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Dans l’odeur de Bamako
Carnet de voyage de Thierry Renard

« Je récuse mon sang en la tête vide d’idées… »
Léopold Sédar Senghor

« jeté vif dans l’instant précis le cœur flambe
la tête brûle ses torchons de mémoire
une fumée prend ciel et joue au nuage »

Bernard Noël, Le Reste du voyage.

Il y a des écritures qui voyagent, des écritures voyageuses, d’autres qui restent à quai. La mienne, mon écriture, veut lire et dire le monde avec les moyens dont elle dispose, ces phrases imprécises parfois, ces fragments épars presque tout le temps, ces bouts de poèmes et ces petits morceaux d’aventure.
21 novembre 2010, Saint-Fons

Après une journée où les retards se sont accumulés, j’arrive enfin à Bamako. Michel Calzat est venu m’attendre à l’aéroport, avec Mohamed, l’un des chauffeurs de l’hôtel Tamana. Nous allons dîner au Diplomate, où nous rencontrons un autre Michel. Lui est originaire de Tarbes, mais il vit en Afrique depuis 1995, déjà une longue période. Sa gouaille est contagieuse, il se la raconte un peu… Tour à tour, restaurateur, chercheur d’or, chanteur de blues à ses heures, et encore homme d’affaires. Cheveux gris, sur les épaules. Ce Michel-là est aussi un ancien militaire. Il aime l’Afrique, son Afrique. Nous nous retrouverons.

L’odeur de Bamako, la chaleur de la nuit. Le choc est puissant, et se traduit par une fine coulée de larmes sur les joues. Après une journée de grosse fatigue, la nuit africaine et ses moustiques sont au rendez-vous.
22 novembre, Bamako

Le lendemain matin. Petit déjeuner dans les jardins de l’hôtel. Puis, c’est le départ vers le Lycée français Liberté. Autre vision de la ville, moins silencieuse, moins déserte. Les rues sont animées et les boutiques aussi. D’après la gérante de l’hôtel Tamana, il est plus judicieux de commencer la découverte de l’Afrique de l’Ouest par le Mali, pays des âmes tranquilles et à l’esprit serein. En quelques heures, à peine, j’ai déjà pu le vérifier. Brillante intervention de Michel C. devant une classe de seconde venue interroger le lien entre ses propres photos et les poèmes de Senghor. Le lien est très étroit, et les élèves l’observent, en mesurent toute l’authenticité. J’interviens, moi aussi, pour évoquer Senghor et la poésie, Senghor et son rapport aux lieux, à ses lieux de prédilection. Joal et le pays sérère, notamment. Belle rencontre, neuve et forte en tout cas.

L’après-midi. Autre intervention, différente, à deux voix. Et avec des plus petits. Puis promenade en ville. Halte chez Ben. Longue discussion, à propos de l’Europe, de l’Afrique, de l’état du monde. Bref passage à l’hôtel avant d’aller prendre un apéritif au BlaBla. Ensuite, soirée au Savana, en compagnie de Désirée, la jeune et jolie serveuse venue d’Abidjan. Elle aime l’Amérique et nous aimons, de plus en plus, son Afrique à l’odeur de viande ou de poisson grillé.

C’est fou, mais je n’écris bien que par nécessité. J’ai, en effet, si peu de temps à perdre. Et c’est fou, aussi, comme je me sens partout chez moi. Je suis un citoyen du monde, un écrivain pleinement planétaire. Durant ma vie, je n’ai connu qu’une seule frontière. Et c’est la barrière de la langue… des langues !
23 novembre

Nous traversons tous, à certaines heures, de grands moments de solitude. La chose est courante, mais elle n’est pas facile à avaler. La solitude, quand elle n’est pas souhaitée, nous renvoie au néant sans borne qui nous obsède. Et cela peu très vite devenir insupportable. Ces jours derniers, je l’avoue, je me retrouve dans cette assez désagréable situation. Ce fut, même, un brusque coup donné au moral, et une vaste déception. Tout s’est effondré, presque. J’ai été dévasté littéralement. Mais j’accuse le coup. Et j’ouvre les yeux — dans le vide.
La solitude n’a pas de nom, elle porte simplement la marque de notre désespoir et de nos souffrances. Elle porte, pareillement, notre silence.

