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Entretien avec Domenico Losurdo
Par Valère Staraselski

Le philosophe et historien italien Domenico Losurdo était présent à la fête de l’Humanité 2007, invité par la Fondation Gabriel Péri. Il a pu notamment s’exprimer à l’occasion d’une rencontre au Village du livre, animée par Valère Staraselski.

Valère Staraselski. Eu égard à la mission de la Fondation Gabriel Péri - espace politique de recherche et de confrontation qui entend contribuer à l’élaboration d’idées novatrices à gauche et au renouvellement du travail de mémoire - les travaux de Domenico Losurdo, tout au moins ceux accessibles dans leurs publications en langue française, trouvent toute leur place, pour ne pas dire qu’ils occupent une des toutes premières places. Nous dirons de Domenico Losurdo qu’il n’est pas un intellectuel médiatique mais un intellectuel fondamental. Ceux qui considèrent que le combat émancipateur, l’humanisme, le communisme ne sont pas choses vaines, ne peuvent de mon point de vue faire l’économie de la connaissance de ses travaux depuis une vingtaine d’années. Je citerai Heidegger et l’idéologie de la guerre, Gramsci, du libéralisme au communisme critique, Fuir l’histoire, Le révisionnisme en histoire. Pour ceux qui ne vous connaissent pas, vous êtes professeur de philosophie de l’histoire à Urbino en Italie, vous êtes aussi un militant communiste, mais peut-être pouvez-vous compléter cette présentation...

Domenico Losurdo : Je suis professeur de philosophie en Italie, mais je suis mal à l’aise pour me présenter car je souffre d’une crise d’identité : d’un côté je suis un philosophe, j’ai étudié beaucoup la philosophie allemande (pas seulement Marx mais aussi Hegel, Kant, Heidegger, Nietzsche), mais de l’autre dans la deuxième partie de ma vie, j’ai étudié surtout l’histoire politique du libéralisme. J’ai notamment écrit une histoire critique du libéralisme - le livre n’est pas traduit en français - et j’ai essayé de faire un bilan historique de l’époque contemporaine, à partir de la Révolution américaine et de la Révolution française jusqu’à la Révolution d’octobre et aux révolutions contre le colonialisme et contre l’impérialisme. J’ai essayé de mêler dans ma recherche l’approche philosophique - parce que j’étudiais les grands philosophes - et une approche d’historien, en traçant un bilan historique du 19e et du 20e siècle contraire à l’idéologie officielle.

Valère Staraselski : J’ajoute que lorsqu’on lit vos ouvrages, on rencontre un auteur d’une très grande rigueur, un auteur qui a à la fois une approche analytique et synthétique mais aussi un auteur assez iconoclaste dans sa perception de l’histoire, mais aussi iconoclaste par rapport la façon dont les communistes abordent leur histoire, nous y reviendrons.
Je propose que l’on aborde trois thèmes : la Révolution française et le principe d’égalité universelle, le concept d’homme qu’elle porte, parce que vous partez de là ; ensuite le totalitarisme, notamment ce que vous dites du livre d’Hannah Arendt, Origine des totalitarismes, dont vous faites une lecture magistrale dans vos articles et ouvrages ; enfin, ce qui nous intéresse tous ici, le communisme, parce que vous avancez des idées tout à fait nouvelles, qui prennent à rebrousse-poil la culture communiste d’aujourd’hui.
Sur la Révolution française, dans un article que vous avez fait paraître pour le bicentenaire en 1989, dans la revue La Pensée, vous citez cette phrase d’Hanna Arendt : "La Révolution française se termina par un désastre tandis que la Révolution américaine se termina par le succès le plus triomphant". Et vous réfutez cette analyse.

