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Dès 1938, résister
Philippe Pivion revient sur le parcours de Manouchian à partir de l’année 1938

Voici 80 ans – que cela passe vite 80 ans – les membres du groupe Manouchian tombaient sous les balles nazies par un froid petit matin. C’étaient des hommes. Oui, parce que les femmes bénéficiaient d’un autre sort, celui d’être décollées à la hache ou guillotinées dans la cour d’une prison allemande. Des femmes et des hommes qui ne demandaient qu’à vivre, qu’à rayonner, qu’à s’épanouir dans un monde autre que celui dont rêvaient les fascistes. Leur chef, Missak Manouchian, Arménien exilé, Français par conviction, était menuisier et poète.

Un poète, dont la plume est fusil parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de dire, de faire, d’écrire l’avenir comme il le pensait. Poète qui avait vécu le génocide de son peuple et qui arrivé à l’âge de la maturité, faisait face à d’autres génocides, d’autres horreurs, d’autres guerres naissantes. Face à ces répétitions, il voulait mettre des mots qui fassent sens. Et dans le monde de domination impérialiste issu des traités de Versailles et de Sèvres, il n’y avait comme voix discordantes que les jeunes partis communistes. Il devint donc communiste français pour une vision libératrice de l’être humain.

En France, la guerre a commencé bien avant le 2 septembre 1939. Elle n’est pas militaire, mais policière, juridique et frontalement organisée contre le Front populaire, notamment contre le Parti communiste français. Le président du Conseil, Edouard Daladier, œuvre dès 1938 pour les puissances d’argent, le Comité des forges, la bourgeoisie qui, depuis 2 ans s’égosillent à préférer Hitler au Front populaire. L’enjeu est affiché. Dès le 13 avril 1938, la Chambre répond positivement à la demande gouvernementale de lui accorder les pouvoirs spéciaux. Ceux-ci l’autorisent à utiliser « par décrets délibérés au Conseil des ministres les mesures qu’il juge indispensables pour faire face aux nécessités de la défense nationale et redresser les finances et l’économie de la Nation. » Le premier décret-loi sera celui qui assigne à résidence les étrangers en situation irrégulière. Quelques mois plus tard, à Marseille, lors du congrès du Parti radical du 26 au 30 octobre, Daladier liquide définitivement le Front populaire et abroge une partie des acquis sociaux. La CGT réagit par une grève générale qui fera l’objet d’une répression inégalée, les arrestations ont lieu par milliers. Dans le même congrès du Parti radical, il prononce une diatribe d’une rare violence, en accusant les communistes de saper l’autorité gouvernementale et d’être le parti de l’étranger. C’est le début d’une politique réactionnaire comme rarement la France en a connue.

Cette attaque contre les militants lors de cette grève se solde par 800 000 salariés lockoutés, dont 10 000 confirmés, 3500 sanctions dans l’administration d’État, 1731 poursuites judiciaires dont 806 peines de prison ferme. L’objectif est double, faire les yeux doux à l’Allemagne via le patronat et briser les militants et les organisations de lutte. Les militants sont fichés tout comme les apatrides et les étrangers en situation irrégulière.

Manouchian qui a quitté le Liban, où orphelin il a été accueilli, est arrivé en France en 1925 avec en poche un diplôme de menuisier. Il travaille d’abord à la Seyne, puis vient à Paris où il est embauché chez Citroën. Il baigne dans le milieu arménien de France. Il écrit des poèmes et intègre le milieu artistique. Suite aux évènements de 1934 il adhère au Parti communiste français, devient militant puis dirigeant. Il s’occupe d’un journal créé en direction de la diaspora arménienne, Zangou. Il entre à la direction de l’organisation arménienne HOC en même temps que Mélinée qu’il épousera en 1937. Il est investi dans le soutien aux républicains espagnols. Il sera délégué au IXème congrès du PCF. Si l’année 1938 est le point de bascule gouvernemental vers l’autoritarisme, le milieu de l’année 1939 est celui du combat contre les militants révolutionnaires.