Je ne pensais pas que cela pouvait m’arriver de nouveau, advenir soudain à mes dépens. Je me croyais à l’abri, protégé définitivement. Je tenais mes efforts pour durablement récompensés. Je suis plutôt d’un naturel optimiste et joyeux. Et je n’aime guère les choses qui traînent réellement en longueur. Mais, c’est ainsi. Pour parvenir au bonheur, il faut parfois savoir prendre quelques coups.

La nuit s’est avancée sur Bamako. Et toujours cette odeur, agréable, de grillé. Et toujours cette épaisse fumée, l’enveloppe charnelle de la nuit. Déambulant avec Michel C., nous croisons l’autre Michel, l’ancien colonel des parachutistes. Il doit vendre une tonne d’or, récupérée au Bénin, à un client américain. Il s’agite, fait de puissants gestes de la main à l’aide d’une sorte de martinet. Autour de lui, les mouches ne sont pas loin. Je n’écris bien que par nécessité.
Nuit du 23 au 24 novembre

Au petit jour, je suis réveillé par le chant des oiseaux. Un chant qui ne ressemble pas à ceux que je connais déjà. Le quartier paraît apaisé. La foule ne s’agite pas encore. J’aime ce calme-là. Calme avec petits cris d’oiseaux. Mais le cortège des voitures soudain reprend. Les bruits de la ville reviennent jusqu’à nous. Nouveau jour, nouveau jour à Bamako !

Dépaysement total. Sentiment de quiétude. Déjeuner au Pilotis, au bord du fleuve Niger, avec Ana, des éditions Donniya, avec qui naguère nous avions publié un ouvrage de Jean-Yves Loude. Rencontre chaleureuse. Et partout la beauté du fleuve ! Calme, apaisement. Nous contemplons le temps qui a cessé de passer. Au menu : un Capitaine, servi avec du riz et de la sauce au poivre vert. Au loin, des pirogues regagnent tranquillement l’autre rive. Je me sais traversé par un souffle mystique, un élan du cœur, un instinct de survie.

Retour au Lycée français, classe d’arts plastiques. Les questions sont nombreuses et pertinentes. Et, avec Michel C., nous tentons d’y répondre avec justesse et ferveur. Artiste amateur, ou artiste professionnel ? Voyageur ou touriste, quelles différences ? En vue d’un prochain séjour en Tunisie, les élèves doivent élaborer individuellement un carnet de voyage sur le thème des frontières. Nous leur offrons nos conseils. Nous échangeons. Cette fois, le temps passe rapidement, il a récupéré son cours habituel. Nous sautons dans un taxi, direction le Palais de la Culture pour de brèves retrouvailles avec Moussa Konaté. La nuit tombe sur le grand embouteillage qui encombre toute une partie de la ville. Moussa a l’air soucieux. C’est demain que s’ouvre, officiellement, la huitième édition du festival « Étonnants voyageurs » de Bamako.

20 heures, enfin. Au BlaBla bar, avec Seyba, le patron, et Sonia, son intelligente et charmante épouse. Également la mère d’Aïda, lycéenne rencontrée dans l’après-midi. Seyba est imposant, et sa voix tonitruante. Il nous procure, généreusement, boissons et repas. Sonia, pour sa part, nous réserve ce précieux moment en ces lieux magiques. Elle mange avec nous. Nous parlons des projets photographiques de Michel, et il nous montre son travail en cours. Sonia est intéressée, moi aussi. Nous bavardons longuement. Nous évoquons la ville de Sète, le musée Paul Valéry et le cimetière marin. Nous évoquons les reliefs que dessine dans nos cœurs la poésie. Le temps est retrouvé. Et, de nouveau, suspendu.
« Lumière !.. Ou toi, la mort ! Mais le plus prompt me prenne ! »
24 novembre

