Derrière un titre en deçà de la richesse du propos, Marc Michel s’efforce en fait de casser des clichés éculés, « les Africains ne sont pas capables de modernité », « les relations entre Africains et Européens n’ont été que violence à sens unique », « l’Afrique ne s’est pas défendue », ou encore l’idée d’Afrique de la tradition comme « Afrique authentique ». Il s’agit donc de réfuter le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, en juillet 2007, mais aussi toutes les simplifications de ce que fut le processus de colonisation, dont l’auteur montre à la fois la violence et la complexité.
L’ouvrage ne se présente pas comme un manuel mais comme une succession de récits où l’auteur fait revivre soldats, explorateurs, commerçants, missionnaires, roi, chefs, esclaves, tirailleurs...
Les surprises sont nombreuses pour le non-initié. On découvre ainsi que s’esquissa au XIXème siècle une bourgeoisie africaine (commerçante ou de fermiers producteurs de cacao par exemple) qui fut évincée par l’avancée de la colonisation dans la deuxième partie du siècle, ou encore que le ressort « humaniste » qui joua d’abord dans les campagnes contre l’esclavage imposa ensuite une sorte de « droit d’ingérence » avant l’heure : « les missionnaires se crurent investis d’un « devoir de civilisation » au spectacle de situations insupportables. Par exemple, les sacrifices humains des « coutumes » au Dahomey particulièrement effroyables à l’occasion des funérailles du roi Glelé, en 1860 ».
S’agissant du rôle de l’Eglise, l’alliance du sabre et du goupillon fut toutefois plus contradictoire qu’on ne le retient en général. Des évêques demandaient aux missionnaires de se « dépouiller de l’Europe » , « faites-vous Nègres avec les Nègres », d’étudier les langues « indigènes » (à l’image de l’Instruction de la Propagande de 1659 recommandant de ne pas introduire chez les Chinois « nos pays, mais la foi »). « Mais, peu à peu, la convergence d’intérêt entre la mission et l’État colonial l’emporte sur la mésentente » au point que des missionnaires furent parfois engagés dans un rôle d’intermédiaire. Cependant, « dès le début du XXème siècle, les convertis se comptaient par dizaines de milliers partout en Afrique. Du point de vue des Africains, le succès tenait aussi au fait qu’ils avaient su se saisir de ce christianisme importé, qu’ils se le sont appropriés et y ont vu un instrument de contestation. Mais l’essentiel est qu’en définitive ils n’ont pas « choisi » entre la Bible et le fétiche ; ils ont ajouté l’une à l’autre ».
Avec le travail forcé, longuement évoqué, école et santé figurent, selon Marc Michel, parmi les « piliers sur lesquels les colonisateurs s’efforcent le plus vite possible de fonder la tutelle européenne ». Ce n’est qu’en 1899, que le français ne devint langue d’enseignement obligatoire. Auparavant, envoyé enseigner à Saint-Louis, Jean Diard avait élaboré une pédagogie élémentaire en wolof et « c’est plutôt sous la pression des habitants de Saint-Louis et de Gorée que la pédagogie du religieux s’infléchit vers le français ». Si la médecine occidentale fut longtemps « une sorte de médecine d’émigration, réservée aux blancs », cela « ne pouvait durer, ne serait-ce qu’en considération des dommages que les maladies causaient à la colonisation elle-même, en lui ôtant une main d’œuvre trop rare ». Mais « à la veille de la Grande Guerre, l’AOF (Afrique Occidentale Française) ne disposait que de 140 médecins et 163 aides médicaux et infirmiers africains (1 pour 80.000 habitants) ».
La Première Guerre mondiale marqua une rupture nouvelle : « les sociétés colonisées d’Afrique sortirent à la fois déstabilisées et encore plus contrôlées qu’avant de la période de guerre ».
D’abord par la « production forcée », avec les « réquisitions de produits réclamées pour l’effort de guerre, essentiellement des oléagineux, arachides et palmistes, également des céréales, viandes, peaux ». « En AOF, le système de réquisition des produits et des porteurs mis la quasi-totalité des populations au service de la mère-patrie », mais avec peu de résultats, « les stocks constitués ne pouvant être évacués faute de fret » et du fait du faible rendement des récoltes, celui-ci « étant fonction non du climat mais de prix payés à la récolte précédente », selon un gouverneur.
Ensuite par la mobilisation d’hommes, qui n’allât pas sans heurts, comme la révolte de 1916 férocement réprimée, comme le montre l’auteur tout en précisant qu’il s’agissait « de réduire les insurgés à l’obéissance, non d’exterminer les populations dont on attendait justement des soldats ». Au front « les pertes furent énormes » mais « au delà de la cruauté de tels chiffres, il faut se rendre compte que ce pourcentage est exactement le même que celui des « fantassins métro », hormis au Chemin des Dames en 1917 et surtout devant Reims en 1918 ». Au retour dans les villages, les blessés de guerre, abandonnés, subirent un sort dramatique. Quant aux soldats démobilisés, ils « furent souvent mal considérés par l’opinion parce que « riches », « bien vêtus comme les Blancs » ; anciens esclaves, ils contestaient leurs chefs ».
Au total, pour Marc Michel, « la Première Guerre mondiale accentue une racialisation des représentations de l’autre », dont relèvent les propos d’Albert Sarrault appelant à « développer les races indigènes en qualité et en quantité », tout comme l’image du « Noir bouffeur de Boches », qui trouva évidemment son pendant négatif outre-Rhin. C’est cependant après la Première Guerre mondiale que la mesure des crânes et des faciès fut abandonnée en France, Georges Hardy, directeur de l’école coloniale déclarant : « on n’a plus le droit de traiter les Indigènes comme des animaux-machines ».
L’attitude de la population française face à la colonisation n’est pas le sujet de l’ouvrage. On ne peut cependant s’empêcher de relever les paroles du discours de Victor Hugo commémorant en mai 1879 l’abolition de l’esclavage : « Allez, peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. A qui ? A personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la... Versez votre trop plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez les prolétaires en propriétaires... Allez, faites ! ».
En refermant le livre, on se dit que la colonisation de l’Afrique est décidément une période bien mal connue. Merci à Marc Michel d’avoir réduit quelque peu notre ignorance.
Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire. 1830-1930. Marc Michel. Editions Perrin, 2009.
Professeur à l’université de Provence, Marc Michel a publié notamment une biographie de Gallieni, L’Appel à l’Afrique (1914-1918), et Décolonisations et émergence du tiers monde.