Depuis la trahison de Munich et l’accord signé par Hitler d’en rester à un statu quo avec la prise de possession des Sudètes, la tension ne fait que s’exacerber avec l’Allemagne. L’invasion totale de la Tchécoslovaquie en mars 1939 est la démonstration de la volonté nazie de dominer l’Europe et que sa signature ne vaut pas tripette. Alors qu’il faudrait s’allier sérieusement avec l’URSS, les négociations sont au point mort et la France avec l’Angleterre tergiversent en n’envoyant négocier à Moscou que des troisièmes couteaux avec des missions dilatoires.
C’est dans ce contexte que Daladier sort une série de décrets assassins : le 24 juin, interdiction de tracts et journaux de propagande d’inspiration étrangère ; le 2 juillet il est donné autorisation aux Préfets d’arrêter et de perquisitionner à partir de crimes, délits ou contraventions à condition d’en informer dans les trois jours le procureur de la république ; le 29 juillet un autre est relatif à la diffusion d’écrits subversifs anonymes ; toujours le 29 juillet un décret proroge le mandat des députés de deux ans et prévoit le renouvellement de la chambre en 1942 ; le 24 août un décret ordonne le contrôle de la presse et des publication, c’est la censure et le 24 août, un décret publié au JO du 26 ordonne la saisie et la suspension des publications de nature à nuire à la défense nationale.
La France n’est plus un état de droit, les textes sont flous et permettent les pires interprétations.

La signature du pacte de non-agression germano-soviétique est le prétexte rêvé par Daladier pour la bourgeoisie de mettre un terme à l’activité communiste.
Dans la nuit du 23 au 24 août la France apprend la signature du pacte. Le 25 août, les journaux communistes sont saisis au titre du décret non encore paru… Personne ne verra le titre de L’Humanité du 26 : « Union de la nation française contre l’agresseur hitlérien. » Dès lors les arrestations arbitraires se multiplient. Missak Manouchian est arrêté le 2 septembre (date de la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne). Il est maintenu en détention jusqu’en octobre où il s’engage volontairement dans l’armée. Il est relégué en Bretagne sous les drapeaux.
Les militants comprennent dès ces jours terribles que la lutte sera sans merci. Le Parti communiste est interdit le 26 septembre. Il est déjà dans l’apprentissage de la clandestinité. Ses militants innovent pour distribuer tracts et informations, pour se réunir secrètement. Le risque est clair, la prison pour tout contrevenant découvert. Les fichiers établis par la police sont utilisés à plein régime. 1939 sera l’annus horribilis.

En quelques semaines tout bascule. La question qui se pose à toutes les femmes et à tous les hommes visés par ces mesures est le « comment faire ». Nombreux sont troublés, s’interrogent. Qui ne le serait pas dans une telle situation où la désinformation règne sans pouvoir être contredite ? Ceux qui vont réagir le plus vite tentent de renouer des liens, frapperont aux portes, combien s’ouvriront, pour quel résultat ? La fausse guerre est déclarée, les hommes sont requis, ils partent en traînant la godasse. Le 26 septembre donc, le Parti communiste est interdit ainsi qu’une multitude d’organisations proches comme celle de Manouchian. Les locaux confisqués, les avoirs gelés, les militants pourchassés. Pour avoir le droit de siéger à la Chambre, les élus devraient se parjurer, renier publiquement leur engagement. Ceux qui ne le font pas sont destinés à l’internement… Et le 9 avril 1940, le Garde des sceaux, Albert Sérol signe le décret permettant de condamner à mort les personnes soupçonnées de démoraliser l’armée ou la nation !
Quel courage il faut alors pour, au nom de ses convictions, s’engager dans des initiatives de plus en plus dangereuses ! Qu’aurions-nous fait en de telles circonstances ? Ce ne n’est pas une question anodine. Devant ces femmes et ces hommes qui risquaient leur vie à chaque instant, chapeau bas ! Les organisations dissoutes, des militants apeurés ou interrogatifs s’effacent, il faut tout reconstruire dans le brouillard, à tâtons. Cela prend des semaines, des mois.

Missak Manouchian a été arrêté une première fois le 2 septembre 1939 par la police française nous l’avons vu. Il est interné. Peut-être sur la base d’un donnant donnant, il s’engage dans l’armée, cela est possible pour les étrangers depuis le décret du 12 avril 1939 et il part à Vannes. Après l’offensive allemande de mai 1940 il est affecté à une usine dans la Sarthe à Arnage. Il s’enfuit au début de l’année 1941 et revient à Paris dans l’appartement qu’il occupait avec Mélinée.

Peu de temps après le début de l’opération Barbarossa contre l’URSS (22 juin 1941), Manouchian et 7000 autres sont arrêté soupçonnés de communisme. Il est interné sous autorité allemande au camp de Compiègne. Le zèle de la police française provoque un afflux tel que les geôliers ne savent plus faire le tri entre ceux qu’ils pourchassent et ceux qui ont renié leur conviction communiste. Un questionnaire est établi par la police française et chaque détenu doit le remplir. Manouchian avec d’autres va se dépeindre en oie blanche, et ça fonctionne. La police considère que rien n’établit son engagement politique et les Allemands le libèrent. Il rentre à Paris, rue de Plaisance rejoindre Mélinée et s’attèle à la tâche.