Maintenant, j’attends le poème !
Et j’attends de revoir, aussi, Yvon Le Men, Michel Le Bris et Mohammed El Amraoui. Ils devaient arriver hier soir, par le vol en provenance de France. J’ai hâte de les retrouver. Trois garçons que j’aime bien, l’ami Yvon en particulier que je fréquente déjà depuis de très nombreuses années, bientôt vingt. La poésie abolit toutes les frontières, la poésie à l’âme vagabonde. Et la question n’est plus d’écrire, mais de naître véritablement, une nouvelle fois, à la vie.
J’attends le poème. Un très long poème, un poème à peu près sans fin. Le poème du fleuve et du silence. Le poème des odeurs et des bruits. Le poème de l’Afrique, le poème du Mali. Et je me souviens de ce graffiti, naguère laissé sur un mur gris d’Europe : Le justicier n’aime pas beaucoup cet endroit. Mais cet endroit, aujourd’hui je le connais, c’est la bonne terre d’ici. Il y a des jours où il faut avoir l’âme furieuse, l’âme voyageuse, l’âme d’un aventurier.
J’attends le poème, j’ai dit.
Le poème de la chute des corps et des temps, le poème de mes nuits africaines.

Aujourd’hui, toujours au Lycée français, quatre interventions à la suite. Trois autour du rapport entre l’exposition des photos de Michel Calzat et des poèmes de Léopold Sédar Senghor, la quatrième sous forme d’atelier d’écriture. J’ai pris plaisir à animer la séance, malgré la fatigue qui a fini par m’envahir. Une journée placée sous le double signe de l’échange et d’un certain bonheur de vivre. Riche journée, en effet, qui laissera des traces durables en nous. Les enseignants sont hors du commun, et les élèves ne manquent pas d’imagination. Certes, ce lycée est sans aucun doute l’arbre qui cache la forêt de la pauvreté humaine. Mais l’établissement, chose plutôt rassurante, est amplement métissé, blancs et noirs s’y rejoignent, noirs et blancs s’y confondent. Mais, effectivement, c’est aussi l’arbre qui cache la forêt. La misère est enfant du Mali.
25 novembre

Tous les étonnants voyageurs sont maintenant arrivés à bon port. Vraies retrouvailles, tout d’abord, avec Yvon Le Men. Nous participons à une même rencontre, Pour parler des ateliers d’écriture, avec également le slameur Rouda et l’écrivain N’Fana Diakité, auteur de Monsieur Bleu-Clair, dans le parc du Palais de la Culture. Chacun d’entre nous retrace brièvement son parcours et donne de la voix. Vers 12 heures 30, au moment du déjeuner, autres retrouvailles, avec Mohammed El Amraoui et Michel Le Bris cette fois, Michel l’écrivain voyageur et l’inventeur du festival de Saint-Malo. Michel nous parle du jazz dans l’Amérique de la prohibition et des liens étroits qui unirent musiciens et gangsters liés à la mafia. Il évoque les trois communautés — noire, juive et italienne — s’étant imposées, à l’époque, grâce au trafic d’alcool, à la musique et à la danse. Quand Michel parle, la lumière pleut et nous inonde. Puis nous reprenons le cours de l’après-midi avec la réunion des deux tables rondes prévues, Besoin de poème et Écriture et oralité — tout ce que j’affectionne, ma vraie réalité ! Mohammed est parmi nous, pour renforcer le clan des poètes. Mais il n’a pas l’air très en forme, hélas. Sur le plateau, nous sommes un peu trop nombreux pour pouvoir approfondir correctement les questions que soulève le débat avec le public. Et, surtout, un peu plus loin, il y a la présence d’une fanfare venue jouer, pour une autre occasion, de la musique militaire. Étrange voyage, en terre du Mali, où tout paraît toujours se mêler. Je passe le reste de l’après-midi avec Yvon, sur les bords du Niger. Nos mots réinventent un monde plus prometteur, surtout habitable. Nos mots dialoguent dans le silence et la chaleur du fleuve. Sous le blanc soleil, une sorte de langueur nous gagne. Nous traversons l’espace avec une extrême lenteur. Ensuite, nous assistons à un spectacle de danse traditionnelle sur une scène dressée devant le Palais. La mélodie du tamtam sculpté, du tamtam tendu monte en nous. L’esprit du fleuve n’a pas disparu.

