Une vieille dame d’au moins 80 ans est derrière le comptoir d’un grand magasin à New York, ses mains tremblent un peu, peut-être souffre-t-elle d’un début de Parkinson, elle tient la caisse. Je la regarde, pensant que c’est une cliente qui s’était trompée de côté. Non, elle est vraiment caissière, une étiquette avec son nom l’atteste. Elle s’appelle Ellen. Avec lenteur, elle déchiffre le code-barres de la marchandise, enlève les étiquettes puis a du mal avec les antivols, prend ma carte bancaire, la glisse dans la machine, me demande de signer, met les affaires dans un sac qu’elle agrafe péniblement, me le tend et me remercie en disant d’une voix à peine audible, "Next" ("au suivant").
Je suis resté un moment en retrait, interloqué et choqué, face à cette dame qui travaille plus de quarante heures par semaine. On a envie de lui demander de rentrer chez elle se reposer, mais on sait que si elle travaille encore c’est parce qu’elle en a besoin, qu’aucune retraite ne lui est versée. Elle ne fait pas ça par plaisir, d’autant plus que c’est un dimanche.
Vue d’Amérique, la France qui se bat pour un système de retraites juste et équitable apparaît comme une anomalie. Le New York Times du 23 octobre titre sur toute une page "Au moment où les Français font sauter les digues, les Britanniques gardent leur calme et vont de l’avant" ! L’article est illustré par une photo datant de 1979, au moment où Londres était en grève. Cet amalgame veut simplement dire : on ne comprend pas ce qui se passe en France. On aurait aimé leur répondre : qui supporterait de voir sa mère ou grand-mère travailler jusqu’à la mort ? Ce que la France est en train de sauver, c’est une qualité de vie, une autre vision du monde, une humanisation des rapports marchands.
Par ailleurs, on ne comprend pas pourquoi le gouvernement est si psychorigide face aux millions de citoyens qui sont plusieurs fois descendus dans les rues pour réclamer plus de justice. Est-ce si indigne de s’asseoir autour d’une table et de se parler ? Pourquoi la France s’installe facilement dans le conflit et le rapport de force ? A quoi est dû cet entêtement ? De quelle fierté est-il le nom ? Cela rappelle le cas de ces vieux couples qui ne s’entendent plus et qui ne communiquent que par des éclats de voix.
L’image de cette vieille dame m’a obsédé durant quelques jours. C’est l’image d’une société où l’individu est mis en avant, parfois avec arrogance, où l’argent est étalé sans honte, sans pudeur, où un travailleur peut être renvoyé à n’importe quel moment et sous n’importe quel prétexte, où la retraite dépend d’une assurance privée que tout le monde ne peut pas se permettre de souscrire. Certes, l’Amérique a de quoi fasciner, mais son système social est inadmissible. Le capitalisme sauvage domine partout. Les librairies ne mettent en avant que des livres destinés à devenir des best-sellers. On mène une lutte fanatique contre le tabac et on permet aux enfants d’avaler n’importe quoi au point de devenir obèse avant leur majorité ; la précarité est dans l’air, elle menace quiconque n’a pas su exploiter sa chance. C’est une autre manière de vivre et de mourir. Est-ce ainsi qu’on aimerait que les Français vivent ?
Ce qui est étrange, c’est que personne ne semble comprendre le combat des Français de ces dernières semaines. J’ai entendu des réflexions du genre : "Ce sont des enfants gâtés !" ; "ils ne sont jamais contents !" ; "ils veulent toujours plus !" ; "déjà qu’ils ne travaillent que 35 heures et ils protestent !" Décidément, plus que jamais, la France apparaît comme une exception culturelle dans ce monde de brutalité et d’égoïsme exacerbé.
Mais la France de Nicolas Sarkozy, et même de ses prédécesseurs, ne réalise pas sa chance. Alors elle brade ses valeurs et se retire de la scène culturelle du monde. C’est de l’Afghanistan qu’elle devrait vite se retirer, rapatrier ses soldats promis à une débâcle certaine (à présent que c’est Ben Laden qui l’exige, les 3 750 soldats français ne rentreront pas de sitôt). Non, la France officielle ne cesse de réduire le budget de ses instituts culturels dans le monde. Elle abîme son image, réalise quelques économies (il en faut pour payer la présence en Afghanistan), mais elle fait fausse route, elle fait une grave erreur. C’est avec la culture, avec ses productions littéraires, théâtrales, musicales, picturales, cinématographiques, avec ses valeurs humanistes, son héritage des Lumières qu’elle assurera une belle présence, laquelle lui faciliterait des réalisations économiques importantes. Le pari sur la culture est le seul qui vaille. Or, le ministère des affaires étrangères fait des économies ridicules tout en continuant à espérer que la voix de la France sera entendue et respectée. Calcul de petit épicier sans envergure, sans vision à long terme.
J’ai rencontré des intellectuels américains qui se souviennent avec nostalgie de l’époque où la France était célébrée dans les universités à travers des visiteurs comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Alain Robbe-Grillet, Mohammed Arkoun et d’autres. Aujourd’hui, ils se demandent ce qui se passe en France, pourquoi sa voix n’est plus entendue.
Je reviens à la vieille dame américaine. Je revois son expression fatiguée, ses bras frêles, sa voix faible. En France, elle serait dans une maison pour personnes âgées. Peut-être serait-elle entourée de ses enfants et petits-enfants, peut-être serait-elle triste d’avoir été mise à l’écart dans un hospice, mais elle ne serait pas caissière dans un magasin de fringues. Piètre consolation. Car si le système des retraites n’est pas réformé en se basant sur les propositions des syndicats et des partis qui défilent dans les rues, nous serons tous un jour cette vieille dame devant travailler jusqu’au dernier jour de sa misérable vie.
LEMONDE| 06.11.10 | 14h40 • Mis à jour le 08.11.10 | 10h13
Ecrivain et poète, Tahar Ben Jelloun est membre de l’Académie Goncourt depuis 2008. Il a reçu le prix Goncourt pour La Nuit sacrée (Points Seuil) en 1987. Derniers livres parus, Jean Genet, menteur sublime et Beckett et Genet, un thé à Tanger (Gallimard).