En 1941, les Francs-tireurs et Partisans, sont créés. Et dans la foulée, des groupes par nationalité sont mis en place pour des facilités de compréhension et de langue : la MOI, la main d’œuvre immigrée. Manouchian, alias Georges, dirige un détachement.

Missak Manouchian et ses compatriotes, au même titre que les juifs, les apatrides, les indésirables ont été fichés par la police française qui livrera sans vergogne ni hésitation aux occupants toutes les informations nécessaires à leur poursuite. Les adresses sont connues, les filatures mises en place. Ils savaient que s’ils étaient pris, au minimum la prison, la torture, la déportation les attendaient, et bien sûr aussi, la mort. Certains sont mères ou pères de famille, une famille qu’il faut nourrir, héberger. Quelques-uns font le choix de renoncer afin de protéger leurs proches, d’autres au contraire s’engagent totalement dans cette lutte pour tracer un autre avenir. Quelle abnégation, quel cran ! On estime un peu vite qu’ils n’avaient pas le choix dans cette lutte. On a toujours le choix… Celui de se taire, d’abandonner, de disparaître, de se coucher, voire de trahir.

Dans cet univers de la clandestinité, où l’on n’utilise même pas son nom ni son prénom, où il faut donner le change en paraissant ordinaire, le pire pour tous est la trahison. Si un d’entre ces héros anonymes vient à lâcher à l’ennemi des planques, des noms, des rendez-vous, c’est la fin pour un groupe. Il n’y a alors pas d’autre alternative que de donner la mort au traître, à celui que l’on a fréquenté, qui était un frère d’arme, un compagnon. Une équipe spéciale est créée pour ce châtiment, une question de survie.

Manouchian et Mélinée sont engagés à fond. Missak va être chargé de commettre des attentats, de mettre à genoux un ennemi à qui rien ne résiste. Une première série aura lieu en 1942, mais il s’aperçoit très vite que les forces de répression sont trop fortes, qu’il lui faut réorganiser très sérieusement les choses et mettre au point de nouvelles tactiques d’action. Il n’a que très peu d’armes, pas d’explosif. Il faut attendre 1943 pour que les Anglais en parachutent avec parcimonie. Donc, il faut récupérer des armes sur les soldats ennemis, des munitions, des explosifs. Il faut distribuer des tracts, un à la fois, pour risquer moins en cas d’arrestation, et il met en place un cloisonnement et une méthode d’action très efficace. Pour les attentats, un dépôt d’armes dans lequel une femme puise pour les apporter à ceux qui vont agir : une grenade ou deux, un pistolet ou deux. Un résistant vient les chercher. Ils sont trois à agir. Celui qui jette la grenade, un autre en retrait de 20 mètres environ pour couvrir la fuite du premier et un troisième qui garde trois vélos à 150 mètres. Sitôt l’action effectuée, chacun se replie et le dernier rend les armes à la femme qui ira les redéposer dans la cachette. Personne ne se connait, on fonctionne en triangle.
Des militants tombent, se donnent la mort pour échapper à la torture. La Gestapo n’aura qu’à les identifier et sur la base des renseignements des fichiers des étrangers établis par la France. Par recoupement, elle arrive à la conclusion que Manouchian est le chef de ces Arméniens qui font tant de dégâts au moral des troupes et liquident des officiers. La traque commence, Manouchian est filé, il le sait, mais n’a pas de solution. Il est arrêté, torturé, et après un procès dans l’hôtel Lutetia, lui et 23 autres de ses compagnons sont condamnés à la peine capitale. Le 21 février 1944, ils sont fusillés. Manouchian laisse une lettre poignante à Mélinée. Les autorités allemandes s’emparent du procès pour faire une propagande visant à délier les liens qui se tissent entre Résistance et population. L’affiche « rouge » est placardée, elle fera l’objet d’un article dans Les Lettres françaises de mars 1944. Loin d’effrayer et de condamner cette « armée du crime » composée d’étrangers, des anonymes griffonneront dessus « Morts pour la France ».

Article paru dans la revue Faites entrer l’infini

Sources :
L’État contre les communistes 1938-1944 de Louis Poulhès, Editions Atlande.
Les Francs-tireurs de l’Affiche rouge d’Arsène Tchakarian, Editions Messidor.
Missak et Mélinée Manouchian, un couple en résistance de Gérard Streiff, Editions L’Archipel.


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