Domenico Losurdo : Oui et nous pouvons partir des faits. Avant la Révolution française, la Révolution américaine disait vouloir affirmer le principe de l’égalité entre les hommes. Mais quel a été le développement de la Révolution américaine ? Tout le monde sait que les Peaux rouges ont été exterminés. Nous pourrions dire que c’est quelque chose qui n’est pas important, je ne crois pas bien sûr, mais alors parlons des Noirs. Si nous prenons les premières décennies de l’Etat qui surgit de la Révolution américaine, presque tous les présidents des Etats-Unis étaient propriétaires d’esclaves : Washington, Jefferson, l’auteur de la Déclaration d’indépendance, Madison, un des principaux auteurs de la Constitution des Etats-Unis. Et, tout le monde le sait, l’esclavage a duré aux Etats-Unis jusqu’à la fin de la guerre de Sécession, c’est-à-dire 1865. Mais même après l’abolition formelle de l’esclavage, tout le monde ne le sait malheureusement pas, le régime de White Supremacy, comme on dit en américain, c’est-à-dire de la suprématie blanche, l’Etat racial n’a pas disparu aux Etats-Unis. Dans les années 60 du 20e siècle, il y avait encore beaucoup d’Etats des Etats-Unis où les rapports sexuels et matrimoniaux entre Blancs et Noirs étaient un crime. Cela veut dire que l’Etat racial a duré longtemps.
Quant à la Révolution française tout le monde sait qu’elle a provoqué la grande révolution des esclaves noirs à Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti, avec Toussaint Louverture. Il s’agit du premier Etat du continent américain à avoir aboli l’esclavage. Ensuite, l’esclavage a été aboli dans presque toute l’Amérique latine par Bolivar. Or, on ne sait pas assez que Simon Bolivar, lorsqu’il a organisé la révolution contre les Espagnols, est allé à Haïti, a parlé avec les nouveaux dirigeants d’Haïti qui avaient aboli l’esclavage et qu’Haïti a beaucoup aidé Simon Bolivar.
Donc pourquoi faudrait-il considérer la Révolution française comme un échec alors qu’elle a fait avancer le principe d’égalité ?

Valère Staraselski : Vous citez à cet égard Condorcet qui dit en substance que, du point de vue de l’égalité, les Américains n’ont pas réussi. Vous citez également les propos de Théodore Roosevelt : "Je ne vais pas jusqu’à croire que les bons Indiens sont les Indiens morts mais je crois qu’il en est ainsi pour 9 sur 10 d’entre eux. D’ailleurs je ne voudrais pas non plus examiner trop à fond le dixième." Quant à Benjamin Franklin, il écrit en 1790 : "S’il entre dans les desseins de la Providence d’extirper ces sauvages pour faire de la place aux cultivateurs de la terre, il me semble probable que le rhum est l’instrument approprié. Celui-ci a déjà anéanti toutes les tribus qui habitaient précédemment la côte". Vous expliquez aussi comment Edmund Burke, cet homme d’Etat anglais qui va être le grand pourfendeur de la Révolution française, est lu et repris par les nazis dans les années 30 : "Quant aux raisons politiques de la popularité d’Edmund Burke dans l’Allemagne de l’époque", (donc l’Allemagne nazie), "c’est Spengler qui en fournit la meilleure explication, en louant Burke d’avoir déconstruit la figure de l’homme en tant que tel, une figure que l’éminent protagoniste de la Kriegsidéologie (l’idéologie de la guerre), et de la révolution conservatrice estime affectée de vacuité et où il croit discerner un certain nombre de traits répugnants : L’humanité, dit-il, c’est soit un concept zoologique, soit un mot vide". Donc, les réactionnaires et les hitlériens s’appuyaient sur ceux qui ont commencé à attaquer dans la Révolution française cette idée même de principe universel d’égalité entre les hommes.

Domenico Losurdo : Si nous voulons examiner le progrès de ce principe, nous devons prendre en considération les deux grandes révolutions, la Révolution française et la Révolution d’octobre.
Pour le comprendre, on peut réfléchir à un petit détail significatif. Dans les années 30 du 20e siècle, le mot racisme avait encore une signification positive. Beaucoup de gens étaient fiers d’être racistes, parce que le racisme était synonyme d’évaluation scientifique de la réalité. C’était le positivisme. Et c’est surtout la Révolution d’octobre qui a commencé après la Révolution française, à développer un concept universel d’homme. Le premier grand opposant aux idéaux de la Révolution française s’appelle Edmund Burke. C’est un Anglais et un libéral, qui est toujours célébré comme le père fondateur du libéralisme. Burke essaye de déconstruire le concept universel d’homme de deux façons. D’abord en disant qu’il n’y a pas de sens à parler des droits de l’homme en tant que tels : il dit qu’il préfère parler des droits de l’Anglais. Au principe français révolutionnaire des droits de l’homme, il oppose le principe des droits de l’Anglais. En second lieu, au plan international, il oppose les peuples civilisés aux peuples barbares.

