— Dis, papa, c’est quoi la poésie ?
« L’homme peut se passer trois jours de pain, de poésie jamais. »
La citation me semble exacte, et elle répond à toutes les questions que depuis toujours je me pose.
La formule est de Charles Baudelaire lui-même !
Pour moi, vivre, c’est lire, écrire et c’est — surtout — désirer, aimer. Tout mon poème, depuis l’adolescence, tient dans ce slogan.
Pour moi, si rien n’échappe à l’air du temps, le poème, lui, dépasse tous les entendements. Il est unique, il est puissant.
Puissant, et fragile à la fois. Comme mon « petit » moi.
Petit être de chair, de sang et de papier, sur les flots de l’existence le poème va son chemin en menant sa barque jusqu’aux confins de l’énigme.
Jusqu’à l’extrême, même !
Sans le poème, pas d’au-delà terrestre et pas de pensée humaine.
Sans le poème, ni élégance ni de folle allure.
Sans le poème, au fond, je ne suis rien.
— Dis, papa, et ton dernier poème, alors ?
Alors, voilà de quoi satisfaire toutes les blessures de mon cri, tous les assauts de mon sang :
j’ai dormi comme un enfant malade
aux portes de la nuit
j’ai fixé le présent comme une première fois
toutes ces choses qui m’ont fait signe
elles ne font plus que de l’air
le désir en moi se dresse
je me souviens de tout cela
mon nom est écrit ailleurs je ne sais où
je passe sans laisser de traces
quand la pression monte
je pointe mon nez au fil de l’horizon
j’ai oublié le nom des participants
mais j’aurais pu mourir
dans cet accident de la route
la nuit se meurt le jour vient à peine
déjà une rumeur sort du fouillis
demain irai-je plus loin que moi-même
aurai-je encore le temps
de voir la beauté du monde
mon cœur est à peu près éteint
et mes mains sont sans abri
maintenant il n’y a plus que la terre
le soleil des jours les flammes du foyer
la terre et le mouvement des choses
derrière le fatras des mots
se cache une blessure
la douleur est exacte au rendez-vous
la révolution est glacée disait l’un
elle doit s’arrêter à la perfection du bonheur
finissait l’autre
désormais nous sommes
seuls
parmi la foule
attends entends comme le vent crie
lève-toi toute la terre brille
au bord de la mer bleue
je suis face à face avec moi-même
face à face avec le silence et l’ennui
déjà je me libère de ce poème
je le chasse de ma tête
je n’ai jamais trahi personne
et mes pas vont avec les tiens
dès l’aube mon sang ne fait qu’un tour
pardonne-moi si je dis qui nous sommes
mais toi que baragouineras-tu
à cette plainte devant toi
il y a ce qui sépare ce qui rapproche
le matin veut nettoyer le monde
nous resterons à jouir l’un de l’autre
tout ce que le soir touche s’abandonne à la nuit
tout ce que le soir entend répond à la question
je te regarde faire des grimaces
arrête repose-toi
seul le silence nous encourage
tes pas tu ne les as pas appris à l’étranger
ton rêve n’est pas dans l’automne
je ne sais presque rien de toi
le téléphone et quelques murmures
quelques chocolats sur la table de chevet
l’enveloppe du sommeil
les saisons du vent
ton nom n’a plus de visage
et ton visage ne poursuit aucun but
tu saignes tu dérives
tu manques de chance
tu perds ton temps
l’écume des choses ne laisse aucune place
au hasard ou à l’ennui
aujourd’hui j’ai la tête à gauche
et je réfléchis tout seul
la vie est comme moi
elle se passe de l’haleine des dieux
mais elle piétine sous le vent
mes mots disparaîtront l’un après l’autre
en attendant la nuit derrière la porte
il y a tous ceux toutes celles à qui je songe
je voudrais tant revenir
aux premières heures de l’enfance
Thierry Renard est né le 14 août 1963, à Lyon. Mère d’origine piémontaise, employée. Père lyonnais, ouvrier. Études secondaires au lycée Jacques Brel de Vénissieux. Ancien élève du Conservatoire d’art dramatique de Lyon. S’est fait remarquer, dès 1978, dans la région lyonnaise — en tant que comédien, poète, et animateur de revue. A longtemps partagé sa vie entre l’écriture, le théâtre, et la rue — la sienne, celle qu’il remonte ou qu’il descend sans cesse, parmi les gens de son quartier et entre les grandes usines.
Il est aujourd’hui directeur artistique de l’Espace Pandora à Vénissieux, lieu de diffusion et de communication de la poésie, et agitateur poétique
Ouvrages publiés (sélection) :
Les Écritures rouges, Éditions Aube, 1989
Dans la braise de tes yeux, Nouvelle édition Pleine Plume, 1990
La lune machin, Verso, 1990
Le fait noir, préface de Patrick Laupin, Éditions Paroles d’aube, 1993
Autre chose que le jour, photographies de David Anémian, préface de Lionel Bourg, Éditions Déclics et des Claps, 1995 ; Prix du conseil général du Rhône
Pour L.B, Éditions Wigwam, 1996
L’injustice commence là, Éditions Bérénice, 1998
Maintenant la nuit, collages de Lionel Bourg, Éditions Cadex, 1998
L’espérance récompensée, collages de Philippe Bouvier, préface de Jean-Pierre Spilmont, Éditions Bérénice, 2000
Il neige sur ta face, préface d’Éric Mèle, Éditions Le bruit des autres, 2001
L’éclosion du coquelicot, préface de Jean Charlebois, Éditions le dé bleu/Écrits des Forges, Centre Poétique de Rochefort-sur-Loire, 2002
Citoyen Robespierre, feuilleton radiophonique, préface de Valère Staraselski, Éditions Bérénice, 2004
Chaman, avec Bernard Giusti et Jean-Michel Platier, Éditions Bérénice, 2004
Seule la révolution fait le beau temps, tombeau de monsieur Guy Debord, Éditions Bérénice, 2005
Neptune Mambo, textes écrits pour la voix, Éditions Bérénice, 2006
Sira kan, avec le photographe Marc Buonomo, collection Cartes d’embarquement n°1, Éditions La passe du vent, 2007
Plus vivants que jamais !, collage de Sonia Viel, Éditions Rafael de Surtis, 2008
Le Martyre de Blandine, photographies de Benoît, Éditions La passe du vent, 2008
Va, respire d’autres lumières. La seconde vie de Rogelia Cruz, Éditions Le bruit des autres, 2008
La traversée du jour, préface de Charles Juliet, Éditions Bérénice, 2010
Un monde à l’envers, avec Ahmed Kalouaz, préface d’Yvon Le Men, Éditions Le bruit des autres, 2010
Crever la route, avec Jean-Michel Platier, dessins de Roxane Maurer, Les Cahiers de l’indocile, 2011