La suspension, probablement temporaire, du mouvement social qui s’est manifesté à travers l’opposition au projet de réforme des retraites du gouvernement ouvre ce que l’on peut appeler la « grande » année électorale. Désormais, il est clair que tous les acteurs vont avoir les yeux rivés sur les échéances de 2012. Cela ne signifie pas que tout se réduise à cette forme de lutte politique. Cependant, pour tenter de prolonger le mouvement social dans ce nouveau contexte il faut tirer les leçons de ce que nous venons de vivre depuis septembre, et se projeter au-delà.
I. Une victoire tactique et une défaite stratégique.
La première leçon est, incontestablement, que si le gouvernement a remporté une victoire tactique contre le mouvement social, il l’a payée d’un prix exorbitant. Cette victoire pourrait se transformer en une défaite stratégique.
Nul ne peut contester que ce mouvement se soit soldé par une défaite tactique. La reprise du travail, dans le secteur pétrolier et dans les ports, le confirme. Cette défaite est en partie due à l’attitude des syndicats qui n’ont pas préparé les travailleurs à la brutalité de ce gouvernement et à l’emploi de la réquisition des travailleurs comme arme pour casser la grève. En dépit des discours des dirigeants syndicaux, il était évident qu’il y avait différentes stratégies à l’œuvre dans le mouvement. De ce point de vue, la CFDT apparaît bien comme le « maillon faible » du front syndical, comme cela fut constaté depuis 1995.
Cette défaite est aussi, pour partie, le produit du poids que commencent à exercer les échéances électorales sur l’opinion. Pourquoi entrer dans une grève longue, aux redoutables conséquences financières pour les travailleurs, quand on pense qu’un changement de majorité est très probable en 2012 ? Pourtant, cette défaite n’a pas entamé la combativité des salariés. En ce sens, le succès du gouvernement est purement tactique.
Tous les éléments qui permettent de penser que l’on est en présence d’une défaite stratégique du gouvernement et du président sont en effet présents. Tout d’abord, la légitimité du mouvement est restée très forte dans l’opinion, même vers la fin de ce dernier. Il est ainsi significatif que les acteurs politiques, de droite, mais aussi de gauche, sortent affaiblis, alors que l’image des syndicats est très largement positive.
Ensuite, l’usage de la force – les réquisitions de travailleurs – ont fait toucher du doigt à une génération de salariés la violence de la lutte des classes. Ce souvenir ne s’évanouira pas. Le sentiment d’une injustice profonde va rester et, avec ce dernier, la volonté de prendre une revanche. Ici, c’est toute une nouvelle génération qui a fait l’expérience de la lutte collective.
Enfin, qui n’a pas constaté l’accumulation des rancoeurs et des griefs contre ce gouvernement et contre le président ? La liste est longue, qui va du bouclier fiscal aux retraites en passant par le népotisme assumé (l’affaire de Jean Sarkozy à l’EPAD) aux multiples preuves de collusion de ce pouvoir avec les plus riches. Ce qui s’est joué dans ce mouvement, c’est la transformation de l’image de Nicolas Sarkozy, d’un président « volontariste », courant d’un incendie à l’autre avec des « solutions », à celle d’un président qui parle mais n’agit pas. Sauf, bien entendu, quand il s’agit de défendre les intérêts d’une classe, voire d’une caste, quand on considère le nombre réel des bénéficiaires de sa politique.
Il reste à analyser un élément important. À l’issue du mouvement, le discrédit ne touche pas que le président et son camp, mais il affecte aussi les principaux responsables du PS. Si près de 68 % des Français ont une opinion défavorable de Nicolas Sarkozy, ils sont près de 55 % à s’exprimer négativement contre Martine Aubry ; les autres dirigeant écopent de scores similaires. Pourtant, on a pu voir les différents ténors du PS participer aux manifestations, qui – elles – ont eu l’assentiment d’une large majorité des Français. D’où vient alors ce qui apparaît comme une incohérence ?
On peut penser que les Français reprochent en fait au PS l’incohérence de ses réponses. Ce ne sont pas les propositions faites au début du mois d’octobre sur le commerce international, la risible conversion au « juste échange » justement dénoncée par Laurent Pinsolle [1], qui pourrait les faire changer d’avis. La régression sociale que nous connaissons depuis des années, et dont la réforme des retraites n’est que l’une des facettes, a trois causes : le libre-échange, la financiarisation de l’économie induite par le refus des contrôles des capitaux et le fonctionnement de la zone euro. Un ancien du PS, passé au Parti de gauche, Jacques Généreux, identifie nettement ces trois causes dans un ouvrage qui vient de sortir [2].