J’ajoute que si l’on s’en tient à l’Europe, lorsqu’il parle des travailleurs, il utilise une catégorie prise à l’Antiquité classique qui est très significative parce qu’elle désignait alors l’esclave. Pour travailler la terre, aux côtés de l’instrumentum mutum (la charrue), il y avait l’instrumentum semivocale (le boeuf) et enfin l’instrumentum vocale, c’est-à-dire l’esclave. Burke parle des travailleurs salariés en utilisant l’expression latine instrumentum vocale, c’est-à-dire un instrument de travail qui a la particularité de parler, mais un instrument ! Donc, il déconstruit le concept universel d’homme.
La réaction européenne et même le nazisme ont souvent fait référence à Burke. Burke - disent précisément les auteurs réactionnaires et nazis - a eu le mérite de déconstruire le concept universel d’homme, l’idée d’égalité, cette folie qui va de la Révolution française à la Révolution d’octobre. Dans ce contexte j’évoquerais Spengler, un auteur réactionnaire très important, qui n’a pas seulement critiqué ce concept. Après la Révolution d’octobre, qui appelle les peuples coloniaux à se révolter pour conquérir l’égalité, Spengler déclare à peu près : "avec la Révolution d’octobre, la Russie ne fait plus partie du monde blanc, les bolchéviques sont hommes de couleur comme les Noirs et comme les peuples coloniaux". On peut en conclure que Spengler avait très bien compris le rôle de la Révolution française et de la Révolution d’octobre dans la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme.

Valère Staraselski : Pour passer au second volet de notre échange, je relève que vous écrivez dans Heidegger ou l’idéologie de la guerre : "Reste que l’on ne peut comprendre les chambres à gaz sans le procès de dégénérescence idéologique qui les précède, c’est-à-dire la destruction du concept universel d’homme dont Mein Kampf est le point culminant". Cela m’amène à la question du totalitarisme. Dans un article publié dans Actuel Marx en 2004 et intitulé Pour une critique de la catégorie de totalitarisme, vous évoquez ce qu’écrit Rosenberg en 37 - Rosenberg, celui qui a écrit « Sang et or », à qui répondra Politzer, pendant la guerre, avec la brochure Révolution et contre-révolution au XX° siècle sur le thème "non, le communisme n’est pas le national-socialisme". "La question noire" écrit Rosenberg en 37 "est, aux Etats-Unis, au centre de toutes les questions décisives, et une fois que le principe absurde de l’égalité a été annulé pour les Noirs, on ne voit pas pourquoi on ne devrait pas en tirer les conséquences nécessaires aussi pour les Jaunes et les Juifs". C’est Günther un autre auteur allemand qui dit, après la conquête du pouvoir par les nazis : "l’Allemagne a aussi beaucoup à apprendre des mesures nord-américaines, ils connaissent leur affaire". C’est Rosenberg toujours qui exprime son admiration pour l’auteur américain Lothrop Stoddard à qui revient le mérite d’avoir forgé le premier le thème d’Untermensch, (sous-homme), qui figure déjà en 1925 comme sous-titre de la traduction allemande du livre paru à New York trois ans auparavant. En ce qui concerne la signification du terme qu’il a forgé, Stoddard indique qu’il sert à désigner la masse de « sauvages et de demi-sauvages » à l’extérieur ou à l’intérieur de la métropole capitaliste, qui sont de toute façon « incapables de civilisation et ennemis incorrigibles de celle-ci » et avec lesquels il faut procéder à un règlement de comptes. « Aux Etats-Unis comme dans le monde entier, il est nécessaire de défendre la suprématie blanche contre la marée montante des peuples de couleur. Le bolchévisme est un renégat, ce traitre à l’intérieur de notre camp qui par sa propagande insidieuse a atteint non seulement les colonies mais les régions noires des Etats-Unis elles-mêmes ».

En fait, selon vous, le totalitarisme tel que nous l’entendons aujourd’hui serait une construction idéologique bien pratique pour les conservateurs, pour éviter que l’on voie l’essentiel ?

