lui, et c’est là une conséquence nécessaire de son approche inspirée par les sciences de la nature, la sociologie ne reste pas une pure méthode, mais se développe en une science particulière recherchant dans son contenu une réalisation spécifique, elle entre en contradiction avec l’essence historique de sa base matérielle. La dialectique peut certes renoncer en matière de contenu à une réalisation spécifique : elle est en effet tournée vers le processus historique global dont les éléments singuliers, concrets, jamais répétitifs révèlent, précisément dans leurs différences qualitatives les uns par rapport aux autres, précisément dans la continuelle transformation de leur structure objective, leurs traits dialectiques essentiels. C’est ainsi qu’ils deviennent, en tant que totalité, le domaine où la dialectique se réalise. En revanche, une sociologie générale « scientifique » doit en matière de contenu produire ses propres réalisations spéciales, être régi par son propre système général de lois, si elle ne veut pas se dépasser elle-même, se réduire à une simple théorie de la connaissance. Indécis, Boukharine semble ici hésiter. D’une part il voit bien « qu’il n’existe pas de société en général », (page 249) ; mais il ne parvient pas à en tirer les conséquences nécessaires, du fait que la variation historique ne représente pour lui, théoriquement (les applications de sa théorie sont souvent bien meilleures que la théorie elle-même) qu’une « enveloppe [10] historique déterminée » un « uniforme » (page 249). D’autre part il essaye de séparer « théorie » et « méthode » l’une de l’autre (page 15), tout en traitant cependant la sociologie comme une science unitaire, ce qui est une tâche obligatoirement insoluble, dès le début, en raison du manque de clarté de la problématique. La théorie fondamentalement fausse de la primauté de la technique, que nous avons analysée, n’est en effet rien d’autre, dans son contenu, que la matérialisation de cette sociologie générale telle que Boukharine la demande. Ce n’est pas une dérive fortuite, mais la conséquence nécessaire de prémisses que l’on n’a pas tiré au clair jusqu’au bout.
On voit ce manque de clarté presque partout là où se met en œuvre le concept de loi scientifique de Boukharine. Par chance, Boukharine oublie souvent ses présuppositions théoriques dans ses analyses concrètes. Ainsi, il cherche à déduire de l’« équilibre » et de ses perturbations dans des systèmes déterminés des types généraux de lois valables aussi bien pour la nature inorganique et organique que pour la société (pages 75-82). Hegel se retrouve ainsi accouplé à Marx d’une façon assez peu organique. Mais bien que Boukharine admette, théoriquement, à propos de ces rapports : « C’est par l’exemple du système le plus complexe, celui de la société humaine qu’on s’en rend le mieux compte. » (page 77), il oublie, fort heureusement cette théorie dans les analyses concrètes de la société, de sorte qu’il parvient souvent à des résultats très intéressants, en dépit de sa position de départ. À cela s’ajoute que les diverses théories « organicistes » etc. de la société ont provoqué chez lui de saines réactions, qui se sont manifestées souvent par des discussions critiques extrêmement justes. (Voir par exemple pages 31 et suivantes.)
Mais c’est dans l’affirmation des objectifs de recherche de la sociologie que l’on s’aperçoit de façon tout à fait grossière, combien Boukharine se laisse guider par les sciences de la nature. Il explique : « Il résulte de tout ce qui précède que pour les sciences sociales aussi bien que pour les sciences naturelles [11], les prévisions sont possibles... Nous ne pouvons pas prévoir pour le moment la date à laquelle tel événement aura lieu. En effet, nous ne connaissons pas encore les lois de l’évolution sociale au point de pouvoir les exprimer en chiffres exacts. Nous ignorons la vitesse des processus sociaux mais nous pouvons indiquer leur direction. » (pages 47-48.) Dans son parti-pris en faveur des sciences de la nature, Boukharine oublie qu’entre notre possibilité de connaître les faits statistiques et celle des directions et des tendances il n’y a pas une différence de niveau de connaissance, mais la différence qualitative et objective entre les objets eux-mêmes. Cela, Marx et Engels l’ont toujours su parfaitement. Je n’ai qu’à mentionner en passant les remarques intelligentes et méthodologiquement très profondes d’Engels [12] sur l’impossibilité de comprendre le présent immédiat à travers les statistiques, et je souligne simplement que Marx, dans sa théorie fondamentale, tant au plan méthodologique que matériel, du taux moyen de profit trace une ligne de démarcation méthodologique nette, entre certains « faits » établis statistiquement et les tendances sociales du processus dans son ensemble. « Quant au taux de marché de l’intérêt, taux toujours fluctuant » explique-t-il, « il est à chaque instant une donnée, tout comme le prix de marché des marchandises le... Par contre, le taux général de profit existe seulement comme tendance. » [13] Quant à cette conception des tendances du développement, dont le caractère tendanciel ne repose donc pas simplement sur les lacunes de notre connaissance, mais est fondé sur le type d’objectivité des événements sociaux et dont d’autre part, la structure fonde la