« Le 30 janvier 1933 est le jour où Hitler est devenu chancelier mais également celui où un enfant de 15 ans et sa petite soeur ont dû quitter leur école ». En d’autres termes, quelle est la part de l’autobiographie dans votre travail ?
Il y a évidemment un élément subjectif assez fort, du simple fait que j’ai vécu comme « spectateur engagé » la plus grande partie de ce « court siècle ». De plus, mon livre est élaboré moins à base de littérature, de documents ou d’archives que de choses vues, de conversations, d’expériences. Il me semble que cela donne à l’« oeil analytique » de l’historien une dimension supplémentaire.
Vous êtes né l’année de la révolution d’Octobre.
Mais pas à Moscou, en Egypte ! Il est vrai que le hasard même de ma naissance peut illustrer l’« âge des empires », qui est le titre d’un de mes ouvrages. Ma mère est issue d’une famille bourgeoise juive de Vienne. Pour son bac on lui a offert un voyage en Egypte. Mon père, fils d’immigrés, est anglais et vient d’une famille beaucoup plus pauvre. Il a dû aller chercher un emploi dans" l’Empire britannique, en Egypte justement. Mes parents se sont donc rencontrés là, juste avant la Première Guerre. Ils se sont mariés en Suisse, à Zurich, mais n’ont pu ensuite rentrer ni en Autriche ni en Angleterre, pays belligérants. Ils sont donc retournés en Egypte, où je suis né. Puis ma mère a eu la nostalgie de son pays, et nous avons déménagé à Vienne. J’étais encore un bébé.
A Vienne, lycéen, vous intéressiez-vous déjà à la politique ?
Je n’étais pas très politisé. Mais on ne pouvait pas échapper à la politique, ni à l’atmosphère nationaliste, antisémite. Je dois dire que je n’en ai pas souffert. En Autriche, j’étais anglais, et non juif : pendant toute ma jeunesse, j’ai été traité comme un représentant des « gagnants » de la Première Guerre. Il est probable qu’à l’époque je me sois déjà déclaré socialiste ou social-démocrate. Mon père est mort en 1929, quand j’avais 12 ans, et ma mère quand j’en avais 14. J’ai donc rejoint une autre partie de la famille, fixée à Berlin. C’est à Berlin que j’ai vraiment pris des positions politiques. Il était impossible de ne pas le faire : c’était quelques années avant l’arrivée de Hitler, avant l’heure, pour moi, de l’exil.
Vous entrez au Parti communiste.Cet engagement a -t-il conditionné vos premiers travaux ?
Il a conditionné tout simplement mon intérêt pour l’histoire ! En Autriche, en Allemagne et même en Angleterre, l’enseignement de l’histoire dans le secondaire n’était pas vraiment excitant. Quand j’étais au lycée à Berlin, je me déclarais déjà communiste, mais je ne manifestais aucun intérêt pour l’histoire. Un jour un professeur m’a posé des questions et m’a dit :« Vous êtes un ignorant, allez donc à la bibliothèque et consultez quelque chose. » Eh bien, j’y ai trouvé le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, ainsi que Socialisme utopique, socialisme scientifique d’Engels. Et ça, ça inspire ! Ce fut pour moi la grande découverte. Et cela a été probablement déterminant, plus tard, dans le choix de l’histoire comme champ professionnel. Et dans ma fidélité au marxisme.
Cette fidélité dure encore aujourd’hui ?
C’est, au fond, une fidélité à quelque chose comme la conception matérialiste de l’histoire. En tant que base d’un travail historique, je continue à croire que c’est essentiel. Quelques modifications sont certes nécessaires. Pour certaines époques, l’idée que la dynamique de l’histoire dépende avant tout du changement de la base productive est probablement peu utile. Mais, pour l’époque de la croissance du capitalisme, de sa conquête du monde, il me semble qu’elle demeure la méthodologie la plus utile, et qu’elle donne à la recherche, disons un ordre de priorité. Quant au reste du marxisme, j’ai beaucoup plus de réserves. Dans l’analyse économique de Marx, il y a certaines choses géniales, mais il en est d’autres, par exemple la théorie de la valeur-travail, qui à mon avis ne sont pas valables. Je crois qu’il faut ôter au marxisme son élément utopique et messianique. Mais si vous me demandez : est-il légitime de vous appeler marxiste ?, je dis somme toute oui, simplement par fidélité à un maître qui a joué un rôle énorme dans mon travail. Cela ne veut pas dire une fidélité dogmatique à quoi que ce soit.
