Les 24, 25 et 26 février 1941 se déroulent, à Amsterdam et dans plusieurs villes des Pays-Bas, des événements uniques dans l’histoire de la Seconde guerre mondiale : des grèves contre les arrestations et les exactions dont sont victimes les Juifs de la part des Allemands et du parti fasciste local, le Mouvement national-socialiste aux Pays-Bas (NSB).
Célébrée chaque année devant le monument au docker - De Dokwerke -, une statue située face à la synagogue portugaise, sur la Jonas Daniël Meijerplein, une place du Jodenbuurt l’ancien quartier juif d’Amsterdam, la Februari staking, - grève de février – a été lancée par le Parti communiste des Pays-Bas (en néerlandais : Communistische Partij Nederland, CPN).
Depuis l’invasion des Pays-Bas, le 10 mai 1940 et la fuite à Londres de la reine Wilhelmine et du gouvernement, l’administration du pays a été confiée par Hitler à Arthur Seyss-Inquart, Commissaire du Reich, qui sera condamné à mort à Nuremberg en 1946 et et exécuté. Aussitôt des mesures anti-juives sont prises. Les forces collaboratrices néerlandaises du Nationaal-Socialistische Beweging in Nederland et leurs milices du Weerbaarheidsafdeling tenaient le haut du pavé. En février 1941 elles organisèrent une série de provocations antisémites dans différents quartiers d’Amsterdam, notamment à Jodenbuurt.
Cependant, la jeunesse juive s’était organisée en véritable autodéfense, avec le soutien, souvent, de jeunes Hollandais non juifs. S’ensuivirent des affrontements et la mort d’un nazi néerlandais. Le 19 février, une unité du Sicherheitspolizei und Sicherheitsdienst (Sipo et SD), services de police allemande, fut prise dans une embuscade et aspergée d’ammoniaque, alors qu’elles intervenaient dans la boutique du glacier « Koco », tenue par des immigrants juifs allemands, Alfred Kohn et Ernst Cahn. Les deux hommes furent arrêtés. Le premier mourra en prison peu après son arrestation, le second sera fusillé le 3 mars. Le peloton d’exécution était commandé par l’Untersturmführer…Klaus Barbie, le futur « boucher de Lyon ».
L’affaire du « Koko » fut le prétexte d’une vaste rafle le samedi 22 février, au Waterlooplein, un marché juif, et à la Jonas Daniël Meyerplein 425 jeunes Juifs furent violemment arrêtés. Ils périront plus tard dans les camps de par la suite envoyés aux camps de concentration de Buchenwald et Mauthausen.
La rafle provoqua l’indignation de la population d’Amsterdam. Le 24 février, les communistes organisèrent un rassemblement illégal, place Noordermarkt, dans le quartier du Jordaan, alors très ouvrier. Des centaines de personnes y prirent part. Wilhelm Kraan, un paveur, qui sera fusillé en novembre 1941 et Piet Nak, un éboueur appelèrent à la grève pour le lendemain. Un « manifeste aux travailleurs d’Amsterdam », fut rédigé sous la conduite du secrétaire du CPN, Lou Jansen, qui sera arrêté et fusillé en 1943. « Staakt ! Staakt ! Staakt ! » proclame le tract qui fut ronéoté dans la nuit - « Grève ! Grève ! Grève ! ». Des papillons furent rédigés, collés ou distribués comme celui-ci :
« Organisez dans toutes les entreprises des grèves de protestation !
Luttez tous ensemble contre la terreur !
Exigez la libération immédiate de tous les Juifs arrêtés !
Exigez la dissolution des groupes terroristes de la W.A. !
Organisez dans les établissements et usines l’auto-défense ouvrière !
Soyez solidaires avec la partie juive, durement éprouvée, du peuple travailleur !
Sauvez les enfants juifs de la brutalité nazie et accueillez-les dans vos familles !
Utilisez à bon escient la force énorme de votre action solidaire ! »
Une militante, Coba Veltman l’avait tapé sur sa machine à écrire, aujourd’hui exposé au Resistance Museum Amsterdam, et tourné sur la ronéo que le Parti lui avait procurée. Le 26 février, deuxième jour de la grève, Coba Veltman fut arrêté et condamnée à 6 mois de prison par la Gestapo. Quinze mois après avoir purgé sa peine, elle fut de nouveau arrêtée et déportée, en juin 1942, au camp de concentration de Ravensbrück duquel, fort heureusement elle réchappa.
Le 25 février, le personnel du tramway, le service de l’assainissement et le service des travaux publics entrèrent les premiers dans la grève. Harry Verhey, conducteur de tramway, avait vingt-trois ans à l’époque : « Nous savions tous qu’il y avait eu des rafles les 22 et 23 février. Les passagers en parlaient dans le tramway, prudemment bien sûr. Ils étaient terriblement choqués. On avait tous le sentiment qu’il fallait réagir, que l’on ne pouvait pas les laisser faire comme ça (…). A la remise des tramways, le groupe du Parti communiste se rassemblait et, là, on parlait d’une grève contre les rafles.(…) . Ce fut organisé très rapidement, les Allemands n’en ont pas eu vent par leurs indicateurs. (…) On a donc discuté de l’organisation concrète de cette grève. Il fallait commencer par les tramways : s’ils ne sortaient pas, les gens comprendraient vite qu’il se passe quelque chose. Alors, très tôt le matin, à 4 heures, on est allé convaincre les collègues, déjà sur les rames qui emmenaient le personnel vers les remises (…). La direction des tramways nous menaçait et, une fois arrivés aux remises, il a parfois fallu se coucher sur les rails pour empêcher les rames de sortir. Après ces débuts, tout allait mieux. Les fonctionnaires, les dockers, les bureaux, les lycées, tout le monde sortait dans la rue. Les yeux brillaient, on était moins triste, car, au moins, on agissait. Je n’ai jamais eu peur. J’étais tellement pris par la colère... ». [1]
Harry Verheij n’était pas encore membre du CPN, il y adhéra après la grève et entra dans la clandestinité. Élu au Comité centrale en 1946, il fut élu à plusieurs reprise au conseil municipal d’Amsterdam et Echevin (premier adjoint) de 1968 à 1978. Outre Harry, les communistes Willem Kraan, Piet Nak. van Nimwegen, N. Klein, W. Kalf furent actifs dans les dépôts des trams.