Rentré à l’hôtel pour me reposer, je retrouve Michel Calzat en compagnie d’un groupe d’amis. Je comptais dormir puis écrire un peu. C’est impossible. Ah ! Bamako, Bamako… Une longue veillée s’annonce à l’hôtel Tamana. Marie-Françoise et Nadia, la proviseure du Lycée français et son adjointe, sont maintenant parmi nous. Le rouge soleil décline brusquement. Ce soir, Ben, Christian son père, son frère et quelques autres compagnons de fortune, vont jouer pour nous du blues et du rock’n’roll. Quand le concert commence, mon cerveau s’évade. Je songe à Alima, la jeune femme rencontrée la veille au soir. Elle aussi, comme d’ailleurs la plupart des demoiselles et des dames d’ici, noires et blanches réunies, est avenante et attirante. C’est sûrement grâce aux odeurs bigarrées qui, dans ce pays, flottent sans cesse dans l’air. Alima va-t-elle se joindre à nous ? Mais la soirée est loin d’être achevée. Nadia m’invite à danser. J’accepte volontiers. Il y a cinq ans, au moins, que je n’avais pas remué ainsi hanches et bassin. Les mouvements de mon corps encore renaissant, contre le sien plus affirmé… finissent par m’enchanter, voire me combler. Une question pourtant se pose à moi. Quand, tout à l’heure, je regagnerai ma chambre, aurai-je encore la force et le courage de me mettre au travail ?
26 novembre

Après le petit déjeuner, Michel C. et moi, nous partons en voiture avec Salif Kanté, pour la visite d’un village dans les environs de Bamako. Il nous faut une bonne heure pour accomplir l’exploit de parcourir une vingtaine de kilomètres. Nouveau dépaysement total. Après l’apparente immobilité du fleuve, la réalité crue de la brousse. Le maire du village nous reçoit au milieu des siens, femmes et enfants. Nous inspectons l’école qu’il a lui-même construite avec quelques rares soutiens. Mais le toit de paille aurait besoin d’être renforcé, car pendant la saison des pluies l’école est désertée. Le maire est un homme bon, énergique et totalement dévoué à la cause de son petit peuple. Michel réfléchit à la possibilité de la tenue d’un chantier de jeunesse dans le cadre du partenariat avec Vénissieux. De notre côté, avec l’Espace Pandora, nous pourrions être chargés d’envoyer des livres pour la future bibliothèque réservée aux élèves, et aussi d’assurer le suivi des échanges scolaires. L’idée semble réalisable, à notre portée. Le soleil frappe fort, il doit être midi. Nous marchons lentement, en file indienne, les narines gonflées par la poussière. De nombreux enfants, entre quatre et dix ans, nous accompagnent en chemin. Soudain, une fois de plus, j’ai les larmes aux yeux. Un sentiment nouveau me saisit. Depuis tout le temps j’étais passé à côté de l’Afrique noire.

Au retour, nous nous arrêtons chez Kanté pour manger le plat de riz préparé par son épouse. Kanté lui aussi se démène pour soutenir les siens, avec son association Donia Ani Kodon qu’il considère comme une sorte d’ONG. Le courant passe avec cet homme qui appelle sa dernière fille, la plus petite, « maman », parce qu’elle porte le prénom de sa mère à lui et qu’il n’ose plus le prononcer. C’est elle, « maman », qui nous sert le thé. Elle paraît être très attachée à son papa.

À peine revenus à l’hôtel, vers 16 heures, nous apprenons que la seconde exposition de Michel, celle consacrée à l’édition 2008 du festival « Étonnants voyageurs » de Bamako, n’a pu être exposée. On ne comprend pas bien. Moussa Konaté, à l’autre bout du fil, semble désorienté et, surtout, très désemparé. Il a la tête ailleurs — sa femme et lui se séparent, dit-on. Les événements le dépassent parfaitement. Et, malgré la grande amitié que nous lui portons, nous sommes très déçus. Heureusement, l’Afrique est là pour nous faire oublier ce genre d’incident. Bamako est là, pareillement, avec toute la poussière de ses rues et de ses ruelles en terre battue. Le justicier aime beaucoup cet endroit. Et je continue d’être bouleversé.