Domenico Losurdo : Ma thèse est que la catégorie de totalitarisme est utilisée d’une façon idéologique. On peut dire avec raison que l’Union soviétique comme l’Allemagne nazie étaient fondées sur la dictature d’un parti unique et dans ce sens nous pouvons bien sûr faire une comparaison. Mais il nous faut ajouter que la dictature d’un parti unique a existé ou existe dans beaucoup de pays avec des régimes politiques et sociaux tout à fait différents, comme le Vietnam d’Hô Chi Minh, l’Egypte de Nasser ou la Turquie d’Atatürk. Cette catégorie se focalise sur quelque chose qui n’est pas essentiel parce que le parti unique était un instrument que le fascisme et le nazisme ont utilisé. Mais si nous nous interrogerons sur le contenu, alors je crois d’avoir donné une interprétation nouvelle du nazisme.
La première question que nous devons nous poser est celle-ci : pouvons-nous expliquer le nazisme en partant seulement de l’Allemagne ? La réponse est non : le nazisme a toujours eu l’ambition d’hériter et de radicaliser la tradition coloniale. Nous ne pouvons pas comprendre le nazisme sans la tradition coloniale. Si nous lisons Hitler, c’est très clair. Par exemple, lorsqu’il parle de la conquête de l’Europe de l’Est, il la compare à la conquête de l’Ouest par les Blancs dans l’Amérique. Il parle des habitants de la Pologne ou de l’Union soviétique comme des indigènes, des Peaux rouges qui doivent être expropriés de leurs terres : ceux qui ne sont pas exterminés doivent travailler comme esclaves ou semi-esclaves. Hitler veut construire un empire continental, c’est-à-dire un empire contigu à l’Allemagne, de la même façon où les Blancs avaient construit un empire continental aux Etats-Unis, auxquels il fait une référence permanente.
Mais il y a une démonstration très simple, si nous nous demandons quelles sont les catégories fondamentales du nazisme. Je crois que la plus fondamentale de toutes est la catégorie d’Untermensch, de sous-homme, parce que cette catégorie est la déconstruction, la dénégation du concept universel d’homme. Les sous-hommes étaient destinés ou à être esclaves au service de la race des maîtres ou à être exterminés.

Mais la catégorie d’Untermensch, de sous-homme, est-elle d’origine exclusivement allemande ? Non, le résultat de la recherche est une surprise, le terme allemand est seulement la traduction de l’américain under man. Et Rosenberg, le chef idéologue du IIIe Reich, le dit explicitement : l’auteur américain Lothrop Stoddard a le mérite d’avoir découvert la catégorie d’under man. Or, Lothrop Stoddard était un auteur célébré par les présidents américains Harding et Hoover. Bien sûr, lorsque Lothrop Stoddard parlait de under man, sous-homme, il pensait surtout aux Noirs, aux Peaux Rouges et même aux abolitionnistes radicaux, c’est-à-dire aux Blancs qui voulaient éliminer l’esclavage ou l’Etat racial.
Pour pouvoir comprendre concrètement le nazisme, on doit prendre en compte sa première ambition d’hériter de la tradition coloniale et de la radicaliser jusqu’au point de la considérer valable même pour l’Europe de l’Est. Hitler le dira clairement : à l’Ouest contre la France, contre l’Angleterre, nous combattons d’une certaine façon, c’est-à-dire nous devons combattre ceux qui sont comment dire... les concurrents, tandis qu’à l’Est de l’Europe, ce sont les peuples coloniaux. Et les peuples coloniaux comme dans toute la tradition coloniale sont ou expropriés ou exterminés, comme les Peaux Rouges, ou doivent devenir les esclaves de la race des maîtres, comme les Noirs.