À refuser de prendre à bras le corps les problèmes réels, à vouloir substituer l’accompagnement social (comme on parle d’un accompagnement thérapeutique) du néolibéralisme à la lutte pour la souveraineté et le progrès social, le PS a perdu lui aussi toute légitimité. Il en paye aujourd’hui le prix.
Telle est donc la situation, alors que nous ne sommes plus qu’à quelque dix-huit mois de l’élection présidentielle et des élections législatives. La victoire sur le mouvement n’a fait que nourrir et renforcer l’esprit de résistance, quand ce n’est pas celui de vengeance, voire de haine, à l’égard du pouvoir. Mais, ceci ne profite nullement à l’adversaire prétendument naturel dudit pouvoir. Le PS a décidément trop partie liée au « système » pour prétendre représenter une véritable alternative. Il est cependant possible que, par défaut comme l’on dit en informatique, il finisse par profiter de cet état de fait. À moins que cette situation ne profite a un quelconque démagogue que les grands médias audio-visuels auront indirectement fait germer.
L’issue de la crise ouverte par le mouvement social, et que la victoire tactique du pouvoir n’a pas fermée, dépendra largement de la capacité à faire émerger une véritable alternative.
II. De la nécessaire rupture et de ses risques de dévoiements.
Aujourd’hui plus que jamais, une rupture est nécessaire avec les politiques mises en œuvre à gauche comme à droite depuis le tournant de 1982-1983.
Nicolas Sarkozy s’était fait élire sur ce thème en le dévoyant totalement. Son échec est aujourd’hui patent. Ce ne sont pas les surenchères dans l’européisme ou l’atlantisme qui arriveront à le masquer.
La rupture est nécessaire pour éviter le piège de la déflation européenne qu’organisent tant les apôtres de l’équilibre budgétaire que les partisans d’une gouvernance européenne qui se réduirait à un contrôle sur les dépenses. Or, on sait bien que le plein emploi est la première des variables en ordre d’importance pour l’équilibre du régime des retraites. Toute politique de déflation nous condamne à répéter le scénario dit de la « réforme ».
Ajoutons, ensuite, qu’il y a une grande malhonnêteté à utiliser l’argument de « l’allongement de la durée de vie moyenne ». Compte tenu des différences entre les catégories socioprofessionnelles, la moyenne n’a ici guère de signification autre que mathématique. L’espérance de vie médiane serait un critère déjà plus réaliste. Au-delà, il faudrait ajuster l’age de départ aux conditions de pénibilité telles qu’elles se reflètent dans l’espérance de vie par profession, voire par métier. Tel est le sens de la revendication des syndicats sur la pénibilité, à laquelle le gouvernement a répondu de manière stupide par la notion de « handicap », ce qui ne peut que provoquer une montée des pressions sur les médecins pour accorder les taux de « handicap » requis. Notons encore que l’on va ainsi créer un nombre important de maladies psychosomatiques, qui viendront s’ajouter à celles déjà provoquées par le stress au travail. Quand on sait que dans des pays aux structures relativement comparables à celles de la France (Suède et Suisse) le coût de ces maladies (dites stress-induites) est de l’ordre de 3% du PIB, on voit que l’on n’a fait que déplacer le problème du déficit d’une caisse à l’autre.
La véritable rupture consisterait à mettre en place des « écluses » au niveau des échanges, qu’il s’agisse des droits de douane pour les pays hors UE ou de montants compensatoires pour certains des pays de l’UE, afin de compenser les écarts entre les niveaux de productivité et ceux des salaires globaux (en y incluant les charges). Le libre-échange ne fait qu’organiser la concurrence entre salariés, et entre systèmes sociaux dans le sens du « moins coûtant, moins disant » alors que la véritable concurrence devrait être celle entre les projets entrepreneuriaux. Elle s’accompagnerait du retour à un système de contrôle des capitaux, afin d’éviter les pratiques de concurrence fiscale et l’extension de la financiarisation. Elle se complèterait, pour les pays de la zone euro, de la prise en compte de la différence des régimes d’inflation structurelle, ce qui nous conduirait à passer de la monnaie unique à la monnaie commune, et au retour à la souveraineté monétaire, protégée par le contrôle des capitaux, mais réglementée par une coordination propre justement au régime de la monnaie commune.