Pour moi, jusqu’à ce jour, l’Afrique c’était avant tout l’Afrique du Nord, et c’était l’Algérie, pays que j’aime et que je commence à bien connaître, pays méditerranéen d’abord, si cher à mon cœur comme le sont encore l’Espagne et l’Italie. Mais, ICI, c’est un autre monde. Nous sommes au Mali, terre paradoxale et magique. Et, parmi les auteurs que je promène avec moi, dans mon bagage, il y a, je l’ai dit déjà, Léopold Sédar Senghor (« Femme nue, femme noire… J’ai grandi à ton ombre »), mais aussi Kerouac, Carver, Camus, Bernard Noël, le dernier vivant, et Gandhi. Des voix qui disent, à la fois, la singularité de toute voix et la route commune que nous poursuivons. Nous sommes au Mali, pays du fleuve Niger et des poussières les plus écrasantes. Pays, pourtant, où élargir notre vision. Pays sans mer, hélas. Mais pays de terre et d’eau. Une chanson me revient à la mémoire, une chanson que je maîtrise plutôt mal : Au Mali j’ai retrouvé / Au Mali ma liberté…

Grosse fatigue et longue journée sont maintenant derrière nous. Nous soupons, en compagnie de la séduisante Alima et de l’énigmatique Giuliano Zanini. Assez vaste conversation, en fragments (en éclats ?), qui échappe par moments à la pénible réalité. L’aventure humaine est ainsi, remplie d’orgueil et pleine de dérision. Alima est très grande, avec sa casquette et ses talons hauts. Elle rêve de devenir avocate pour, en partie, défendre la cause des femmes. Monsieur Zanini, lui, parle aussi bien de l’Afrique que de son Italie natale. Nous sommes en terrain connu. Nous sommes en terrain conquis. Ce qui me manque, à cet instant, c’est la précieuse présence de ma famille à mes côtés. Ils me manquent tous, OUI, Carla, Cora, Sonia et Yannis. Je voudrais tellement pouvoir partager avec eux un peu de ce bien-être et de cette liberté qui, au Mali, sont mon lot quotidien. Et puis, j’oubliais, je n’ai toujours pas écrit de poème.
27 novembre

Les choses ne s’arrangent pas avec Moussa, nous n’avons pas obtenu la garantie que nous pourrions présenter officiellement Voyage en terre du Mali, le recueil collectif réalisé en 2009 avec le concours de l’Espace Pandora, lors de la clôture du festival durant l’après-midi. Et je n’ai même pas pu revoir Yvon, Mohammed et Michel Le Bris. C’est dommage… Nous nous rendons donc au marché de l’artisanat, Michel C., le photographe solitaire, et moi-même. Là, je l’avoue, petite frayeur. Des centaines de personnes autour de nous. La foule se presse, et nous presse. Michel marchande quelques objets, ce que je ne sais pas du tout faire. Pas l’habitude. Ni l’envie. Mais ici c’est la règle. Avec Philippe, ami de Michel, qui rentre du pays Dogon, nous sommes ensuite attendus chez Tégué Dolo, leur vieux complice de Bamako. Repas de midi convivial, en famille, suivi d’une discussion animée sur la situation actuelle de l’Afrique et, plus particulièrement, du Mali. Tégué s’en prend à la France qu’il accuse de vouloir affamer encore davantage son pays. C’est vrai, en ce moment, les touristes se font rares et l’ambiance, sur place, est plutôt morose. Dernièrement Sarkozy, à la télévision française, en a même rajouté une couche lorsqu’il a évoqué les otages retenus dans le Sahara. Il n’est, certes, pas homme a favorisé l’entente entre les peuples, en tout cas sûrement pas entre les « riches » et les « pauvres ». C’est dommage, et c’est surtout un peu dramatique. Mais qu’allons-nous faire de ce type-là ?