L’autre catégorie fondamentale pour comprendre le IIIe Reich, c’est celle d’Etat racial. Hitler le dit souvent, il veut construire un Etat racial. La notion d’Etat racial a une signification précise. Ce n’est pas seulement l’existence du racisme dans la société civile, ce n’est pas seulement l’ensemble des préjugés raciaux présents dans une société. L’Etat racial est un Etat qui établit des discriminations entre les races, un Etat dans lequel la position juridique de l’individu dépend complètement de son appartenance ou de sa classification raciale. C’est cela l’Etat que Hitler veut construire. Et si nous nous interrogeons sur le précédent de cet Etat racial, on trouve seulement deux précédents, l’Afrique du Sud, bien sûr, qui était déjà un Etat racial et les Etats-Unis, essentiellement le sud des Etats-Unis. Et l’Afrique du Sud elle-même avait pris comme modèle le sud des Etats-Unis.
D’ailleurs, Alfred Rosenberg lui-même fait référence tantôt à l’Afrique du Sud tantôt au sud des Etats-Unis. Sa thèse était : les Etats-Unis ont eu le grand mérite historique d’avoir inventé l’Etat racial, c’est la grande idée du futur. Et Rosenberg ajoute qu’il faut appliquer cette idée en Allemagne non seulement contre les Noirs mais aussi contre les Juifs. Je signale qu’il y avait en Allemagne un petit nombre de mulâtres. C’était un résultat du passage des troupes françaises d’occupation qui comprenaient des troupes africaines. Ils étaient appelés avec mépris les bâtards du Rhin et ils furent contraints de subir la stérilisation, avec pour finalité d’empêcher le métissage racial de l’Allemagne.

Pour résumer, le colonialisme et l’idée d’Etat racial jouent un rôle fondamental chez Hitler, le colonialisme est l’Etat racial, et nous ne pouvons comprendre Hitler sans tenir compte de la tradition coloniale et de l’idéologie raciale qui préexistaient.

Valère Staraselski : Tout ce dont nous parlons maintenant, la Révolution française, le principe universel d’égalité, la construction du totalitarisme à partir du livre d’Hannah Arendt paru en 1947, dont les deux tiers sont consacrés à l’impérialisme anglais et à l’Occident et simplement le dernier tiers à l’Allemagne hitlérienne et à la Russie soviétique, c’est pour en venir à aujourd’hui. De la même manière qu’un peuple sans mémoire est un peuple sans défense, je dirais qu’un parti sans mémoire est un parti sans défense. Or, la lecture de vos ouvrages, notamment Fuir l’histoire ou Gramsci, du libéralisme au communisme critique, a comme effet celui d’un réveil placé dans une soucoupe avec des pièces pour être sûr de bien se réveiller. Je parle là des communistes parce que votre livre Fuir l’histoire a pour sous-titre Essai sur l’autophobie des communistes.
Vous écrivez dans ce livre "Dans sa rigueur et même dans son radicalisme, l’autocritique exprime la conscience de la nécessité de faire ses comptes jusqu’au bout avec sa propre histoire, l’autophobie est une fuite lâche devant cette histoire et devant la réalité, de la lutte idéologique et culturelle toujours brûlante. Si l’autocritique est le présupposé de la reconstruction de l’identité communiste, l’autophobie est synonyme de capitulation et de renonciation à une identité autonome". N’est-ce pas un peu sévère ça, pour les communistes ?

Domenico Losurdo : Je suis pour l’autocritique la plus impitoyable, je l’ai déjà dit. Pourquoi l’autophobie, la haine de soi, la honte de leur histoire, qu’éprouvent beaucoup de communistes, n’ont-t-elles pas de sens ? Je vais maintenant parler en tant qu’historien et je vous appelle à réfléchir avec moi par exemple sur l’histoire de la démocratie. Avec ce terme démocratie, nous pouvons entendre beaucoup de choses, mais tout au moins, tout le monde est aujourd’hui d’accord que nous pouvons parler de démocratie s’il y a le suffrage universel, c’est-à-dire que chaque individu peut participer aux élections et peut même être élu sans discrimination de sexe, de classe et de race.

D’où cette question : pouvons-nous comprendre l’avènement de la démocratie sans la contribution des communistes ? Comme historien, je réponds non. Je m’explique. La Révolution d’octobre a contribué à éliminer les trois grandes discriminations : contre les pauvres, contre les femmes, contre les races soi-disant inférieures.