possibilité théorique de l’action sociale, celle de la « praxis qui révolutionne » la réalité, personne autant que Lénine ne l’a souligné avec autant de constance. Ainsi, par exemple, dans sa critique de la « brochure de Junius » [14], il souligne avec force le caractère non marxiste de la thèse selon laquelle les guerres nationales seraient impossibles à l’époque de l’impérialisme. Il insiste sur le fait qu’elles sont très improbables, mais qu’une analyse des tendances du développement ne peut absolument pas démontrer leur impossibilité absolue. De ce fait, connaître à l’avance « le moment précis » d’un événement est marqué du sceau de l’impossibilité méthodologique. Cette impossibilité méthodologique est soulignée avec plus de force encore dans son discours sur la situation internationale prononcé au IIe Congrès de l’Internationale communiste : « Ici, il faut avant tout noter deux erreurs très répandues : des révolutionnaires s’efforcent parfois de démontrer que cette crise est absolument sans issue. C’est une erreur. Il n’existe pas de situation absolument sans issue.... Tenter d’en "prouver" à l’avance l’impossibilité "absolue" serait pur pédantisme, verbiage ou jeu d’esprit. Dans cette question et dans des questions analogues, seule la pratique peut fournir la "preuve" réelle. » [15]
Nous ne nous sommes pas référés ici à Marx, Engels et Lénine comme à des « autorités ». Il fallait simplement montrer que l’objectif de recherche de Boukharine s’écarte de la démarche de la grande tradition du matérialisme historique qui, de Marx et Engels en passant par Mehring et Plekhanov mène à Lénine et Rosa Luxembourg. (Remarquons en passant qu’il est très regrettable, même si c’est tout à fait compréhensible en raison des positions méthodologiques de Boukharine, qu’il ne se réfère pratiquement pas aux thèses économiques fondamentales de Rosa Luxembourg.) Une discussion factuelle, approfondie de son objectif de recherche lui-même dépasserait le cadre de cette recension. Une telle discussion montrerait nécessairement que tout ce qui est philosophiquement sous-jacent à la théorie de Boukharine se maintient sur le point de vue du matérialisme « contemplatif », qu’au lieu de soumettre les sciences naturelles et leurs méthodes à une critique matérialiste historique, ce qui signifie les concevoir comme des produits du développement capitaliste, il applique leurs méthodes à l’étude de la société, sans hésitation et d’une façon ni critique, ni historique, ni dialectique. Cette critique n’a pas sa place ici, bien qu’elle dispose de bons travaux préparatoires dans les travaux de Plekhanov sur Holbach, Helvétius et Hegel. Nous ne pouvons ici que montrer les conséquences de la conception de Boukharine, propre à troubler ses résultats concrets en matière de science sociale, où à les orienter dans de fausses directions.
Aussi cette critique limitée ne pouvait-elle entrer dans tous les détails. Elle devait se contenter de mettre en évidence la source méthodologique de ces erreurs. En dépit de ces erreurs, le livre de Boukharine représente une tentative très utile de résumer les résultats du marxisme sous une forme systématique et généralement compréhensible. Il faut en conclusion insister encore une fois et exprimer en même temps l’espoir pour que dans les éditions ultérieures de cette œuvre, beaucoup de ses erreurs soient autant que possible corrigées, afin que dans son ensemble elle atteigne le niveau de ses passages réussis, qui sont nombreux.
Texte publié dans le numéro 362 de la revue La pensée et en ligne sur le site des Amis de Georges Lukacs, où figurent également d’autres textes de Georges Lukacks
[1] C’est moi qui souligne. G.L.
[2] Cf. Gottl, Wirtschaft und Technik. Grundriss der Sozialökonomie. II, pages 236-239
[3] Max Weber : Économie et société
[4] Voir à ce sujet les remarques de Marx (Misère de la philosophie, Editions Sociales, Paris, 1961, page 121), sur l’esclavage dans le sud des États-Unis, où cependant l’élément purement technique ne constitue également qu’un élément du processus socioéconomique d’ensemble
[5] Karl Marx, Das Kapital, Ullstein materialen, Francfort 1981, Tome 1 page 285. Le Capital, Editions Sociales, Paris, 1960, Livre premier, tome II, page 16. Traduction rectifiée
[6] Karl Marx, Das Kapital, Ullstein materialen, Francfort 1981, Tome 1 page 329. Le Capital, Editions Sociales, Paris, 1960, Livre premier, tome II, page 57.
[7] Karl Marx, Das Kapital, Ullstein materialen, Francfort 1981, Tome III page 74. Le Capital, Editions Sociales, Paris, 1960, Livre troisième, tome I, page 98.
[8] Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique Allemande. Éditions Sociales, Paris, 1946, page 34
[9] Nicolas Boukharine, la théorie du matérialisme historique, Anthropos, Paris 1971, page 15.
[10] C’est moi qui souligne. G.L.
[11] C’est moi qui souligne. G.L.
[12] Dans son introduction de 1895 aux « Luttes de classes en France ». Editions Sociales, Paris 1952, page 7.
[13] Karl Marx, Das Kapital, Ullstein materialen, Francfort 1981, Tome III page 345. Le Capital, Editions Sociales, Paris, 1960, Livre troisième, tome II, page 32.
[14] Lénine, À propos de la brochure de Junius, œuvres complètes, tome 22, page 305 f.
[15] Lénine, Rapport sur la situation internationale et les tâches fondamentales de l’I.C. œuvres complètes, tome 31.