Aux tramways, aux services de nettoyage municipaux, s’ajoutent dès la matinée du 25 février, les chantiers navals du Nederlandsche Scheepsbouw Maatschappij, du Nederlandse Dok Maatschappij, Kromhout et Verschure ; les usines d’aviation Fokker ; les docks, les usines de gaz et d’électricité.
Presque toutes les grandes et petites usines, ateliers et bureaux se vidèrent. L’arrivée des grévistes aux ferries IJ donna lieu à une joyeuse rencontre joyeuse : on chanta des chants révolutionnaires.
Vers midi, la grève fut générale à Amsterdam, Haarlem, Weesp, Utrecht, Hilversum et d’autres localités de la Hollande du Nord prévenues de la grève par téléphone. La population témoignait de sa solidarité. Des cortèges de manifestants se formèrent, se dirigèrent vers le centre de la ville.
Dans l’après midi, apparurent dans les rues les premières patrouilles allemandes. Des chocs avec des ouvriers, accompagnés par une foule de sympathisants, se produisirent sur le Rokin, une des principales avenues d’Amsterdam. Les Allemands tirèrent sur la foule. Dans plusieurs endroits, des tramways furent renversés, formant barricades. A 16 heures, le bourgmestre invita les grévistes à reprendre le travail sous peine de licenciement immédiat.
Les Allemands dirigèrent sur Amsterdam et sa région trois bataillons de l’Ordnungspolizei et un bataillon du 4e régiment SS — Totenkopf (tête de mort).
Le lendemain, 26 février, les grèves reprirent, mais la pression des Allemands et de l’administration, dirigée par eux, devint de plus en plus sensible. Les manifestations continuèrent : 300 000 personnes défilèrent dans les rues d’Amsterdam ; de nouvelles barricades surgirent. Mais la riposte allemande fut de plus en plus vigoureuse. On déplora 9 morts et 45 blessés. De nombreuses arrestations furent effectuées. Le communiste Josep Eijl fut arrêté au moment où il distribuait l’appel à la grève « Protestez contre les horreurs de la persécution antijuive ». Il sera fusillé, sur la plaine de Waalsdorponderdelen , 13 mars 1941, avec ses camarades Hermanus Coenradi et Eduard Hellendoorn, ouvriers aux usines d’aviation Fokker et 15 résistants du groupe De Geuzen (les gueux), tout premier réseau de résistance aux Pays-Bas.
L’exécution de ces 18 hommes inspira au poète Jan Campert qui sera lui-même déporté et mourra à Neuengamme, « Het lied der achttien doden » - « Le chant des dix-huit morts » : « nous étions dix-huit en nombre/ aucun ne verra le soir ».
Outre les grévistes exécutés, une soixantaine d’ouvriers furent déportés.
Le 1er mars, la ville d’Amsterdam se vit infliger une amende de quinze millions de gouldens, Hilversum deux millions et demi, Zaoudam un demi-million. Le 5 mars, les bourgmestres d’Amsterdam et de Zaoudam, le Dr W. de Vlugt et M. J. int’Veld, furent destitués. Celui de Hilversum, Von Bonninghausen, membre du parti N.S.B., devint commissaire du gouvernement.
Les grèves de février 1941 n’empêchèrent pas le fonctionnement inéluctable de la machine d’extermination nazie. Comme ailleurs, en France par exemple, les mesures d’exclusion des Juifs préludèrent en Hollande, aux mesures d’extermination massive notamment en 1942. Plus des deux-tiers des Juifs des Pays-Bas disparurent entre 1941 et 1945.
« Les grèves de protestation de février 1941 — ne pouvait avoir, dans la situation donnée, de conséquences pratiques appréciables. Mais l’immense valeur morale de ce geste lui confère une importance qu’on ne saurait méconnaître », écrit l’historien Jacques Sabille. Pour lui « Les événements dramatiques de février 1941 méritent d’être étudiés avec une attention toute particulière. Car ils ne sont pas seulement de grande importance pour l’histoire générale de l’Europe sous la croix gammée, mais aussi pour celle du mouvement ouvrier au vingtième siècle (…) Les ouvriers néerlandais se sont montrés fidèles à la noble tradition du socialisme humanitaire qui veut que la cause ouvrière soit celle de tous les persécutés, qu’elle se confonde avec la défense de la justice et de la liberté ». [2]
La Grève de février fut la première dans l’Europe occupée. Elle fut suivie par la grève générale en Belgique et dans le nord de la France en mai 1941, la grève générale à Oslo en Norvège en septembre 1941, celle au Luxembourg en août 1942.
« Seule la classe ouvrière est restée dans sa masse fidèle à la patrie profanée », affirmait François Mauriac. On pourrait ajouter : à la patrie et à l’internationalisme.
Article paru dans l’Humanité Dimanche. 2021.
[1] Cité par Thijs Berman, L’Humanité du 6 Janvier 1998
[2] Sabille Jacques, « La population des Pays-Bas devant la terreur anti-juive de l’occupant Allemand. (Les grèves de protestation de février 1941) », Le Monde Juif, 1950/3 (N° 29). URL : https://www.cairn.info/revue-le-monde-juif-1950-3-page-4.htm