Prenons la première : la discrimination contre les pauvres, la discrimination censitaire. Cette discrimination censitaire était dépassée en France mais dans un pays classique de tradition libérale, l’Angleterre, cette discrimination censitaire était encore présente au moment de la Révolution d’octobre. Les couches les plus pauvres étaient encore exclues du droit électoral, et pour ce qui concerne la Chambre Haute, la Chambre des Lords, on sait qu’elle était le monopole de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie. Cela vaut même pour l’Italie libérale avant l’avènement du fascisme. Donc, pour ce qui concerne le dépassement de la discrimination censitaire, ce dépassement dans beaucoup de pays, par exemple l’Angleterre, s’est fait avec la contribution du mouvement communiste.
Prenons la deuxième grande discrimination, la discrimination contre les femmes. Tout le monde sait qu’avant la Révolution russe les femmes ne jouissaient pas des droits électoraux. Entre février et octobre, la révolution russe est la première révolution qui établit le principe que les femmes doivent accéder aux droits politiques, un principe qui n’avait pas été reconnu par les libéraux. Et pour cette raison, en février, la révolution russe est déjà considérée par Gramsci comme une révolution prolétaire.
Prenons enfin la troisième grande discrimination, la discrimination raciale. Dans ce cas, la contribution de la Révolution d’octobre, celle du mouvement communiste a été décisive. D’abord parce que presque toute la planète était la propriété privée des grandes puissances impériales et impérialistes. Et même à l’intérieur des Etats-Unis, on le sait, les Noirs ne pouvaient pas voter. Dans mes livres, je cite un épisode significatif. Nous sommes dans l’année 1952 aux Etats-Unis. Dans les écoles, les transports, il y a encore la discrimination raciale, il y a un recours à la Cour Suprême. On invite la Cour Suprême à déclarer l’inconstitutionnalité des lois de discrimination, de ségrégation contre les Noirs dans le sud des Etats-Unis. Comme la Cour Suprême américaine a des doutes, l’administration Truman, en l’occurrence le ministre de la justice des Etats-Unis, lui écrit en substance : "Vous devez absolument déclarer l’inconstitutionnalité des lois qui établissent la ségrégation contre les Noirs, qui établissent la discrimination contre les Noirs sinon cela va profiter à l’Union soviétique et au mouvement communiste dans le tiers-monde et dans le monde colonial". Il y a là la reconnaissance que le défi de l’Union soviétique et du mouvement contre le colonialisme a joué un rôle décisif, notamment pour le dépassement de la discrimination raciale dans l’Occident et dans son pays-guide, les Etats-Unis.

Nous ne pouvons donc pas comprendre l’avènement de la démocratie sans la contribution des communistes. De plus, aujourd’hui, par démocratie nous entendons aussi les droits économiques et sociaux, c’est-à-dire le droit à la santé et le droit à l’éducation, etc., etc. A ce propos, je voudrais citer un auteur célèbre, Hayek, qui a été prix Nobel pour l’économie et qui était le conseiller économique du Président américain conservateur et réactionnaire Reagan. Il polémique farouchement sur ce thème : les droits économiques et sociaux, écrit-il, sont l’invention ruineuse de la révolution marxiste. Cette critique est l’éloge le plus éloquent qu’on puisse faire de la Révolution d’octobre.

Valère Staraselski : S’agissant de ce bilan, vous ne masquez pas du tout les faits, y compris la terreur en Union Soviétique, que vous abordez longuement. Mais il y a un autre aspect que je veux relever. Vous citez Fidel Castro qui dresse un bilan assez significatif de la défaite du socialisme "réel" et du mouvement communiste. "Nous socialistes, dit-il, nous avons commis une erreur en sous-évaluant la force du nationalisme et de la religion". Vous dites de votre côté, dans votre Gramsci, que la première erreur a porté sur la nation. C’est vrai que c’est presque devenu un gros mot de parler de la nation et que depuis 20 ans la droite et l’extrême-droite l"ont repris à leur compte alors que le mouvement communiste a été, de mon point de vue, assez faible sur ce plan.
Autre réflexion fondamentale, celle qui porte sur l’Etat. Vous citez Gramsci qui dit : "il n’existe pas de société, sinon dans un Etat source et fin de tout droit et de tout devoir qui est une garantie de permanence et de succès pour toute activité sociale". Gramsci ne se borne pas à mettre en doute ou à reformuler la thèse de l’extinction de l’Etat, donc de Marx, d’Engels, il ajoute "dans la dialectique des idées, c’est l’anarchie qui continue le libéralisme, non le socialisme" en effet "toute la tradition libérale est contre l’Etat" et "la concurrence est l’ennemi implacable de l’Etat." Donc, nation, religion, Etat, vous dites qu’il serait peut-être temps que les communistes remettent les pendules à l’heure et commencent à réinvestir ces notions-là pour les retravailler.