Ces mesures ne constitueraient que le début d’une chaîne, une condition nécessaire, mais pas encore suffisante, dont la cohérence ne serait atteinte qu’avec un accroissement des investissements dans le domaine des services publics et des biens collectifs et une véritable politique industrielle menée ici encore dans le cadre d’une coopération interétatique. Il faudrait alors suspendre et réviser une partie des directives européennes. Notons ici qu’en l’absence de mécanismes organisant l’expulsion d’un contrevenant hors de la zone euro ou de l’Union européenne, un gouvernement résolu à la rupture disposerait de marges de manœuvres importantes. Quand on dit « on ne peut pas », c’est en réalité qu’on ne veut pas.
Cependant, il est clair qu’en l’absence d’une alternative clairement constituée, les risques de dévoiements dans de fausses ruptures sont aujourd’hui importants. Pour ne donner qu’un exemple, l’élection d’un Dominique Strauss-Kahn, avec son auréole de directeur général du FMI, serait le type même de « fausse rupture ». La menace de cette candidature, dont on voit bien qu’elle commence dès à présent à être orchestrée dans la presse, est bien réelle. Ceci ne ferait que consolider les tendances déflationnistes actuelles. La pression exercée par les grands médias audiovisuels est importante. Elle crée l’équivalent du framing effect ou « effet de contexte » qui amène, inconsciemment, les individus à changer l’ordre de leurs préférences et, de cette manière indirecte, conditionne leur choix [3].
Il y a deux façons de se prémunir contre pareil dévoiement. La première consiste à ce que les partis de la gauche de la gauche expriment publiquement leurs réticences contre la présence, parmi les candidats, d’un homme qui a présidé à une organisation coupable de répandre la misère et le dénuement dans bien des pays. Dans la mesure où, pour être élu, il faudrait à notre possible candidat rassembler toutes les voix de gauche, une pression même marginale est capable de le faire réfléchir.
Cependant, pareille démarche ne saurait être répétée systématiquement, sous peine de perdre de sa crédibilité et, partant, de son efficacité. La seconde façon consiste à constituer dès à présent et sur la base de la mobilisation que l’on vient de connaître, des Comités d’action et de résistance. Largement ouverts à tous les participants du mouvement social, délibérément unitaires, ces comités pourraient être des structures ayant trois fonctions.
Elles permettraient tout à la fois de sortir militants et sympathisants de leur isolement, qui les rend vulnérables aux campagnes d’opinion et au framing effect ; de continuer à faire vivre la mobilisation en ces longs dix-huit mois qui précèdent les élections ; enfin de servir de caisse de résonance pour la préparation de nouveaux combats. Ces comités peuvent être le moyen de garantir que la nécessaire rupture ne sera pas dévoyée. Ils seraient la meilleure réponse à apporter à la victoire tactique du pouvoir, en indiquant que les salariés sont en mesure d’inscrire leur protestation dans la durée.
III. Légitimité, légalité et démocratie à l’épreuve.
L’une des leçons les plus claires que l’on puisse tirer du mouvement social de ces dernières semaines est qu’il a bénéficié d’une très forte légitimité, chose qui va de pair avec le discrédit qui frappe une bonne partie des élites politiques. Le gouvernement et le président ont voulu opposer à cela la légitimité qu’ils tirent de l’élection. Le conflit de légitimité ne saurait pourtant exister que dans la tête de quelques-uns. Il relève en fait de l’ignorance dans laquelle se trouvent nombre de commentateurs.
L’élection ne garantit pas en effet la légitimité pour la totalité du mandat, ainsi que le prétendent tant les porte- parole du gouvernement que ceux du président. Ceci revient à oublier, ou à ignorer, la différence qui existe entre le « Tyrannus absque titulo » et le « Tyrannus ab exertitio ».
Dans le premier cas, on appelle « Tyran », ou frappé d’illégitimité, celui qui arrive au pouvoir par des voies injustes. Ceci n’est pas le cas du pouvoir actuel, et nul n’a contesté les élections, tant présidentielle que législatives, ni leurs résultats. Mais, et l’on voit ici que la légitimité ne se confond pas avec la légalité, nous avons un second type de « Tyran », celui qui, « arrivé au pouvoir par des voies justes, commet des actes injustes ». Tel est le cas devant auquel nous sommes confrontés aujourd’hui.