Pour l’heure, nous avons d’autres chats à fouetter. Le bilan de la huitième édition des Étonnants voyageurs de Bamako reste assez mitigé. Problème, côté organisation. Et c’est assez décevant. Mais, avec Michel C., nous avons fait le job. Et peut-être même plus. Nous avons fait le job, notamment, en allant à la rencontre des populations et en humant à fond l’air de cette ville. Près de 600 élèves croisés et plus de vingt classes touchées. Et, pour moi, deux autres agréables rencontres, en compagnie d’Yvon Le Men et de Mohammed El Amraoui. Nous aurions pu encore faire mieux, nous autres, si nous n’avions pas été tenus à l’écart du rassemblement. Moussa n’est pas un passeur de gué. C’est un homme fatigué, au bout du rouleau. Un écrivain tourmenté et qui appelle à l’aide. Et, à mes yeux, le lien n’est plus tissé entre lui et Bamako, entre son pays natal et lui. Heureusement, pour nous, il y a eu l’accueil au Lycée français, les échanges avec la séduisante Sonia du BlaBla, la motivation de l’ensemble de l’équipe de l’hôtel Tamana. Heureusement pour nous la magie a opéré. Nous n’en resterons sûrement pas là.

Michel Calzat, arrivé avant moi ici, repart par le vol de ce soir. Notre tandem prend fin pour aujourd’hui. Il me laisse seul dans cette Afrique éternelle où je me suis découvert autre, et autrement. Plus à l’écoute, plus disponible. De singuliers lendemains m’attendent sans doute sur la route.
j’en étais arrivé
à un moment crucial
de ma vie
mais aujourd’hui
presque tout le monde le dit
depuis que j’ai beaucoup maigri
j’ai de dix ans au moins rajeuni

aujourd’hui comme jamais
je lutte des classes
je masque je crevasse je pourchasse
mais je garde pour la jeunesse
beaucoup d’indulgence
moi aussi j’ai été jeune
et je sais bien
que ce n’est qu’un état provisoire

et donc j’écris
seul en piste en scène
seul au monde
j’écris avec un sourire
au coin des lèvres
et avec les larmes aux yeux
j’écris des vers qui piétinent le sens
des vers qui marchent
sur la tête ou sur les mains
j’écris des poèmes qui déchirent
les pages du temps
j’écris avec l’encre de mon sang
j’écris avec élan et par nécessité
je jette des mots sur le papier

aujourd’hui seuls les poètes
peuvent me comprendre
au fond c’est ça
seuls les poètes me comprennent
je ne suis ni lyrique ni romantique
ni nostalgique ni angélique
et je suis loin d’être formaliste
pas même pathétique
pas non plus égocentrique
simplement j’ai une vision
plus large
et une plus folle allure

à Bamako
les poussières du vent
s’éveillent tôt
ici je suis en Afrique
et donc j’écris pour
sortir de l’impasse du tunnel
et pour aller dans les nuages
j’écris pour dire qui je suis.

Le poème est venu, enfin. Et je m’en réjouis. Mission accomplie. Ma résidence au Mali se termine dans moins de vingt-quatre heures. Et je n’ai pas parlé de l’échoppe d’Abdoulaye, et je n’ai rien dit des grands arbres qui m’impressionnent. Malgré tout, comme toujours, j’ai manqué de temps.
28 novembre

Dernier jour à Bamako. La ravissante Alima m’entraîne pour une promenade dans le Parc national du Mali. Une dernière fois, j’essaie de prendre mon temps, de pleinement profiter des ces instants volés à la vie quotidienne et pressée. Alima, à sa manière, m’encourage à garder le rythme de son pays, cet étrange Mali qui, il y a une semaine tout juste, s’ouvrait à moi, à mes yeux et à mon corps tout entier, pour la première fois de mon existence. J’ai aimé ce décor, et j’ai aimé aussi cette énigme — pleine de promesses et d’espérances, malgré toutes les humiliations de la pauvreté. J’ai aimé relire ici les poèmes de Léopold Sédar Senghor, Senghor le voisin, l’ami du Mali, Senghor le chat-tigre. Et j’ai aimé, surtout, la lumière dans les regards croisés et les sourires sur les visages rencontrés. J’ai aimé vivre dans cet état de connivence et de grande quiétude. J’ai aimé que l’on me prenne par la main…
Demain, c’est déjà l’hiver, la neige et les regrets…
29 novembre