Domenico Losurdo : D’abord un rapide éclairage historique. 1948, la rupture entre l’Union soviétique et la Yougoslavie. 1956, invasion de la Hongrie par l’Union soviétique. 1968, invasion de la Tchécoslovaquie. 1969, presque la guerre entre l’Union soviétique et la Chine. 1979, guerre entre le Cambodge et le Vietnam, entre le Vietnam et la Chine. Il y a quelque chose de commun entre ces crises qui ont provoqué le discrédit du mouvement communiste, du socialisme réel. Je crois que c’est la question nationale. On avait l’illusion qu"après l’écroulement du capitalisme, les rapports entre les nations qui faisaient référence au socialisme, seraient des rapports simples, alors même que ces rapports sont complexes. Le socialisme donne des conditions plus favorables pour établir l’amitié entre les nations mais l’Etat national, la nation est toujours un individu et il y a des problèmes de rapports entre les individus.
Je crois que nous devons rappeler que Lénine aimait faire référence à la thèse d’Hegel selon laquelle l’universel n"est véritablement universel que s’il est en mesure de respecter les particularités. Lénine y voyait une formule magnifique pour ce qui concerne l’internationalisme : l’internationalisme n’est pas l’effacement de la particularité nationale, l’internationalisme est un universalisme qui est en mesure de respecter les particularités tout comme l’universalisme entre les hommes et les femmes n’est pas le mépris de la différence ou négliger la différence, mais le respect de la différence. Nous devons avoir une vision de l’universel plus mûre.

S’agissant maintenant de la question de l’Etat, quelle a été une des tragédies de l’Union soviétique ? Après la fondation de la Russie soviétique, il y a eu débat entre ceux qui voulaient établir une constitution et ceux, nombreux, qui considéraient la constitution comme une idée bourgeoise parce que constitution implique Etat et que l’Etat est destiné à disparaître. Cette idée de disparition de l’Etat n’a pas développé la démocratie. Au contraire, je pense qu’elle a été un obstacle au développement de la démocratie.

Quelque chose de semblable s’est passé pendant la Révolution culturelle en Chine : l’idée d’une liberté établie par la loi a été combattue comme quelque chose de formel et au nom de l’idée que les lois et l’Etat sont destinés à disparaître.

Pour comprendre la tragédie qui a empêché le développement de la démocratie dans l’Union soviétique, nous devons tenir compte de deux facteurs. Le premier facteur fut l’état d’exception, c’est-à-dire la lutte, la guerre ouverte ou latente de l’impérialisme contre l’Union soviétique, facteur que nous ne devons jamais oublier. L’autre facteur c’est une vision messianique de la société post-capitaliste. Cette vision messianique, cette « utopie abstraite », a prolongé et rendu plus aigu l’état d’exception. Cela m’amène à une réflexion générale sur le marxisme : pourquoi l’idée de disparition de l’Etat n’est-elle pas convaincante ? D’abord, les formulations utilisées par Marx sont diverses. Parfois Marx parle de disparition de l’Etat, parfois il parle de disparition de l’Etat dans sa forme politique actuelle. Ce sont deux formulations tout à fait différentes. Donc, il y a déjà des doutes chez Marx et chez Engels. Et Marx s’interroge également sur les fonctions de l’Etat bourgeois ? Il en voit deux : d’une part celle d’un Etat de classe, dans le but d’établir la dictature et l’exploitation de la classe privilégiée contre les classes opprimées, d’autre part, « l’autre fonction, écrit-il, est la garantie réciproque entre les individus de la classe dominante ».
Avec la disparition du capitalisme, je peux admettre le dépassement de la première fonction de l’Etat, l’exploitation et l’oppression des classes exploitées par la classe dominante. Mais pas celui de la deuxième fonction, la garantie réciproque entre les individus, dans ce cas non plus les individus de la classe dominante mais les individus de la société unifiée, de l’humanité unifiée.