Ce qui a assis votre réputation d’historien, c’est que vous prenez toujours en compte des éléments dits « subalternes », le jazz, les bandits, Hollywood, le sport.
J’ai en effet travaillé sur les rebelles, les dissidents, et même fait un petit livre sur l’orchestre de Count Basie, en comparant, sur le thème de la création et de la joie, orchestre et équipe de football. Pour la « grande histoire », j’ai toujours essayé d’explorer ce qui se passe « au-dessous » des grands événements et des grandes décisions. Je ne dis pas que cela ait des liens organiques avec le marxisme, mais avec la gauche oui, parce qu’il semble logique qu’un homme de gauche s’intéresse au peuple commun, tente de voir comment les petites gens ont vu l’histoire et quel rôle ils y ont joué. Cela a d’ailleurs une certaine importance historique, au sens où, avant la Révolution française, il est difficile de savoir ce qu’est le « peuple », ou ce qu’on peut appeler les « masses laborieuses ». Ces « masses » n’ont pas joué un rôle très actif ni régulier dans l’histoire. Ce n’est qu’à partir de la société bourgeoise qu’il devient nécessaire de tenir compte tous les jours de ce qu’elles pensent, de savoir comment se forment leurs façons de voir le monde. C’est pourquoi j’ai essayé d’introduire cette nouvelle dimension dans le champ conventionnel de l’histoire des mouvements sociaux.
Vous avez divisé le siècle en trois grandes époques : une « ère des catastrophes », de 1914 aux suites de la Deuxième Guerre mondiale, un « âge d’or », de 1950 à 1975, et une nouvelle phase de « débâcle », qui va de 1975 à 1991 et au-delà. Avec un peu de recul, corrigeriez-vous cette périodisation, que certains historiens ont contestée ?
On peut certes faire commencer le siècle en 1900 et le faire finir en l’an 2000 ! Une date initiale est toujours un peu arbitraire, mais il ne me semble pas que 1914 le soit. Ce qui pose problème, c’est la dernière phase. Il est certain qu’elle a commencé après le « virage » de 1973 ! quand a pris fin l’« âge d’or » de la croissance économique et des extraordinaires transformations sociales ! mais on ne sait si elle est arrivée à son terme, en tous cas il m’était impossible de le savoir quand j’ai publié le livre, en 1994. C’est pourquoi j’ai choisi pour ainsi dire comme date finale l’écroulement de l’Union soviétique ! mais je suis d’accord pour dire que c’est aussi une date arbitraire.
Pensez-vous que le siècle a été dominé par deux totalitarismes équivalents ?
Ce siècle a été et n’a pas cessé d’être barbare, plus barbare en un sens que tous les siècles antérieurs. Et la barbarie, il n’y a pas moyen de la défendre. Ce que je n’accepte pas, néanmoins, c’est précisément de donner la responsabilité de cette barbarie générale à un côté ou à un autre. Prenons par exemple le XVIIe siècle, barbare lui aussi. Si on regarde les choses aujourd’hui, est-ce qu’il est juste de dire que les guerres de religion, les catastrophes de la guerre de Trente Ans, les guerres espagnoles, les guerres de Louis XIV, etc. sont de la responsabilité soit des catholiques soit des protestants, d’assigner toute la responsabilité à un pays, à une idéologie, au roi de France, au pape ou à l’hérésie ? On ne peut pas faire ici ce que font avocats et procureurs dans un tribunal. Ce n’est pas comme ça que les choses se passent, et se comprennent.
Il est courant de dire que le siècle a été dominé par deux totalitarisme, le nazisme et le stalinisme, et de les faire équivaloir. Qu’en pensez-vous ?