L’écriture n’est pas un problème pour moi, je n’écris que par nécessité. L’écriture c’est ma potion magique et, comme Obélix, je suis tombé dedans quand j’étais petit. J’écris comme je parle, comme je pense, comme je respire, naturellement. J’écris alors que d’autres peignent ou jouent de la musique. J’écris, c’est assez naïf, par amour du beau, du vrai… Et, comme le disent les ados d’aujourd’hui, j’aime trop ça écrire. Non, non c’est sûr, l’écriture n’est, à mes yeux, sérieusement pas un problème. J’écris partout, j’écris tout le temps. J’écris chez moi ou en voyage, dans le train ou en avion, dans les cafés, sur la plage, au bureau ou dans la montée d’escalier. J’écris assis, debout, couché. J’écris surtout dans ma tête, en marchant. J’écris par tous les temps. La question qui se pose est d’un autre ordre. Écrire, mais pour qui ? Pour quel idéal destinataire ? Quand on écrit ce genre de trucs qu’on appelle encore des poèmes, ces notes intimes, ces fragments épars, quand on publie ces sortes de confessions verbales qui ne ressemblent à rien de connu et qui, au mieux, atteignent un millier de lecteurs, on est en droit de s’interroger sur le sens de l’acte d’écrire. Pour qui écrit-on, donc ? En théorie, pour tous, ou pour chacun. Mais, dans la réalité, c’est plus compliqué. On ne peut pas vouloir écrire comme Nietzsche ou Mallarmé et désirer avoir le public de Bob Dylan ou de David Bowie. Ce n’est pas grave, ce n’est même rien. L’essentiel est ailleurs. Un poème, au fond, ça se mérite. Et il n’y a, là, aucune marque de mépris. La poésie est unique et la vie passante. J’écris la fièvre au front, les yeux cernés, les larmes aux joues ou un sourire au coin des lèvres. Je l’ai dit, j’écris partout, tout le temps, hier à Alger, aujourd’hui à Bamako, et demain à Venise, à Montréal ou à Paris. J’écris dans le silence de la nuit ou dans la clarté du jour. J’écris pour ne pas vieillir ou pour passer le temps. J’écris presque toujours à voix haute. J’écris pour célébrer des morts plus vivants que les vivants. J’écris parfois le cœur en miettes, l’esprit voyageur ou furibond. J’écris, et surtout je lis, je lis Camus, Carver et Pasolini…
À Bamako, les poussières du vent s’éveillent tôt. Ici je suis en Afrique. Et j’écris pour sortir de l’impasse, pour aller dans les nuages. J’écris pour dire qui je suis.
4 décembre, à Vénissieux

Bon qu’à ça, oui, presque, oui sûrement… Bon qu’à ça, parce que rien d’autre à faire, à part laisser couler le temps au fil des ans amers, à part attendre — ou donner — une caresse, à part chercher — et trouver — la solution de l’énigme. Bon qu’à ça, donc, écrire. Et c’est si vrai que parfois j’en oublie de vivre. C’est clair, je ne sais rien faire d’autre. Mes mots sont mes larmes, mes outils ou mes armes. Mes mots sont, pour finir, des regrets.
13 décembre, Saint-Fons

Comme d’autres, attendre la récompense des damnés. Écrire court, par manque de temps. Écrire avec élan pourtant, écrire avec talent. Les mots ne sont jamais bien loin, qui parlent, qui témoignent, qui disent l’espoir d’une heureuse issue.
Comme d’autres, ne rien ignorer du monde, et regarder vers l’ailleurs, autrement. Et regarder vers le lointain qui, à la longue, devient toujours plus familier. Et regarder avec les yeux du verbe, et parler avec la voix du poème, et toucher avec les mains de l’esprit… C’est ainsi que l’on peut résumer l’aventure intérieure, l’expérience interdite.
Comme d’autres, attendre l’incroyable venue de la phrase.
19 décembre 2010, Saint-Julien-Molin-Molette


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