Donc, la question des garanties réciproques entre les individus demeure et Gramsci est un penseur important parce qu’il l’a compris. A son propos, je veux relever un fait significatif. Immédiatement après la victoire de la Révolution d’octobre, polémiquant avec les bourgeois qui dénigraient Lénine et les bolchéviques, il déclare que Lénine et les bolcheviques ont surtout eu le mérite de sauver la nation russe d’une crise épouvantable. Et savez-vous dans quel terme il parle de Lénine ? Il voit en lui « le plus grand homme d’Etat du 20e siècle ». Gramsci avait parfaitement raison.
Gramsci fait même une autre considération. Pour lui, le lien de la domination, le lieu de l’oppression n’est pas seulement, et pas essentiellement, l’Etat, mais la société civile. Je veux citer à ce propos le Manifeste du parti communiste. Lorsque Marx parle de l’usine capitaliste, il dit que dans l’usine capitaliste il y a le despotisme du maître contre les ouvriers, ce despotisme qui ne se développe pas seulement ou pas surtout au niveau de l’Etat, se développe au niveau de la société civile. Lorsque l’Etat anglais, l’Etat bourgeois anglais est contraint par la classe ouvrière anglaise à prendre des mesures pour limiter la durée de travail dans les fabriques, le travail des enfants, le travail des femmes, que disaient les propriétaires de usines ? Ils disaient que l’Etat ne devait pas se mêler dans cette affaire privée, ils disaient même que les bureaucrates qui étaient envoyés, les dirigeants, les inspecteurs qui étaient envoyés par l’Etat étaient comme les jacobins.

Et Gramsci fait enfin une autre considération fondamentale. Il dit que la société civile est elle-même une forme d’Etat. Donc, même si nous imaginons l’absorption de l’Etat dans la société civile, cette dernière est déjà une forme d’Etat. Si nous prenons par exemple les choses les plus terribles qui se sont passées aux Etats-Unis contre les Noirs et contre les Peaux-Rouges, les mesures les plus terribles avant d’être prises par l’Etat ont été prises par la société civile sous l’hégémonie des propriétaires d’esclaves ou des propriétaires fonciers qui voulaient déposséder les Peaux-Rouges.

En même temps que je polémique contre l’autophobie, contre la haine de soi des communistes, que je revendique la grandeur universelle du mouvement qui a commencé avec la Révolution d’octobre, je dis que nous devons nous rénover. Si nous prenons la vision que Marx a de la société communiste, il y a la disparition de l’Etat, il y a la disparition de la nation, la disparition de la religion, peut-être la disparition du marché, et il y avait beaucoup de marxistes qui évoquaient la disparition de l’argent. Selon moi, il y a la disparition de trop de choses ! C’est une vision messianique, utopique, que nous devons critiquer et le grand mérite d’Antonio Gramsci, je le répète, a été de penser une émancipation radicale, très radicale, qui cependant n’est pas la fin de l’histoire. Tel est mon programme théorique politique.

Valère Staraselski : Avant de lui laisser le mot de la fin, je vais auparavant me permettre de me citer en remerciant encore une fois la fondation Gabriel Péri et Michel Maso son directeur, qui ont permis que Domenico Losurdo dont la renommée est internationale, qui est invité encore bientôt à La Sorbonne, vienne rencontrer les militants communistes, le public de la fête de l’Humanité. Dans un éditorial de la revue en ligne Vendémiaire (1), j’écrivais ceci "les ouvrages de Domenico Losurdo sont autant de cheminements d’intelligence politique vive, autant de moments d’encouragement et de réassurance qui conduisent le lecteur à l’espoir, en même temps qu’à la réflexion pour sortir du cadre infernal dans lequel les conformismes de droite et de gauche les plus stupides et ânonnants entendent enfermer l’humain une fois pour toutes. Ses ouvrages sont résolument modernes, enfin de l’air. Domenico Losurdo est la preuve vivante que les grandes figures intellectuelles existent bel et bien, lisez-le et faites-le lire, c’est en soi un acte politique". Domenico Losurdo, si vous aviez un message à transmettre aux militants communistes français, qu’est-ce que vous pourriez leur dire ?

Domenico Losurdo : peut-être n’ai-je pas l’autorité pour lancer un message, mais peut-être avez-vous déjà compris qu’en tant communiste, mais pas seulement, en tant que philosophe et historien, je vais combattre, continuer à combattre l’idéologie dominante. Parce que l’idéologie dominante, c’est une manipulation de l’histoire, et une manipulation de l’histoire qui est un obstacle au processus d’émancipation. Et de l’autre côté, je crois que nous devons repenser le processus d’émancipation.

(1) Vendémiaire numéro 24, Soyons modernes, lisons Losurdo !

A lire sur le site :

https://lafauteadiderot.net/Domenico-Losurdo-penseur-du-communisme


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