La lutte anti-machines est aussi vieille que l’invention des machines, mais que révèle t-elle de l’évolution des sociétés et des idées ? A cette question ultra-contemporaine, et cruciale pour les décennies qui viennent, François Jarrige propose une réponse qui puise son argumentaire dans l’épaisseur de l’histoire.
Le lecteur est emporté dans une fresque historique de ces controverses qui ont accompagné l’irruption des technologies — le mot est pris ici dans le sens commun qu’il a revêtu, donc l’ensemble des objets techniques, et non dans son sens premier de discours sur la technique — depuis la Révolution industrielle. Il découvre combien la critique a accompagné ce mouvement, comment « l’ambivalence » du progrès technique n’est pas une notion neuve. On peut ajouter aux nombreux exemples de Jarrigue celui de l’historien Jules Michelet, se réjouissant de ce que l’industrie textile permet aux pauvres d’avoir plusieurs chemises, mais déplorant ces « enfants tortus ou bouffis » dans les « ateliers de filage et tissage, véritable enfer de l’ennui » (Le Peuple, 1846).
Historien, Jarrigue propose une scansion de cette évolution, marquée par la phase des trente années d’après 1945 où « le consumérisme technologique s’est imposé comme le ciment des sociétés » et ceci qu’il s’agisse des sociétés capitalistes, plus ou moins régulées par la social-démocratie ou les luttes ouvrières comme des expériences socialistes où le capital de la plupart des entreprises avait été socialisé et la plupart du temps étatisés.
La fausse opposition entre technophiles et technophobes
D’emblée, il en livre une vision débarrassée du clivage binaire entre technophobes et technophiles. « L’opposition au changement technique ne consiste pas dans un refus de la technique, elle vise à s’opposer à l’ordre social et politique que celui-ci véhicule ; plus qu’un refus du changement elle est une proposition pour une trajectoire alternative », écrit-il à l’orée de son ouvrage.
Il serait possible, quoique l’auteur ne le fasse pas, de renverser la proposition. La technophilie apparente des puissants — dirigeants politiques et économiques — pourrait bien ne relever que du projet politique, économique voire financier que l’usage des techniques favorise et non d’un prétendu amour de la science ou des techniques. Alors que la technophilie de scientifiques et d’ingénieurs pourraient bien, elle, comporter une part décisive de sincérité. L’amour de la connaissance ou la fascination devant le pouvoir explicatif et opératoire des concepts des sciences de la matière et de la vie se muant en acceptation, voire en adoration sans nuance, de toutes les technologies qui ont pu en découler. L’utopie technologique, note Jarrige, frappe large, si nombre de scientifiques y succombent, les militants écologistes ne sont pas les derniers à s’illusionner devant panneaux solaires et éoliennes. Et Jean-Luc Mélenchon a le même problème avec la géothermie...
La dernière période, depuis les années 1980, montre selon Jarrigue plusieurs modes d’approches critiques des technologies. Certaines, les « douces », visent une « régulation et une démocratisation » des choix techniques. Et d’autres, « radicales », affirment l’impossible « émancipation des hommes » avec les trajectoires technologiques actuelles. Les chercheurs en sciences humaines et sociales participent souvent aux premiers modes. Les tenants des seconds les accusant de se muer en « acceptologues » au service du projet technologique et politique des pouvoirs dominants. Jarrigue en fait une description précise et synthétique, très utile pour un lecteur néophyte en la matière.
L’ouvrage permet d’ouvrir la réflexion sur le « non-usage » de technologies disponibles, premier pas vers la démocratisation des choix technologiques permettant de se débarrasser d’une approche fataliste pour qui toute technologie inventée doit être une technologie utilisée. L’histoire des techniques, montre t-il, est aussi celle de toutes ces technologies qui ont été abandonnées ou qui n’ont jamais été utilisées largement. Une manière de raconter l’histoire qui permet de prendre conscience de la possibilité de choix contre l’argument éculé de la fatalité et de l’univocité du développement des technologies.
Toutefois, Jarrige ne dit rien de son autre volet, l’orientation de la recherche et des choix d’organisations sociales vers des technologies nouvelles, utiles voire indispensables à l’émancipation humaine. C’est là un trou noir de l’ouvrage, car il peut laisser croire que le seul choix possible en alternative à la course actuelle est celui du retour en arrière ou du non-usage. Or, c’est là courir un risque : promouvoir un statu quo technologique mortel pour cet objectif d’émancipation.
Les problèmes que les hommes ont à affronter ne sont pas en effet statiques. Pour ne prendre que cet exemple, l’exploitation des ressources naturelles - sols agricoles, produits de la mer, bois, ressources minérales et énergétiques - ne se pose dans les mêmes termes de réponses aux besoins ou de durabilité lorsque l’Humanité compte 1 milliard d’êtres et lorsqu’elle en compte 7 ou 9. Le statu quo technologique, comme la rigidité des organisations sociales, peut alors se transformer en marche vers le collapse (oh, l’anglicisme me reproche t-on depuis le Québec, il faut écrire effondrement, mea culpa confiteor) d’une société, comme l’ont montré certaines civilisations anciennes. Cette problématique concerne toutes les sociétés actuelles, des espaces ruraux où les paysans travaillent encore à la main, sans même de bête de trait, aux mégapoles industrialisées et connectées. Passer du simple "non à" au "non à ceci, oui à cela" paraît donc le véritable enjeu d’une démocratisation des choix techniques au 21ème siècle.
Paru sur le blog sciences au carré, le 24 mars 2014
A lire également sur le site, le texte de Sylvestre Huet :Choix technologiques : démocratie et savoirs, comment sortir de l’impasse ?