Depuis quelques années, je me sens en délicatesse avec l’Italie, un vrai chagrin d’amour. Longtemps je lui ai tout pardonné, nonobstant Mussolini, la Mafia, et l’influence du Vatican. Vous me direz que ce n’est pas tout à fait la même chose, encore que, je compte sur vous pour faire le tri. Mais c’est aussi le pays d’Europe où on lit le moins, où le foot et les courses automobiles excitent le plus les passions, où la télévision est la plus calamiteuse, où règne depuis des lustres un clown priapique encore plus vulgaire que… Allons, pas de noms.
Et puis, et puis… Le fait date de quelques semaines, mais il ressemble presque déjà à un événement historique. Le 12 mars dernier, à l’opéra de Rome, on donnait une représentation de Nabucco de Giuseppe Verdi, dirigé par Riccardo Muti. Bien sûr, vous savez que Nabucco est de Verdi, mais maintenant que nous sommes lus aussi sur Internet, vu le niveau de certains courriers, il convient assurément de préciser. Dans Nabucco, on entend le « Va pensiere », chœur des esclaves opprimés. Ce fut aussi en France, c’est peut-être encore, l’hymne du Front National pour ses meetings hautement culturels, bel exemple de récupération crapoteuse. Passons.
Riccardo Muti témoigne : « Au moment où les gens ont réalisé que le « Va pensiero » allait démarrer, le silence s’est rempli d’une véritable ferveur. On pouvait sentir la réaction viscérale du public à la lamentation des esclaves qui chantent : « O ma patrie, si belle et perdue ! » A l’issue du chant, le public applaudit de longues minutes et demande un bis, ce qui se voit rarement. Réponse de Riccardo Muti : « Je n’ai plus 30 ans et j’ai vécu ma vie, mais en tant qu’Italien qui a beaucoup parcouru le monde, j’ai honte de ce qui se passe dans mon pays. Donc j’acquiesce à votre demande de bis pour le « Va pensiero » à nouveau. Ce n’est pas seulement pour la joie patriotique que je ressens, mais parce que ce soir, alors que je dirigeais le Chœur qui chantait « O mon pays, beau et perdu », j’ai pensé que si nous continuons ainsi, nous allons tuer la culture sur laquelle l’Italie est bâtie. Auquel cas notre patrie serait vraiment « belle et perdue ».
Muti a demandé à tout le public, debout, de chanter avec le Chœur qui, debout lui aussi, applaudissait à tout rompre. Pour l’Italie, pour sa culture, contre un gouvernement qui s’ingénie à la détruire. Un beau moment de résistance, peut-être d’intelligence collective, cela peut arriver même s’il convient de se méfier des coups de fièvre émotionnelle. Quelques importants faisaient quand même un peu la tronche, hésitaient à chanter. Berlusconi était dans la salle. Les obligations du pouvoir vous contraignent de fréquenter de drôles d’endroits de perdition. On aimerait bien savoir s’il a compris qu’il se passait quelque chose, le début d’un mouvement de fond, comme une insurrection de la culture et de la beauté, ces petites choses fluettes et fragiles, méprisées par les pignoufs à courte vue.
Chronique parue dans Témoignage Chrétien. Avril 2011.
Voir également sur ce sujet Actualité de Verdi.