On ne peut pas isoler Hitler ou Staline d’un siècle qui a vu quelque chose comme deux cent millions d’êtres humains tués. Ajoutez Hitler, ajoutez Staline, et il vous reste encore pas mal de choses. Évidemment, il faut condamner toutes les intentions meurtrières, toutes les politiques qui ont conduit à des massacres. Mais le véritable problème ne se pose pas ainsi. Rétrospectivement, regardant le XVIIe siècle, il est possible de dire : toutes ces guerres ont été en pure perte, elles n’ont servi à rien. Mais un contemporain, engagé dans les grandes affaires du XXe siècle, peut-il dire la même chose, que tous nos massacres n’ont servi à rien ? Il est impossible pour moi de croire actuellement que lutter contre le fascisme, contre Hitler, n’était pas nécessaire, ne valait pas la peine, et qu’il n’eût pas fallu combattre parce que dans cette lutte sont morts des millions de gens. Cette question de la « rétrospection » est épouvantable pour un historien.
Vous n’avez pas répondu à la question de savoir si l’on peut « identifier » nazisme et stalinisme ?
Il est impossible de défendre ce qui s’est passé en URSS à l’époque de Staline. Savoir si Staline a trucidé plus ou moins de gens que Hitler n’est pourtant pas le plus important. Les phénomènes, pour inacceptables qu’ils soient tous deux, ne sont pas de même nature. Certaines ressemblances existent : ce sont des mouvements antilibéraux, antidémocratiques, autoritaires, dictatoriaux. Mais ce sont des dictatures appartenant à différentes traditions intellectuelles et qui ont eu des objectifs et des fins différents. L’objectif du communisme, même du pire communisme, a été universaliste. Celui du fascisme nationaliste, raciste, a été d’exclure de l’humanité une grande partie d’êtres humains, qui avaient le seul tort d’être. Le communisme n’a pas été génocidaire. Bien que Staline ait expulsé des peuples, il n’était pas dans son dessein de les éliminer totalement parce qu’ils existaient. Le parallélisme supposé entre la guerre contre une classe et la guerre contre une race n’a pas de sens historique. Il faut évidemment dénoncer les catastrophes auxquelles a conduit la Russie soviétique, mais ne pas oublier que le goulag doit beaucoup à la décision d’industrialiser avec du travail forcé. Si on demande de construire une industrie du nickel en Arctique, il n’est pas possible de le faire sans le travail forcé. Avec le recul, on voit bien que le coût humain en a été insupportable, aussi insupportable que l’esclavage. Mais ce n’est pas la même chose qu’une politique systématique de génocide ou d’exclusion de l’humanité idéale d’une partie de l’humanité.
Un regard sur l’avenir ?
Un regard à la fois optimiste et pessimiste. Optimiste dans la mesure où, si l’humanité a pu survivre au XXe siècle, elle survivra à tout ! Aujourd’hui, il y a trois fois plus d’hommes dans le monde qui vivent mieux, qui ne meurent pas comme ils mouraient avant, qui ont plus de chances de vie, etc. En ce sens, je crois à quelque chose comme le progrès, même si le prix payé, au XXe siècle, en a été très fort. Mais je suis aussi pessimiste, puisque je crois que le capitalisme, la machine qui fait marcher le monde, porte vers la destruction de toutes sortes de sociétés, ou de socialités, connues dans le passé. Les théologiens du libre marché, formés dans les business schools, nous disent bien que toutes les motivations anciennes sont mortes, les droits, les devoirs, la fidélité, les liens" et que seule subsiste la maximisation des avantages de l’individu. A mon avis, même le capitalisme ne peut fonctionner de cette façon-là. Je crois que des possibilités de rétablir un certain contrôle existent : si elles ne sont pas utilisées, alors l’avenir sera, me semble-t-il, assez noir. Il est très difficile pour quelqu’un de ma génération d’imaginer une société qui soit basée sur l’incertitude permanente, la précarité, la poursuite du bénéfice individuel et rien de plus. Il y avait jadis l’alternative « socialisme ou barbarie ». Eh bien, on n’a pas eu le socialisme.
Entretien réalisé en octobre 1999 par Robert Maggiori pour Libération
L’intégralité de l’entretien sur Liberation.fr.