De fait, et exprimés en termes modernes, ceci revient à dire qu’un candidat ne saurait, à la veille de son élection, tout prévoir et faire des promesses couvrant la totalité du champ des possibles. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le législateur a, fort justement, proscrit le mandat impératif. Quand le candidat désormais élu doit faire face à des éléments imprévus, ou doit prendre des décisions par rapport auxquelles il ne s’est engagé que de manière très vague, il doit nécessairement faire de nouveau la preuve de sa légitimité, et ne saurait la tenir pour acquise du simple fait de son élection.
Or, sur la question des retraites, nous avons typiquement un débat sur la « justice », qui renvoie aux principes mêmes de notre Constitution, tels qu’ils sont exprimés dans son préambule. Notons, d’ailleurs, que ce débat fut précédé par quelques autres, qui ne plaidaient pas franchement pour le gouvernement. En cherchant à passer « en force », en refusant le débat sur le fond, le pouvoir a été contraint d’exercer des moyens qui, étant dès lors dépourvu de légitimité, sont devenus par eux-mêmes des facteurs de trouble et de désordres. Il se propose désormais de doubler la mise en jetant en chantier le projet d’un nouveau traité européen qui sera probablement appelé à être ratifié en contrebande par des majorités de circonstance. La constitution de ce pouvoir en « Tyrannus ab exertitio » se révèle dans ses actes présents comme dans ses desseins futurs.
Ceci ne fait que révéler la crise de la démocratie que nous vivons de manière particulièrement intense depuis 2005 et qui s’est révélée au grand jour par l’abstention phénoménale lors des élections européennes. Dans une telle situation, les trajectoires que peuvent décrire les mouvements sociaux dépassent, et de très loin, leurs objectifs immédiats. Certains ont remarqué la dimension « anti-Sarkozy » qu’avait revêtu le mouvement. Mais nul ne s’est interrogé sur son origine. Dans ce mouvement s’est exprimée très profondément l’illégitimité du pouvoir et le refus de cette illégitimité par le peuple.
La Tyrannie appelle alors la Dictature. Ce mot ne doit pas être ici entendu dans son sens vulgaire, qui en fait un synonyme du premier, mais bien dans son sens savant. La Dictature est en effet une partie intégrante de la Démocratie. Il s’agit de la fusion temporaire des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) dans le but de rétablir les principes de la démocratie. C’est bien un pouvoir d’exception, mais dans le cadre des principes de l’ordre démocratique.
Il faut donc poser la question de savoir si, pour rétablir la démocratie, et par là la souveraineté du peuple, compte tenu des dérives que nous connaissons depuis certaines années, il ne nous faudra pas en passer par l’exercice de la Dictature. Cette dernière n’aurait alors pas d’autres buts que de rétablir dans son intégralité les principes de notre Constitution, tels qu’ils sont inscrits dans son préambule où l’on affirme le principe d’une République sociale. Quand j’ai évoqué, il y a quelques semaines, la possibilité de gouverner par l’article 16 pour mettre entre parenthèses certains des traités qui font obstacle à l’accomplissement des principes contenus dans le préambule de notre Constitution, je ne pensais pas à autre chose.
Il est certes possible que l’on puisse éviter encore d’y avoir recours, et que l’on puisse sauver notre démocratie si malade et si mal traitée. Mais, ce sera par la combinaison des formes actuelles avec une organisation permanente d’une partie de la population dans les Comités d’action et de résistance et par le recours, sur des questions précises et avec un libellé clair, au référendum.
Cependant, plus nous avançons et nous éloignons des principes de la démocratie et plus la dictature apparaîtra comme la seule issue qui nous reste possible. Tel est, aussi, l’enjeu de ces dix-huit mois qui nous séparent des échéances électorales de 2012.
4 novembre 2010
Jacques Sapir est directeur d’études à l’EHESS et directeur du CEMI-EHESS
[1] L. Pinsolle, « Le juste échange du PS : un alibi », sur Marianne 2, le 10 octobre 2010.
[2] J. Généreux, La Grande Régression, Le Seuil, Paris, 2010.
[3] Les lecteurs trouveront l’explication des mécanismes du « framing effect » dans J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siècle, Odile Jacob, Paris, 2005, chapitre I.